Affaires

Catégorie: Essais

« (…) on peut trom­per une fois mille per­sonnes (…),
mais on ne peut pas trom­per mille fois mille per­sonnes. »
(Émile, alias Sam Kar­mann, dans le film
d’Alain Ber­be­rian ‹ La Cité de la peur ›, 1994)

Vieilles affaires

Il y eut l’affaire finan­cière fran­çaise de la Com­pa­gnie uni­ver­selle du canal inter­océa­nique du Pana­ma, qui se sol­da par la faillite de celle-ci et par l’arrêt des tra­vaux. Il y eut l’affaire poli­tique Drey­fus, fran­çaise aus­si, qui se sol­da par l’acquittement de l’officier homo­nyme, accu­sé de col­lu­sion avec l’ennemi. Il y eut l’affaire amé­ri­caine dite de Sac­co et Van­zet­ti, sociale et poli­tique, qui se sol­da par l’exécution de ces deux immi­grés ita­liens, soup­çon­nés de meurtre. Il y eut les pro­cès poli­tiques sovié­tiques de Mos­cou, qui se sol­dèrent par l’élimination des diri­geants com­mu­nistes Bou­kha­rine, Kame­nev et Zino­viev. Il y eut l’affaire Rosen­berg, amé­ri­caine, éco­no­mique et poli­tique, qui – suite à la convic­tion d’espionnage des époux du même nom – se sol­da par leur élec­tro­cu­tion. Il y eut l’affaire stra­té­gique des mis­siles de Cuba, dite aus­si de l’avion espion, affaire sovié­tique et amé­ri­caine, qui faillit se sol­der par une guerre ato­mique. Il y eut l’affaire de Chap­pa­quid­dick, morale, poli­tique et encore amé­ri­caine, qui modi­fia la car­rière du der­nier des frères Ken­ne­dy. Il y eut l’affaire ita­lienne des mani pulite, aus­si finan­cière et juri­dique que poli­tique, qui se sol­da par l’assassinat de deux juges et par l’ascension poli­tique d’un troisième.

Finan­cières, poli­tiques, morales, éco­no­miques, juri­diques, sociales, amé­ri­caines, fran­çaises, ita­liennes, sovié­tiques – il y eut toutes sortes de grosses affaires. Mais là, si on pou­vait dire, c’était le bon vieux temps.

Sérieu­se­ment, au bon vieux temps, il y avait de vraies affaires, de vrais lésés, donc de vrais plai­gnants. Il y avait de vrais incul­pés, de vrais soup­çons, de vraies magouilles, de vraies menaces, de vraies accu­sa­tions et de vrais argu­ments. Les dénoue­ments – heu­reux ou pas – étaient donc néces­sai­re­ment vrais. Tout le monde, bon ou mau­vais, fai­sait son tra­vail : les truands, les poli­ciers, les finan­ciers, les magis­trats, les mili­taires. Et tout cela avait un grand avan­tage, car sous l’impact de sujets aus­si forts, les socié­tés créaient illi­co des camps pour ou contre (sauf en urss, où il n’y avait qu’un seul camp). Pour chaque camp donc, c’était noir et blanc, ou blanc et noir, ce qui atti­sait les pas­sions et, sou­vent, per­met­tait aux diri­geants de cana­li­ser les pré­oc­cu­pa­tions des gens vers ces évé­ne­ments, en les maî­tri­sant – les pré­oc­cu­pa­tions, donc les gens. Mais, sur­tout, ceci était pos­sible parce qu’on savait à quoi s’en tenir : les ban­quiers, les com­mu­nistes, les patrons, les poli­tiques (qui étaient tous des méchants), les immi­grés, les juges, les Noirs, les poli­ciers (qui étaient tous des bons), ne lais­saient pas de place au doute. Les thèmes étaient aus­si très nets : cor­rup­tion, cupi­di­té, meurtre, misère, trahison.

Ces der­niers temps, il devient en revanche évident que les grosses affaires ne sont plus vraies, tout comme les vraies affaires ne sont plus grosses. Alors, comme à l’époque du scoop, les petites affaires ne font pas recette, on s’intéresse aux grosses, donc aux fausses. En tous les cas, qu’il s’agisse de vraies ou de fausses affaires, en tant que plus pré­cieux leviers de pro­pa­gande depuis l’arsenal uti­li­sé lors de la guerre froide, l’opinion publique et la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale doivent être nour­ries. C’est ain­si qu’apparurent les affaires pha­rao­niques – et les pro­cès inhé­rents – avec les­quelles les socié­tés sont à notre époque tenues en éveil.

