« Les Allemands sont remarquables chez eux ; ailleurs, insupportables. »
(Reynaldo Hahn, 1874 – 1947, ‹ Journal d’un musicien ›, Plon, 1933)
Dans un sens général, une société est un ensemble de rapports humains stables constitués à l’intérieur d’un territoire distinct. C’est aussi l’ensemble des rapports que ces hommes ont avec la nature. C’est encore l’ensemble de leur production culturelle et matérielle, individuelle ou collective. Enfin, considérant également le folklore, les mœurs, les traditions, l’héritage, la pérennité, on parle désormais d’une civilisation.
La société est une entité reconnaissable et unique, à la façon d’un homme qui se distingue de son semblable, ou d’une famille qui ne ressemble pas à une autre. Pour être définie, elle présuppose un degré suffisant de développement, ce qui permet aussi de la caractériser. Ainsi, du point de vue spatial, il y a en gros des microsociétés de type tribal, des sociétés de type national, et des macrosociétés, qu’on appelle aussi mondes : les mondes grec, hispanique, occidental, arabe, islamique, slave.
Faute de mieux, on reconnaît une vaste plaine aride à l’uniformité de son étendue, mais seulement en l’absence – improbable – de tout accident de son relief. Dans le cas contraire, le plus probable donc, elle sera identifiée à partir de cette exception-là – une rivière, un arbre, une colline. De même, ce sont les sommets et pas les flancs qui représentent une chaîne montagneuse, tout comme les îles marquent les océans.
Tels les arbres d’une vaste plaine. les sommets d’une montagne et les îles d’un océan, ce sont des figures phare, souvent politiques, qui illustrent telle ou telle société. Pour la société tribale, c’est le vieux du village. Pour les sociétés nationales, les exemples abondent : de Gaulle, Hirohito, Mao, Nasser, pour en citer seulement quelques-uns. Pour les macro-sociétés, c’est un Bolívar, un Gandhi, un Khomeiny. Ces exceptions catalysent toujours le génie des populations qu’elles symbolisent.
Tout au long de l’histoire, l’humanité a expérimenté un grand nombre de ces sociétés, dont certaines sont devenues des civilisations. Certaines ont laissé des traces plus profondes que les autres. Certaines ont disparu, d’autres existent toujours. Il y en a, bien sûr, qui ont duré plus que d’autres. Toutes les civilisations ont eu des heures de gloire et de décadence. Elles ont aussi eu, toutes, leur cortège de figures de proue qui traversent les temps et auxquelles se réfèrent les générations qui suivent.
À leurs débuts, les grandes civilisations furent nationales. Parfois, ce besoin expansionniste qui est le propre de l’homme leur fit quitter leur cadre d’origine pour acquérir un caractère pluriethnique et une dimension plus ou moins globale. Certaines – anglaise, espagnole, russe – survécurent à un relatif retour aux conditions initiales. D’autres – romaine – s’éteignirent dans leur état de surdéveloppement. Pour la plupart, elles tentèrent de diffuser au maximum le modèle qu’elles avaient créé.
*
La société allemande est de ce cercle d’exportateurs. Ne pouvant toutefois parler légitimement d’une civilisation allemande, il est question ici de la “germanitude“, telle que formée en Europe centrale (Autriche comprise) vers le XVIe siècle. Comme nous l’avons vu, la force d’impact d’une civilisation se concentre dans le noyau des figures phare qui la représentent, en précisant que, dans ce cas, il n’existe presque aucun domaine où elle n’ait rayonné par son lot de personnalités hors pair.
Il y a tout d’abord la musique, où cette germanitude maîtrise la création dans le monde occidental ; ensuite la physique théorique et appliquée, où son excellence est confirmée ; et puis la standardisation, où elle a toujours “donné le la“, avant que le système iso ne lui soit imposé ; et aussi le sport, où elle domine dans un nombre croissant de disciplines ; il y a la philosophie, où elle fait autorité ; l’industrie, où elle est la référence de la qualité et de la rigueur ; les mathématiques, où elle brille ; il y a aussi l’architecture, où elle est l’un des symboles du mouvement moderne ; la poésie, où elle atteint des sommets ; l’art militaire, où elle a fait école ; enfin, la mécanique, où elle est pratiquement synonyme de perfection. Il y a également tous les autres domaines, qu’il serait trop long et trop ennuyeux de développer : biologie, chimie, cinéma, doctrines, histoire, imprimerie, médecine, mode, peinture, photographie, politique, prose, religion, théâtre. Il n’y a rien à dire : cela fait vraiment beaucoup, beaucoup de domaines !
Cinq siècles plus tard, on aura pu constater que par leur nombre et leurs qualités, les sommités de cette civilisation furent parmi celles qui contribuèrent le plus à la grandeur et à l’épanouissement du genre humain.
