Il n’y a pas si longtemps, on pouvait lire dans certains journaux que l’ancien jeu de go, très répandu car très apprécié surtout en Extrême-Orient, autorise plus de mouvements qu’il n’y a d’atomes dans l’univers. Cela dit, le sujet est disputé, ce qui est assez logique, vu ce dans quoi les scientifiques se lancent, mais pour ne donner qu’un ordre de grandeur, on estime à 1082 le nombre d’atomes d’hydrogène existants dans l’univers OBSERVABLE, dont on pense qu’il ne représente qu’environ la moitié de l’univers CONNU ! Pour ce qui est de l’univers tout ENTIER… 1 Bon. Évidemment, lorsque l’on prend connaissance d’une telle information, essayer de se fatiguer l’intellect en faisant l’exercice mental d’élever cette indication à la hauteur de la conscience clairvoyante n’est même pas nécessaire. Au niveau moyen de perspicacité, cela laisse 100% chocolat, et rester simplement prostré quelques instants convient amplement. Juste peu-être le temps pour ce pauvre amas de cellules molles qu’est le cerveau de saluer bien bas la performance du génie humain, car en créant ce jeu avec autant de possibilités, son inventeur a du coup réussi de battre à plate couture le Créateur lui-même, avec Sa performance bien connue de connaître par cœur le nombre de cheveux que tout quidam présente à n’importe quel moment sur sa tête. 2 Un ordre de grandeur aussi pour ce nombre ? En considérant, sur les derniers 12000 ans, une moyenne de 100 millions d’individus par génération, on n’obtient que le nombre estimatif de 5×1015… 3Ce qui, multiplié par le nombre de quidams et par celui des générations depuis Adam et Ève, donne quand même une sacrée idée de cet exploit. Finalement pourtant un piètre exploit, force est-il de l’admettre, puisqu’il demeure au stade de l’angström eu égard celui du nombre de coups dont est capable ce fichu jeu. Il va sans dire aussi que tâcher de se demander qui, en combien de temps et par quels moyens aura pu compter ne serait-ce qu’approximativement le nombre total de ces atomes (bien sûr en supposant qu’il soit stable), ceci en passant nécessairement par le nombre – déjà faramineux – de corps célestes, et en même temps disposer de la quantité nécessaire de chiffres pour le figurer et l’écrire – eh bien, on a vite deviné le caractère illusoire d’une telle démarche. En fait, pour boucler cette partie de l’histoire, ces articles racontaient la prouesse d’un programme pourvu de ce qu’on appelle intelligence artificielle, qui avait réussi pour la première fois d’écraser le champion absolu de la discipline. Tout dépités, en proie à ces réflexions barbantes, nous tournions les pages de ces journaux-là et passions à l’article suivant. Mais l’exploit avait de quoi marquer. En tout cas, je l’avais retenu.
Pour preuve, quelques après-midi en arrière, en rencontrant Zoubïn, copain de longue date, assureur, ascendance iranienne et suisse, après avoir discuté affaires et avant de nous quitter, je lui parle de ce jeu de go et de sa particularité numérique ahurissante. À ma surprise, mon copain ne semble pas autrement ému par cette précision, visiblement nouvelle aussi pour lui, et fier de ses racines perses, il me rend aussitôt attentif au jeu d’échecs. (Au passage, il faut se rappeler qu’entre la Chine, le Japon, l’Inde, la Perse et le monde arabe, l’origine de ce jeu abstrait de stratégie reste également controversée. Et en effet, après vérification, je découvre l’inconcevable: 10120 parties différentes sont possibles avec ce jeux !… Sacré Zoubïn, il devait en savoir lui quelque chose, par avance… Mais l’histoire ne s’arrête pas là.
Ni plus ni moins que le lendemain matin, je tombe sur un autre article de journal, avec le titre ‘Nouveau succès au jeu de go pour l’IA’. Et là, je lis quelque chose comme quoi après environ 5 millions de parties contre lui-même, une nouvelle version du logiciel qui avait battu le champion humain du monde par 4 à 1 il n’y a pas si longtemps, vient d’écraser justement cette ancienne version-là par 100 (cent) à 0 (zéro) , la nouvelle version étant capable d’apprendre par elle-même, donc sans apport humain. Totalement déstabilisé, je slalome sidéré sur internet et, au gré de cette trifouille, boum ! je découvre qu’encore un tout autre logiciel avait battu le champion du monde d’échecs il y a 20 ans déjà… Un jeu à plus de 1082 coups dompté hier par un logiciel, un autre jeu à 10120 parties apprivoisé 20 ans en arrière par un autre logiciel (on n’ose imaginer à quel point vétuste aujourd’hui) : cette intelligence-là, il faut vraiment s’arrêter dessus un instant, me dis-je.