Nouvelles affaires

Il y a l’affaire dite du tabac aux États-Unis.

À par­tir de 1994, 90% des États fédé­raux – amé­ri­cains – mena­cèrent les cinq prin­ci­paux fabri­cants – amé­ri­cains – de ciga­rettes d’ouvrir des actions devant la jus­tice – amé­ri­caine – en leur récla­mant des dom­mages et inté­rêts au nom de tant de fumeurs – amé­ri­cains – lésés par cette rou­tine nocive. Selon le com­pro­mis qui, en 1998, a mis fin à la pro­cé­dure, les fabri­cants incri­mi­nés acce­ptèrent de ver­ser à ces États une somme de 208 mil­liards de dol­lars, éche­lon­nés sur 25 ans. His­to­ri­que­ment, ce fut la plus lourde sanc­tion finan­cière jamais édic­tée, appli­quée et endossée.

Cela dit, le fait que fumer n’est pas le pro­duit d’un devoir ou d’une contrainte, mais résulte d’un libre choix fait par quelqu’un de consen­tant et capable de dis­cer­ner, bien que sou­vent jeune et agis­sant par pure sin­ge­rie, n’a pas pesé lourd dans cette affaire, pas plus que le fait que ce mal n’est pas le mono­pole des seuls citoyens amé­ri­cains des États fédé­raux plai­gnants, ou encore que ce ne sont pas les Amé­ri­cains qui ont inven­té ce vice, ou alors qui l’ont dis­tri­bué, géné­ra­li­sé, pro­mu. Du moins ne sont-ils pas les seuls. N’a pas pesé lourd non plus le fait que, de par le monde, tant d’autres fumeurs s’adonnent à cette habi­tude, que d’autres fabri­cants ali­mentent. Et il est cer­tain que, du Laos au Maroc et de la Pologne au Chi­li, d’autres fumeurs meurent aus­si des effets de leurs habi­tudes taba­giques, comme d’ailleurs, aux quatre coins du monde, tant d’alcooliques meurent des suites de leur vice liquide, sans que cela inquiète outre mesure les fabri­cants de spi­ri­tueux, et encore moins les États amé­ri­cains. C’est la même chose pour les bou­li­miques et les fabri­cants ou dis­tri­bu­teurs d’aliments, ou bien pour les accros aux médi­ca­ments et l’industrie phar­ma­ceu­tique, ou encore pour les chauf­feurs et les fabri­cants de voi­tures. Quant à la fina­li­té des sommes gla­nées en appli­ca­tion de l’Attorney General’s Mas­ter Tobac­co Set­tle­ment Agree­ment, selon cer­taines sources, elle ser­vit sou­vent des inté­rêts oppo­sés à ceux – offi­ciels – d’origine.1

Je crois donc qu’il est per­mis de s’interroger sur le vrai sens d’une telle affaire – finan­ciè­re­ment astro­no­mique. Au nom de la poli­ti­cal cor­rect­ness inven­tée par l’administration Clin­ton, à par­tir de la seconde moi­tié des années quatre-vingt-dix, les com­pa­gnies aériennes amé­ri­caines rédui­sirent petit à petit la capa­ci­té des com­par­ti­ments fumeurs sur leurs vols, jusqu’à leur éli­mi­na­tion en 1997. Cette même trou­vaille déter­mi­na la dis­pa­ri­tion du droit de fumer d’abord dans l’administration, ensuite dans les entre­prises, et enfin dans tout éta­blis­se­ment ou lieu public.

Et si, à la fin, l’affaire du tabac n’avait rien été d’autre que le point d’orgue qui consa­cra deux man­dats clin­to­niens poli­ti­que­ment corrects ?

Il y a l’affaire suisse des fonds en déshérence.

En 1995, le Congrès juif mon­dial – basé à New York – mena­ça trois impor­tantes banques – suisses – d’ouvrir une action devant la jus­tice – amé­ri­caine – en leur récla­mant des dom­mages et inté­rêts. L’action, ani­mée par un séna­teur – amé­ri­cain – d’origine ita­lienne, se dérou­la aux États-Unis, au nom et pour le compte des sur­vi­vants et des héri­tiers des per­sonnes - juives - mortes ou dis­pa­rues dans les camps de concen­tra­tion nazis. Les banques étaient accu­sées d’avoir uti­li­sé à leur pro­fit les sommes dépo­sées par ces per­sonnes avant ou pen­dant la Seconde Guerre mon­diale. Elles étaient aus­si accu­sées de ne pas avoir res­ti­tué ces mon­tants, récla­més ou non.