La Seconde Guerre mondiale mit l’Allemagne à genoux et, pour un moment, la transforma en pays du tiers-monde. Le niveau du revenu national brut par habitant de 1938 ne fut retrouvé qu’en 1953. Son intelligence fut décimée ou exilée. Un plan Marshall plus tard et grâce à son génie de l’organisation et du travail, le pays rejoignit la tête du peloton mondial. En 1970, il occupait déjà la 3e place au monde en termes de produit intérieur brut, derrière les États-Unis d’Amérique et le Japon, également traumatisé par la guerre, mais devant la France et le Royaume-Uni, les autres deux vainqueurs. La confiance et le bien-être vite regagnés, les Allemands se tournèrent vers l’exportation, avec le succès que l’on connaît : en 1990, deuxième pays exportateur au monde en valeur absolue, juste derrière les États-Unis. D’abord ils exportèrent leurs produits, ensuite, au travers de la délocalisation, leur technologie et leurs méthodes de travail. Aujourd’hui, comme toute société épanouie, l’Allemagne exporte son modèle. Drôle de modèle ! Je m’explique.
*
Sidé, sud de la Turquie, au bord de la Méditerranée. Je me rappelle des vacances en famille, l’année passée. Je logeais dans un 5* correct (valant un 4* standard européen), assez grand, pas tout à fait complet, mais bien rempli. Un de ces “silos à touristes“ dont j’ai oublié le nom et où il y avait de nombreux Russes, quelques Belges et Hollandais, des Turcs, une poignée de Suisses. Pour le reste, ce n’étaient que des Allemands.
Je n’ai bien sûr absolument rien contre le fait que, onze mois durant, les Allemands mettent de côté des sous pour se payer leurs vacances estivales. Franchement : ils triment assez à longueur d’année, ils ont leurs soucis (chômage, impôts, immigration, insécurité – que d’autres ont aussi, mais enfin, passons), ils ont continuellement du mauvais temps, alors je crois qu’ils sont en droit de profiter de leurs deux semaines de farniente au soleil. Donc, logiquement, je ne puis m’insurger contre le fait que, bon an mal an, des quantités indéfinies de divisions de cars, voitures, trains et avions déversent un nombre incalculable de touristes allemands sur les plages de la planète. L’ethnie n’a rien à voir dans tout cela. S’il y avait eu des armées de touristes chinois (ce sera certainement pour bientôt), nigérians ou iraniens (moins probable), cela n’aurait rien changé au problème.
Sauf qu’en exportant à grande échelle son perfectionnisme, son rituel social, son système de planification et d’organisation, sa vision du confort, son cartésianisme, la germanitude finit par bâtir, nolens volens, hors frontières, son modèle de standardisation dans lequel elle excelle.
Où que l’on se trouve dans un de ces hôtels balnéaires, le scénario est à peu près identique, au point que s’il n’y avait pas les températures de l’air et de l’eau ainsi que la physionomie et la langue locales, on se croirait sans peine chez soi, à Köln, Lübeck ou Mainz.1 Tout cela culmine avec les ghettos-dortoirs que les Allemands ont dressés en Espagne, de sorte qu’après toute une vie de labeur sans joie et sous la pluie, ils puissent enfin s’étendre au soleil, anonymes, mais ayant échappé au rhumatisme.
Les indications – excursions, menus, rencontres, manifestations – sont en allemand, exceptionnellement dans un anglais approximatif, comme d’ailleurs les factures et autres formulaires. Dans la rue, tous les noms des magasins sont en allemand, secondairement en anglais. Les conversations avec le personnel hôtelier (mais aussi avec les vendeurs, les policiers, les chauffeurs de taxi, les sauveteurs) ne peuvent se faire qu’en allemand, de manière très subsidiaire et primitive en anglais. Les jeux de club et les animations sont en allemand, doublés en anglais. Dans les kiosques, une gamme complète de journaux allemands (du très sérieux Frankfurter Allgemeine Zeitung à l’anecdotique Roman-Stunden en passant obligatoirement par le Bild) submerge les rares quotidiens majeurs anglophones, hollandais ou russes. La plupart des canaux de télévision offrent des postes en allemand, parmi lesquels on trouve les quelques chaînes à vocation internationale. Les bibliothèques de prêt étalent les séries roses et policières en allemand. L’art culinaire français, turc ou italien se met à l’heure du Gemüse-Kartoffel-Auflauf mit Käse gratiniert. Les cafés en plein air proposent, sur des écrans géants, le rituel des matchs de la Bundesliga, peut-être aussi celui des championnats de football anglais ou italiens. À des milliers de lieues de la mère patrie, les magasins proposent des Spielhosen et des chapeaux tyroliens.
La fameuse couleur locale ? Il est vrai qu’à ce jour, que ce soit en Italie ou en Égypte, on perçoit toujours, plus ou moins, un certain spécifique (on ne peut plus parler de poids) culturel du lieu, sa marque d’identité, pourtant si gâchés par le tourisme de masse. Mais pour combien de temps encore ?
*
Tout cela reste acceptable tant que l’on ne quitte pas le stade des faits et que l’on ne traite pas de la question des hommes, c’est-à-dire des légats du germanisme. Car celui-ci a bien sa diplomatie caractérisée.
