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À présent, pour faire le tour et répondre à la question de mon copain, je me tourne vers la bêtise naturelle, la BN, et je me rends compte que je prends immédiatement tout aussi peur. Même pas vrai, car en fait cette peur est vieille comme le monde.1 Comme la bêtise naturelle. C’est la grande différence d’avec cette toute jeune diva qu’est l’intelligence artificielle. La seule d’ailleurs, je crois. Non, faux, il y en a encore une autre: au fil des siècles, la bêtise féroce a fait ses preuves en abondance, alors que pour cette intelligence fabriquée-là, certains espèrent encore trouver les moyens adéquats pour la contenir.
Sauf erreur, il n’existe pas de statistiques ou d’études systématiques traitant de la sottise, ni d’ailleurs des graphiques de son évolution dans le temps, ni des cartes de sa répartition dans l’espace, ni les classements habituels par catégories (âge, sexe, race, religion, appartenance politique, etc), encore moins de comparatifs. Pour être précis, il ne s’agit pas ici d’inspecter un certain degré de stagnation culturelle, ou la difficulté d’intégration d’un individu dans son environnement humain. Il n’est pas question de la simplicité d’esprit prônée par le christianisme. Ce qui intéresse, ce n’est pas le niais, ce n’est pas l’idiot dostoïevskien. Pour reconnaître cette bêtise-là, non plus est-il question de la rapporter à une quelconque mesure des facultés mentales, à une échelle du si précieux quotient intellectuel (QI) : l’on peut y être pas si mal situé et néanmoins profondément bête.
Ici, le sujet est la bêtise sincère et tenace, celle qui s’affiche. Si de surcroît elle s’accouple avec l’ignorance arrogante, solide et stable, le mélange est létal. Cette bêtise-là, si effroyable, dépasse la définition lexicale, qui ne fait que se concentrer sur le niveau intellectuel de l’individu. Elle est un ensemble de facteurs plutôt volatiles, parfois conjoncturels, où les ressources mentales jouent clairement un rôle, mais pas plus. Pour le reste, ce sont toutes sortes de clichés, de refus, d’automatismes, de certitudes, souvent mêlés à des traits douteux de caractère, à de profondes frustrations, qui opèrent et font des ravages.
Si la bêtise est modestement promue au firmament médiatique, cela est dû probablement à des motifs aussi valables que le respect de la personne, son risque d’exposition sociale, ou bien le danger légal. En revanche, la culture populaire en raffole et, sur la question, les sentences attribuées aux esprits les plus brillants ne manquent pas.2 Pourtant – et justement – c’est une donnée fondamentalement scellée dans le genre humain. C’est la carence ou l’absence de raison – si fréquentes – par rapport à un événement, une série d’événements ou un fait quelconque, animé ou non, réel ou virtuel, sur une échelle sans degrés, mais pour ainsi dire sans fin. L’effet est dévastateur aussi bien au niveau individuel qu’à celui collectif.
Les exemples « historiques » ne manquent bien sûr pas. Cependant, par commodité, on ne s’en occupera pas, car à notre époque et dans la vie de tous les jours, il y a assez de cas qui retiennent l’attention, très souvent par leur prodigieuse originalité. Certains glacent le sang.
Et d’un. Cette retraitée irlandaise est délestée des économies d’une vie par des filous africains. À force de messages qui sentent le moisi à la ronde, ils se font passer pour les proches d’un ancien soit-disant ministre du pétrole au nom bien autochtone, lui. L’ex-ministre, vieux, droit, gentil, déchu, malade, incarcéré, voudrait léguer son avoir – rien que 28 millions de dollars américains – à sa famille, si ce n’était la dictature au pouvoir qui y lorgne aussi. L’argent se trouve dans une respectable banque à Londres. Évidemment, pas moyen pour le ministre d’en disposer, encore moins pour ses proches. Un tiers extérieur pourrait en revanche y accéder, moyennant une série de codes que lesdits proches au début et la banque ensuite lui transmettraient. Étant donné que son identité n’a pas été choisie au hasard, mais pour son intégrité bien connue et son grand cœur, ils lui demandent de les aider pour récupérer cet argent. Comme récompense pour ce dérangement, ils lui offrent une commission de 10% sur cet avoir. Seul petit détail: afin de se voir remettre ce pactole, la procédure de la banque veut que grand-mère s’acquitte d’une modeste taxe transactionnelle préalable de 0.025%. Ce sera le premier pas ; d’autres émoluments, taxes, commissions et pénalités de retard suivront pour un total de 148320 euros, jusqu’à ce que la cyberpolice bloque l’arnaque, sauvant ainsi les derniers 7552 euros de grand-mère.