Sub­si­diai­re­ment, l’action visait aus­si la Suisse. Dans la fou­lée, ses rap­ports avec le IIIe Reich furent mon­trés du doigt. L’intrusion des fac­teurs poli­tiques dans cette affaire ris­qua même de por­ter un coup sérieux aux rela­tions hel­vé­ti­co-amé­ri­caines – tra­di­tion­nel­le­ment ami­cales. Selon le com­pro­mis qui per­mit d’arrêter cette pro­cé­dure, les banques incri­mi­nées acce­ptèrent de payer à diverses asso­cia­tions juives une somme de 1,25 mil­liard de dol­lars. Ce fut la plus lourde sanc­tion finan­cière jamais pro­non­cée contre (et appli­quée à) des enti­tés helvétiques.

Et pour­tant, depuis des lustres, sans excep­tion, la Suisse était par­mi les meilleurs élèves de la classe inter­na­tio­nale. Et pour­tant, en 1946, la Suisse – sous la pres­sion amé­ri­caine – et les Alliés signèrent un accord nor­ma­li­sant leurs rap­ports, au terme duquel la Confé­dé­ra­tion s’acquitta d’une «ran­çon» (le terme est d’Angelo Code­vil­la)2 de 58 mil­lions de dol­lars, soit 150 mil­lions d’euros aujourd’hui ; en échange, les Alliés pas­sèrent l’éponge sur leurs cri­tiques, aus­si peu cré­dibles qu’elles fussent, car ce que les accu­sa­teurs repro­chaient à la Suisse, ils pou­vaient se le repro­cher encore plus à eux-mêmes3. Et pour­tant, non seule­ment le réqui­si­toire qui s’abattit sur la Suisse et ses banques ne conte­nait aucun élé­ment vrai­ment nou­veau par rap­port à cet accord, mais encore, et sur­tout, il ne conte­nait aucune preuve ou chef d’accusation dignes de ce nom.

En guise de conclu­sion à cette série non exhaus­tive de réflexions sur le sujet, je cite Ange­lo Code­vil­la : ‘Le 12 août 1998, (…) ubs, (…) sbs ain­si que le Cré­dit Suisse acce­ptèrent de ver­ser 1,25 mil­liard de dol­lars pour être auto­ri­sées à pour­suivre leurs opé­ra­tions dans la capi­tale finan­cière du monde, New York. Ins­tan­ta­né­ment, les épi­neuses ques­tions débat­tues par les comi­tés d’historiens, ain­si que les affir­ma­tions des com­mis­saires aux comptes (…) per­dirent tout inté­rêt. Les vain­queurs oublièrent leur juste indi­gna­tion pour faire main basse sur le butin’. Et qui sont ces vain­queurs ? Eh bien, ‘une coa­li­tion d’Américains puis­sants [qui] a orches­tré une cam­pagne nou­velle en se ser­vant du pou­voir et du pres­tige du gou­ver­ne­ment des États-Unis pour faire main basse sur d’importantes sommes d’argent’4.

Il y a l’affaire Miloše­vić, l’ancien pré­sident yougoslave.

En 1999, le Tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal de La Haye (tpi) l’inculpa de géno­cide et de crimes contre l’humanité dont il se serait ren­du cou­pable lors des conflits à répé­ti­tion qui ont détruit la région durant les années quatre-vingt-dix.

À la suite d’intenses pres­sions venues de la part de l’onu et sur­tout des États-Unis, les auto­ri­tés de Bel­grade finirent par extra­der l’ancien enne­mi public n° 1 vers les Pays-Bas, au risque de déclen­cher une crise ins­ti­tu­tion­nelle dans leur pays. Son empri­son­ne­ment a adou­ci l’appétit jus­ti­cier de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale à régler le sort des deux autres enne­mis publics n° 2 et 3, le doc­teur Rado­van Karadžić et le géné­ral Rat­ko Mladić.