Mais en attendant, je reprends un peu de mes forces, et j’envoie cette nouvelle toute fraîche concernant le jeu de go à mon copain, vous savez, histoire de. Et là, quelle n’est pas ma surprise en lisant quelques moments plus tard sa réaction interrogative : ‘IA est plus dangereuse que BN ??’. Au tout premier coup, je n’y comprends rien. (« Quel rapport entre l’intelligence artificielle et la Banque Nationale ?! ») Fort heureusement, il avait anticipé ma stupeur, en ajoutant plus bas : ‘BN = Bêtise Naturelle’. Mais bien sûr ! En un éclair tout devient limpide comme l’eau d’un glacier suisse fondu. Involontairement, Zoubïn vient de me servir sur un plateau, toute préemballée, l’idée de ma prochaine épouvante. La voilà, ci-après.
*
L’intelligence artificielle, ou IA, on s’en prépare depuis en tout cas déjà deux siècles, avec la créature développée par le docteur Frankenstein, puis les choses se sont accélérées après la première guerre mondiale avec l’essor de la science-fiction, puis après la deuxième avec le progrès fulgurant de la puissance de calcul. Petit à petit, alimentés par l’industrie cinématographique de masse, on a commencé à être charmés par l’efficacité des cyborgs, des humanoïdes et autres androïdes. Tant que cela demeurait du ressort de ‹ Terminator › et de ‹Robocop›, on pouvait encore s’amuser. Toutefois, c’est seulement au tournant du millénaire que la question est devenue vraiment sérieuse, par l’augmentation exponentielle des efforts, des moyens, des performances et enfin des résultats obtenus concrètement. En effet, si triompher dans des jeux aussi inimaginablement complexes n’est de loin pas négligeable, et si des alertes pertinentes venant de certains “poids lourds“ (Stephen Hawking, Elon Musk) sur des risques implicites et incontrôlables ne sauraient laisser indifférent, le point crucial semble atteint dès que l’on dote des machines, ou plutôt des logiciels, avec la capacité d’apprendre tout seuls. À partir de là, notre imagination s’empresse de prendre la relève. Rien n’empêche ainsi d’envisager un futur où des machines engendreront des machines, puis, en fin de compte, pourquoi pas ? des hommes. En effet, déjà dans son ouvrage ‘Speculations Concerning the First Ultra-intelligent Machine’ (‘Spéculations concernant la première machine ultra-intelligente’) écrit en 1965, Irving John Good (1916-2009), mathématicien et cryptologue anglais, écrivait : « Supposons qu’existe une machine surpassant en intelligence tout ce dont est capable un homme, aussi brillant soit-il. La conception d’une telle machine faisant partie des activités intellectuelles, elle pourrait à son tour créer des machines meilleures qu’elle-même ; cela aurait sans nul doute pour effet une réaction en chaîne de développement de l’intelligence, pendant que l’intelligence humaine resterait presque sur place. Il en résulte que la machine ultra intelligente sera la dernière invention que l’homme aura besoin de faire, à condition que ladite machine soit assez docile pour constamment lui obéir.» (https://en.wikipedia.org/wiki/I._J._Good) Notons qu’à l’époque, la puissance de calcul du plus performant superordinateur était, disons, de 1. Aujourd’hui elle est de 100000000000. Pour revenir, la question est : le voudraient-elles encore ? Et pour paraphraser un des plus fameux slogans attribué à Lénine « Ils nous vendront la corde avec laquelle nous les pendrons » (« Les capitalistes nous vendront la corde avec laquelle nous [les communistes] les pendrons ».) Dans notre cas, nous fournirons aux machines le nécessaire avec lequel elles nous extermineront.