Et de deux. L’heure est là pour cette rock-star planétaire. Il a beau avoir exalté trois générations de fans, à 70 ans passés n’importe qui peut bien être rappelé pour rendre les plaques. Sa disparition entraîne des effets en chaîne. L’incrédulité totale pour commencer. Admettre qu’un demi-dieu puisse être mortel, c’est impossible, puis impensable, puis très difficile, puis… Bon, après tout on l’admet, mais… Mais ça va quand même pas. Le vide est trop profond, l’injustice trop criante, personne n’a été prévenu, c’est insupportable, invivable. Plus de cinq décennies qu’on s’en nourrit, une vie d’homme. Dans de tels cas, ce qu’il faut faire c’est ne pas se laisser abattre. Résister, s’organiser. Croire. Alors les fans se mettent à prier. Quelques-uns au départ, puis, réseaux sociaux aidant, le cercle s’élargit considérablement. Ils prient autant pour le demi-dieu que pour eux-même. Et ça prie, ça prie, mais à l’évidence ça ne suffit pas. On ne prie pas assez ? On ne se concentre pas assez ? On le fait en ordre dispersé ? Le fait est que le résultat n’y est pas. Et le résultat ne peut être autre que restituer l’idole – vivant – à ses fans. Du coup, sur la lancée d’autres précédents fameux, la suite logique et de lancer en ce sens une énergique pétition à Dieu pour faire état de la détermination des fans. Chose dite, chose faite : des milliers s’y joignent, mais les fans sont toujours en attente du résultat, car le demi-dieu continue d’être mort.
Et de trois. Avec plus de 200 sauts à l’élastique à son actif, l’aventurière n’a plus grand chose à prouver, à son entourage, à ses followers, et jusqu’à elle-même. Cela a commencé prudemment à 50 mètres, pour progresser à 100, jusqu’au plus récent saut à 171 mètres. Elle a presque tout fait : le saut normal, arrière, toucher l’eau, les yeux bandés. Plusieurs fois elle a eu l’honneur du ‹ Guiness Book of World Records › pour divers exploits. Mais à 28 ans, l’ennui la guette déjà. Puis un jour, au cours d’un repas entre amis, quelqu’un lui glisse l’idée lumineuse : laisser de côté de vaines prouesses, enrichir le vocabulaire de cette activité, explorer de nouvelles voies, ennoblir la discipline aussi qu’un geste devenu routinier. « Eurêka ! » Quelques semaines d’entraînement et une demi douzaine de plongeons plus tard, elle est fin prête. Notaire, envoyé spécial du Livre des Records, famille, amis, collègues du club, autorités locales, presse – l’excitation est à son comble autour de ce nouveau défi : munie d’une fourchette, plonger à 150 m, viser l’émincé de veau dans l’assiette posée par terre, et la vider au rythme du va-et-vient élastique, évidemment avant l’arrêt complet. Une première tentative rate, parasitée par l’envol inopiné d’une nuée de corneilles, indifférents aux exploits humains. À la seconde elle triomphe enfin, et son ultime challenge est aussitôt homologué. Comblée, elle se retire dans un buisson voisin pour rendre l’émincé à mère-nature.
Et de quatre. Au comté, la MAN (Milice Armée Nationale) est aussi connue que redoutée par les habitants. Cette formation, chef en tête, fait régner l’ordre et fait pas de quartiers. Pour lui, c’est blanc sur noir: blanc égal bon, noir pas égal bon, le blanc, c’est la vie, le noir, c’est la mort. Alors cette nuit, ils sont trois – lui et deux barbouzes – à patrouiller comme à l’habitude. Soudain, une scène dans la rue. Au volant, une dame de couleur, cadre d’une banque de la région. Elle vient d’accrocher – sans gravité – un jeune touriste scandinave, genre hippie, clairement high. Entre milles excuses, la dame essaie de redresser le jeune, affalé. Rue vide, ville calme, aucun témoin. man se saisit du cas. Les barbouzes coincent la dame. Le chef au jeune: « Ça va ? Vous êtes blessé ? » Le jeune, confus: « J’ai fait pas exprès. » « Oui, mais êtes-vous blessé ? » « Oui, non, je m’excuse. » La dame: « Il a bondi et a buté contre… » Le chef: « Ta gueule, (au jeune) vous avez mal ? Allez, debout, doucement. » Le jeune: « Oui, monsieur, excusez-moi… » « Mais y a pas à s’excuser, allez… » Le jeune, effrayé: « Merci, vous allez m’arrêter ? me tuer ? » Le chef rit, puis sérieux : « Mais non, cool, ici on n’arrête que le négro, on ne… » « Ah…» «… oui, on ne tue que les bêtes de négros » « !! » « Mais oui, c’est comme les bêtes, ils n’ont pas d’âme, et les femelles n’ont que le quart du cerveau des mâles, alors voyez ? ». Le jeune, perplexe mais soulagé : « Ah. » Le chef: « Je vous assure. Allez, debout, vooiiilà, (au barbouzes) et embarquez-moi la cochonne. »
Il n’est pas très étonnant que la quantité, l’étendue et la « richesse » des cas affligeants qui sont liés aux abysses de la bêtise naturelle dépassent celles des exemples consternants d’intelligence artificielle. On l’a bien vu avant : pour celle-ci, ce n’est que le début.