Une fois l’ancien diri­geant jugé, les rôles chan­gèrent. D’abord, l’ex-président serbe refu­sa la com­pa­ru­tion, déniant au tpi toute légi­ti­mi­té. Ensuite, tout en gar­dant cette ligne mais en assu­rant sa propre défense, Slo­bo­dan Miloše­vić lan­ça un sévère réqui­si­toire à l’adresse des puis­sances ayant – selon lui – créé les pré­mices de ces guerres, voire les ayant direc­te­ment ou indi­rec­te­ment influen­cées ou encou­ra­gées. Et Miloše­vić de dres­ser la liste de témoins capi­taux qu’il enten­dait faire venir à son pro­cès, comme Made­leine Albright, Kofi Annan, Tony Blair, Jacques Chi­rac, Bill Clin­ton, Hel­mut Kohl, Gerhard Schrö­der. Belle bro­chette, en effet ! Mais le TPI n’a cité aucun de ces dirigeants.

En revanche, l’éclatement de la You­go­sla­vie et les conflits dans la région (dont les frappes de l’otan en Ser­bie-Mon­té­né­gro furent le corol­laire) ont per­mis d’imposer les États-Unis – plus que l’otan – en tant que prin­ci­pal inter­lo­cu­teur, sinon déci­deur, au sein de l’espace stra­té­gique de l’Europe du Sud-Est. Ils ont per­mis à l’Allemagne d’envoyer – une pre­mière depuis 1945 – des forces armées hors de ses fron­tières. Ils ont per­mis de dis­cré­di­ter un pays mul­ti­cul­tu­rel et plu­rieth­nique qui était jadis le plus vivant et le moins asser­vi de tous les satel­lites de l’ex-URSS. Ils ont per­mis de mettre sur les routes de l’Europe des cen­taines de mil­liers de réfu­giés koso­vars, avec les consé­quences que l’on connaît. Ils ont per­mis à l’otan d’avancer – cette fois dans les Bal­kans – un nou­veau pion en direc­tion de la Rus­sie. Enfin, ils ont per­mis qu’un pays pros­père soit détruit, pour qu’il soit recons­truit à la façon des destructeurs.

Affaires futures

Il y a aus­si les affaires en pré­pa­ra­tion ou à venir, dont deux méritent l’attention : celle de l’apartheid et celle du 11 sep­tembre 2001.

Dans le cadre de la pre­mière affaire, des études d’avocats – amé­ri­cains – pré­parent une plainte col­lec­tive de la popu­la­tion – sud-afri­caine – de cou­leur à l’adresse de socié­tés – suisses pour l’instant – ayant (selon les deman­deurs) pac­ti­sé avant 1994 avec le régime blanc de ségré­ga­tion raciale. La nature des dédom­ma­ge­ments et éven­tuel­le­ment le mon­tant récla­mé (si cette nature est finan­cière) ne sont pas encore pré­ci­sés, mais pour ce der­nier le chiffre de USD 100 mil­liards a déjà circulé.

La palme revient cepen­dant à la seconde affaire. Ici, tou­jours les mêmes pro­ta­go­nistes – des études d’avocats amé­ri­cains – sont en train de mettre sur pied une action visant à démon­trer la res­pon­sa­bi­li­té du royaume d’Arabie Saou­dite dans la tra­gé­die du 11 sep­tembre 2001. À la clé, un pro­cès en dom­mages et inté­rêts dont le mon­tant offi­cieu­se­ment avan­cé par les médias dépasse l’entendement, car il s’agirait ni plus ni moins, mais exac­te­ment de… USD 100 000 mil­liards ! Envi­ron 500 fois l’enjeu du pro­cès du tabac. Ou 10 à la puis­sance 14 (1014). Ou, enfin, le pro­duit natio­nal brut des États-Unis d’Amérique pour 2001, pen­dant dix ans.

Affaires envisageables

Enfin, sur la base de ces acquis, il y aurait les affaires réa­li­sables. J’essaye donc d’imaginer celles encore inex­ploi­tées et dans les­quelles l’opinion publique et la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale pour­raient jouer un rôle déter­mi­nant. Ces affaires devraient être cen­sées voir se dres­ser des grou­pe­ments d’intérêts diver­se­ment struc­tu­rés (selon la race, le sta­tut social, la croyance, l’influence, la situa­tion géo­gra­phique, le nombre, etc.) contre des socié­tés ou des États solides et for­tu­nés. Ce der­nier aspect est fon­da­men­tal. Il explique pour­quoi des actions simi­laires, por­tées par des asso­cia­tions citoyennes dans les anciens pays vas­saux de l’ex-URSS (voire, même, dans la Rus­sie d’aujourd’hui) contre l’actuel État russe, ne seraient pas envi­sa­geables. Soyons tout de même réalistes !