Mais rassurons-nous, pardon ! alarmons-nous : l’intelligence artificielle est déjà présente – au niveau de nos besognes devenues les plus communes – dans notre vie quotidienne. J’entends par là surtout celle virtuelle, celle-là qui est en train de prendre le pas sur les achats au marché, les pique-nique en famille et la tchatche au bistro. Pour l’instant nous en sommes au stade – disons – encore bénin. Ne dialoguons nous pas en toute confiance avec nos ordinateurs personnels, au travail, en vacances, en route, comme à la maison ? Notre confort ne s’appuie-t-il de plus en plus sur les réponses immanquablement aimables de l’assistant personnel intelligent qui est gravé dans notre téléphone mobile ? Notre navigation de tous les jours sur internet n’est-elle pas grandement influencée (souvent à notre insu) par une flopée d’algorithmes de plus en plus subtiles, à mesure qu’il apprennent à nous connaître ? Ne sommes nous pas progressivement gagnés par la multitude de services d’assistance embarqués dans notre voiture, au point de ne plus savoir signaliser, freiner ou regarder dans les rétroviseurs ? Inutile de continuer avec des exemples dans plein d’autres domaines comme la finance, la médecine, la circulation, le marketing, le commerce, l’enseignement, le militaire… Et attention ! ce n’est que le début.4
Cette attaque du plus fort fabriqué par le (bientôt) plus faible se déroule donc sous nos yeux et sur deux fronts opposés : l’une a lieu depuis en bas, c’est-à-dire au niveau du four à micro-ondes, l’autre a lieu depuis en haut, au niveau des raisonnements les plus incroyablement tordus. Vient alors le moment des conclusions, avec une foule de questions portées par cette projection épouvantée au sujet de l’AI : dans un monde tel qu’il se construit à l’aune d’une métamorphose aussi radicale, un monde marqué par des appareils et des clones parfaits sous (presque ?) toutes les coutures, où trouvera encore sa place l’homme ?! L’homme moyen tel que je suis, tel que toi, lecteur, tu es, si imparfait, si plein d’ambiguïtés, si nul parfois, si imprévisible, si changeant, mais par là si fascinant, si brillant par moments, si merveilleux, si unique ?! Quelle place, quel rôle, quel sens se réservera-t-il ?! Ou bien devrait-on dire : quelle place, quel rôle, quel sens lui seront encore accordés ?! Est-ce qu’en fin de compte, ce sera tout de même l’âme qui fera la différence et par laquelle viendront les réponses ? Ou bien par l’esprit ?… Et si oui, comment alors, dans ce monde manifestement de plus en plus sécularisé ?
*
À présent, pour faire le tour et répondre à la question de mon copain, je me tourne vers la bêtise naturelle, la BN, et je me rends compte que je prends immédiatement tout aussi peur. Même pas vrai, car en fait cette peur est vieille comme le monde.5 Comme la bêtise naturelle. C’est la grande différence d’avec cette toute jeune diva qu’est l’intelligence artificielle. La seule d’ailleurs, je crois. Non, faux, il y en a encore une autre: au fil des siècles, la bêtise féroce a fait ses preuves en abondance, alors que pour cette intelligence fabriquée-là, certains espèrent encore trouver les moyens adéquats pour la contenir.
[…]
[12 novembre 2017]
- (https://www.universetoday.com/36302/atoms-in-the-universe/.)
- «Quant à vous, même les cheveux de votre tête sont tous comptés.» Mat. 10,30.
- (https://en.wikipedia.org/wiki/World_population/ et https://answers.yahoo.com/question/index?qid=1006011303909.)
- Plus récemment, le robot-femelle Sophie repousse avec fracas les frontières de l’humanisation des appareils au point de se voir conférer le plus sérieusement du monde la citoyenneté saoudienne. (https://www.businessinsider.fr/uk/sophia-robot-citizenship-in-saudi-arabia-the-first-of-its-kind-2017-10)
- En tout cas depuis au moins 3000 ans, puisque déjà Salomon, sage et vertueux roi d’Israël, s’inquiétait ouvertement dans son premier ‹ Livre des proverbes › : ‘Combien de temps encore, étourdis, allez-vous aimer l’étourderie ? Les insolents n’aspirent qu’à l’insolence, et les insensés refusent la connaissance !’ (22) et aussi ‘L’indocilité des étourdis leur sera fatale, et l’insouciance des insensés les perdra.’(32)
3 réponses
Le sujet a donne a penser a d’autres aussi, celui qui me vient a l’esprit est le celebre Yuval Noah Harari qui evoque, dans son « Homo Deus », un avenir ou les hommes deviendront, face a ces IA , comme les animaux le sont envers nous et il se demande s’il ne faudra pas s’attendre a ce qu’on subisse des traitements pareils aux ceux qu’on applique aux animaux…D’autre part, tenant compte du capital inne de BN auquel l’humanite ne pourra jamais echapper, moi je l’associe mal d’une part avec l’ascension de cette IA et d’autre part avec le liberalisme et les aspirations ( pour ne pas dire « illusions ») democratiques auxquelles l’humanite actuelle est attiree comme aimantee…
Merci. Bon, Yuval Noah… enfin, je ne suis pas sûr. D’autre part, je ne dis pas avoir inventé la poudre. N’empêche: quelqu’un disait « Tout a été inventé. Il faut tout réinventer. »
Yuval Noah, c’est juste pour dire que la question préoccupe d’autres aussi, ce n’est pas question (excuse…) ici de qui a invente quoi. C’est probablement dans l’air du temps, ce qui n’est pas mal, cela responsabilise.