Contrairement aux Metternich et Ribbentrop, de nos jours les ambassadeurs germaniques ne sont plus des aristocrates. Indistinctement hommes ou femmes, ils sont techniciens du gaz dans l’administration, chefs d’équipe dans l’industrie, chauffeurs de trolleybus, contrôleurs fiscaux ou agents d’assurances, tandis qu’elles sont secrétaires, infirmières, vendeuses, assistantes sociales ou esthéticiennes. Et ce n’est pas dans les chancelleries des capitales que l’on retrouve aujourd’hui l’image de tel ou tel pays mais, grâce au tourisme, de manière beaucoup plus palpable, sur les routes et les plages du vaste monde. Il n’empêche, aux yeux du pays d’accueil et des autres confrères ès bronzage, qu’ils le veuillent ou non, ces émissaires portent bel et bien avec eux la Germanie contemporaine ou, plutôt, pour se référer à l’essentiel, l’actuelle Allemagne.
Ces représentants portent avec eux leur pays car il est par nature fier et fort, et c’est donc tout naturellement qu’ils exposent ce modèle-là aux quatre coins de la mappemonde. Ou, du moins, ce qu’ils pensent être un modèle. Parce qu’en fin de compte, l’effet produit est surprenant.
Prenez un habitant d’un quelconque pays vacancier important et interrogez-le sur le tourisme de nos jours. Vous aurez toutes les chances de recevoir trois avis standard, invariablement les mêmes : l’homme aura le ras-le-bol du tsunami des hommes-caméras japonais, des nuées d’Américains niais et obèses, mais peut-être surtout des divisions estivales allemandes, ces “Ferienkorps“ 2 qui, sciemment ou non, ont réussi là où Erwin Rommel a échoué : achever une certaine colonisation de la planète.
Surprenants en effet : cette candeur à inlassablement évoquer le Vaterland, en s’attendant à retrouver ses particularités (voire ses valeurs) là où elles sont soit inconnues, soit simplement inimaginables, cette désobligeance des Walkyrie à promener, par deux, fesses tatouées et seins nus, leurs strings blancs sur fond cuivré à travers quantité de fellahs écrasés par la pauvreté, qui n’ont qu’un rêve en tête – épouser n’importe quelle Allemande pour forcer l’émigration ; cette rage de perpétuer Oktoberfest à la plage et dans les bars des hôtels ; cet acharnement à vous parler à tout va en allemand, peut-être en toute innocence, comme si c’était une langue enracinée à l’échelle mondiale ; cette fausse modestie (étayée par le côté naturel et purement utilitaire de la chose) à rouler dans de grosses mécaniques rutilantes là où les indigènes s’arrachent encore de vieilles caisses de contrebande ; cette audace (peut-être instinctive) de ces familles ou de ces groupes à se croire parfaitement seuls au milieu d’un bazar, d’un monastère, ou même d’un restaurant, ce qui les autorise (tout naturellement) à pousser au paroxysme le niveau de leur enthousiasme vacancier, dans un souci d’optimiser le coût des vacances; cette déferlante du alles inbegriffen dans les buffets gastronomiques des restaurants hôteliers, qui fait penser à un état plutôt de disette que de bien-être. Und so weiter. Voilà la vraie actuelle diplomatie germanique. J’ajoute que ce panorama n’a rien d’une galerie de clichés. S’il est bien vrai qu’il y a et – espérons-le – qu’il y aura toujours de “bons“ touristes japonais, américains et allemands, il n’en reste pas moins que l’image est déjà ancrée.
En réalité, ces pays en quête de prospérité qui accueillent à bras ouverts des touristes dont ils pensent – à raison – qu’ils en sont porteurs, ont mieux à offrir. Une offre qui s’explique souvent uniquement par le fait qu’elle vient du haut de quarante siècles de civilisation, et dont le Teuton se désintéresse. Comme, par exemple, le sens du temps. Ce qui fait que le jour où la germanitude commencera à s’approprier ce sens, elle ne sera plus tout à fait elle-même, mais elle sera certainement quelque chose de plus que ça. Mais aura-t-elle envie de l’être ?
Zum Wohl !
[21 novembre 2003]
- Mon expérience s’est forgée – avec des empreintes variables – au Cap d’Agde (France, 1984), Héraklion (Crète, Grèce, 1985), Eilat (Israël, 1986), Mellieha (Malte, 1987), Venise (Italie, 1988), Hyères (France, 1989), Faro (Portugal, 1991), Saint-Raphaël (France, 1993), Marina di Massa (Italie, 1994, 1995), Lido di Dante (Italie, 1996), Playa del Inglés (Canaries, Espagne, 1997, 1998), Hammamet (Tunisie, 1999), Agia Napa (Chypre, 2000), Bugibba (Malte, 2000), Sharm-el-Sheikh (Égypte, 2001), Sidé (Turquie, 2002), Cos (Grèce, 2003).
- Par analogie avec l’Afrikakorps – formations allemandes qui combattirent en Afrique du Nord durant la Seconde Guerre mondiale; Ferien: vacances (all.).