Il y aurait déjà les Noirs et les Peaux-Rouges d’Amérique du Nord se dres­sant contre l’administration fédé­rale, les pre­miers forts de 400 ans d’esclavage, les seconds pour avoir été pra­ti­que­ment anéan­tis à la suite du plus long géno­cide de l’histoire, et récla­mant ensemble une indem­ni­té due, compte tenu de la ségré­ga­tion raciale subie. Et je ne crois sin­cè­re­ment pas que les ténors du bar­reau amé­ri­cain refu­se­raient d’instrumenter ces pro­cès contre leur propre gou­ver­ne­ment. Une preuve ? La voi­ci : ‘Pour­quoi recon­naît-on les répa­ra­tions aux Juifs, aux Amé­ri­cains d’origine japo­naise et non pas aux Afro-Amé­ri­cains et aux Afri­cains ? Pour­quoi deux poids et deux mesures ? Le mes­sage que nous empor­te­rons signi­fie-t-il que les pays faibles et les peuples faibles n’ont pas de place sous le soleil ? Regar­dez-nous dans les yeux et répon­dez hon­nê­te­ment à ces ques­tions !’5

Il y aurait ensuite les indi­gènes d’Amérique cen­trale et du Sud, s’insurgeant contre les États espa­gnol et por­tu­gais, dans une réponse tar­dive à l’extermination per­pé­trée au XVIe siècle par les conquistadors.

Il y aurait aus­si les pays de l’ex camp sovié­tique ouvrant action en dom­mages et inté­rêts de toutes sortes contre la Grande-Bre­tagne à cause du bout de papier fur­ti­ve­ment glis­sé par Chur­chill à Sta­line dans l’après-midi du 9 octobre 1944 et sur lequel, à pro­pos de bottes, il pro­po­sait le par­tage de l’Europe de l’Est en deux zones d’influence. Sub­si­diai­re­ment, l’action vise­rait aus­si les États-Unis, pour avoir cau­tion­né cette fan­tai­sie tragique.

Il y aurait, bien évi­dem­ment, les asso­cia­tions fémi­nistes des pays du monde occi­den­tal s’élevant contre leurs États res­pec­tifs pour dénon­cer avec force tous les torts subis durant plu­sieurs mil­lé­naires d’un patriar­cat varia­ble­ment appli­qué par leurs pères, frères, maris et oncles.

Il y aurait enfin – pour­tant il n’y a pas de rai­son de clore la liste – tous les tra­vailleurs sans droits de la pre­mière révo­lu­tion indus­trielle, tous les serfs ayant pei­né sur les anciens lati­fun­dia. Leurs héri­tiers récla­me­raient une juste répa­ra­tion aux com­pa­gnies occi­den­tales qui les ont exploi­tés et aux États qui ont favo­ri­sé ou taci­te­ment gagé cette exploitation.

Dans cette logique de l’hédonisme finan­cier, il me semble que l’homme serait ain­si en train de décou­vrir la méca­nique hal­lu­ci­nante du gain expo­nen­tiel le plus facile qui existe, sur­clas­sant tout pro­fit ima­gi­nable obte­nu de la spé­cu­la­tion bour­sière. Sa spi­rale infi­nie le ren­drait ivre, comme Icare, mais lors d’une des­cente dans le maelström.

Une seule ques­tion rhé­to­rique peut-être : ceci étant dit, qui tra­vaille­rait encore, quoi, où, et com­ment, pour créer cette plus-value sans fin qu’un jour il fau­dra bien finir par payer sous forme de sanc­tions ? N’empêche : avec tout ça, l’essentiel ne serait encore pas touché.

L’affaire essentielle

Car l’essentiel n’est pour­tant pas là. Comme on l’a déjà vu, aujourd’hui (et pro­ba­ble­ment plus encore demain) l’avoir est impor­tant. Celui qui est for­tu­né est éga­le­ment puis­sant, et vice-ver­sa. Ça, on le sait ! Voi­là ain­si réunis tous les ingré­dients de la gloire. Pour une simple ques­tion de ren­de­ment de l’affaire, il est donc capi­tal, voire déter­mi­nant, que la cible ait la plus forte nature pos­sible. Par contre, et de toute façon, l’opinion publique et la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale res­te­ront tou­jours les plus puissantes.

Or, dans sa fuite en avant, l’hédonisme spé­cu­la­tif vise­ra fata­le­ment tou­jours plus haut sur l’échelle de la puis­sance, de la richesse, donc de la gloire. (Dès lors que le boxeur a frap­pé le cœur de l’adversaire, il cherche la tête, pas le ventre.) L’essentiel vien­dra dans cette logique.

Les chas­seurs de primes auront beau ratis­ser le plus large et le plus haut pos­sible, tout au plus réus­si­ront-ils à juger l’Occident pour avoir pro­gres­si­ve­ment asser­vi le reste de la pla­nète. Au moins, ils se limi­te­ront à le faire payer pour toutes les consé­quences cli­ma­tiques désas­treuses de sa poli­tique indus­trielle insen­sée. Dans le pre­mier cas, ce serait un pro­cès … allez ! disons de USD 1000000000 mil­liards, ou 1018. Dans le deuxième, pro­ba­ble­ment de USD 1000000 mil­liards seule­ment, ou 1015. Mais ces cas seraient des voies de garage, car entre-temps, à coups de telles affaires, l’Occident tout entier aura depuis long­temps som­bré dans la condi­tion bananière.

Évi­dem­ment, quelqu’un pour­rait alors vou­loir sor­tir du car­can ter­restre. Il pen­se­rait tout de suite au cos­mos. Mais là-haut, en admet­tant que la quan­ti­té de cala­mi­tés natu­relles qui s’abattent régu­liè­re­ment sur Terre a un poten­tiel juri­dique théo­ri­que­ment incon­tes­table, pour l’instant il n’y a per­sonne à faire payer. Et, même s’il y avait quelqu’un, encore fau­drait-il que les dol­lars ou les bons du Tré­sor aient cours offi­ciel et soient en cir­cu­la­tion géné­ra­li­sée au-delà de l’ionosphère. À moins que…

Oui, il pour­rait y avoir effec­ti­ve­ment une vraie réponse au dilemme, une solu­tion abso­lue, omni­po­tente, inépui­sable, même si, à l’époque, on avait bien dit que le nom ne devrait même pas être pro­non­cé, mais cela fait long­temps que nous ne sommes plus au temps de nos ancêtres. À pré­sent nous sommes égaux à Lui, nous sommes Ses potes. Et entre potes, nous avons tous des res­pon­sa­bi­li­tés qu’il nous faut assumer.

La seule vraie chose qui reste donc à régler est : pour toute la souf­france dans le monde, tous les morts inno­cents, toute cette famine, tout l’espoir qui manque, quand est-ce que quelqu’un se déci­de­ra enfin, au nom de l’opinion publique de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, à juger, incul­per, condam­ner et, sur­tout, sur­tout, faire payer, à la hau­teur qui convient, c’est-à-dire de USD 10, le Sei­gneur Dieu ?

P.S. Louis-Ambroise, vicomte de Bonald (1754-1840, de l’Académie fran­çaise), pré­di­sait déjà en 1802 que : « La révo­lu­tion a com­men­cé par la Décla­ra­tion des droits de l’homme : elle ne fini­ra que par la décla­ra­tion des droits de Dieu ». Alors, lorsque l’on sait trop bien que là où existent des droits, existent impli­ci­te­ment des devoirs…

[2 octobre 2003]

  1. ‹ Mais où est pas­sé l’argent du tabac ? ›, Cour­rier diplo­ma­tique n° 616, 22-28 août 2002.
  2. ‹ La Suisse, la guerre, les fonds en déshé­rence et la poli­tique amé­ri­caine ›, Slat­kine, 2001
  3. Idem. (Voir aus­si : His­to­ria n° 669, sep­tembre 2002 ; ‹ Com­ment les firmes US ont tra­vaillé pour le Reich › et sub­si­diai­re­ment aus­si ‹ Oui, les Suisses ont fait de la résistance ›.)
  4. Id.
  5. Extrait du dis­cours de M. Patrick A. Chi­na­ma­sa, ministre de la Jus­tice du Zim­babwe, lors de la Confé­rence mon­diale contre le racisme, la dis­cri­mi­na­tion raciale, la xéno­pho­bie et l’intolérance qui y est asso­ciée, Dur­ban, Afrique du Sud, 3 sep­tembre 2001 (dans : un.org/WCAR/statements/zimbE.htm).
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