Et de cinq, un dernier. Deux personnes, inscrites en tant qu’artiste au registre d’état civil, sous la rubrique profession, et qui partagent la même singularité: elles ne se revendiquent d’aucun domaine de l’art, de sorte que chacune se confond avec son domaine respectif. La première est un homme. L’originalité de son expression créatrice s’exerce à travers l’anus, d’où le nom de sa passion : artanus. Nu comme un ver, il s’introduit donc dans le rectum divers produits agricoles, entiers ou pré-tranchés, crus ou semi-préparés : bananes, cornichons pelés, carottes cuites, aubergines naines, tomates San Marzano, tranches de pastèques, de melons, d’ananas, de pomélo, etc. Ainsi équipé et dos à un mur, avec des mouvements calculés il écrase le produit respectif contre le crépis vierge. Le choix de végétaux pour une création donnée dépend de l’inspiration du moment. Un voile semi-transparent sépare le créateur du public devant; il est ôté une fois l’œuvre achevée. Par ses productions, l’artiste est présent dans plusieurs haut-lieux des capitales occidentales. La seconde est une femme. Son originalité s’exprime au moyen d’excréments, d’où le nom de sa passion : scatart. Sa matière première sont les déjections animales et humaines. Lorsque le volume d’excréments (bouses, fientes, guano, fèces et autres crottins) qu’elle ramasse est suffisant, en permanence munie du masque à gaz elle mélange avec soin la gadoue aux urines récoltées durant ses aisances, pour obtenir cette espèce de pâte à modeler qui lui sert pour travailler. Les objectifs dépendent de l’inspiration du moment. Cela peut être des tirs nocturnes de scatoboules sur des murs, avec des résultats un peu façon artanus ; des miniatures séchées ; des objets décoratifs passés au four (vases, supports, plateaux) ; des accessoires urbains, etc. Ses œuvres se trouvent dans quelques unes des plus importantes collections.
Que dire ?!.. Peut-être juste se demander si la BN caractériserait seulement les principaux acteurs de ces histoires, ou alors, dans certains cas et au même titre, le cercle plus ou moins large de ceux avec qui ils interfèrent. Réponse: la bêtise naturelle simple, unitaire, est déjà hideuse, mais alors quand elle devient polycéphale, c’est carrément la hydre de Lerne. On pourrait encore se poser la question si, dans certains cas également, il ne s’agirait point de l’ânerie la plus crasse, mais plutôt d’extravagance, de loufoquerie… Autant alors penser qu’en plein concert, lancer « pour rigoler » un pétard depuis la galerie d’un auditorium comble pourrait passer pour une blague.
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Ces quelques exemples de BN donnent le vertige, tout comme ceux d’IA. Dans les deux cas, on voit qu’il est parfaitement inutile de torturer le cerveau pour tenter de pénétrer ces extrêmes. Toutes les situations dépassent l’entendement commun, il suffit donc d’y rester prostré chocolat. Pourtant, ils procèdent de prémisses diamétralement opposées. Alors des analogies flagrantes font aussitôt penser à d’autres formes de manifestation de ce que l’on appelle coincidentia oppositorum (l’unité des contraires) : par exemple certains pans des idéologies politiques d’« extrême-gauche » et d’« extrême droite », ou alors le cercle chromatique, qui voient les extrêmes – ou les contraires – se rejoindre.
Sur la base de ces constats et conclusions, je peux enfin répondre avec une certaine assurance à l’interrogation apparemment anodine, candide, frivole, de mon copain Zoubïn: ‘IA est plus dangereuse que BN ??’ Non, définitivement non, l’IA et la BN sont tout aussi dangereuses l’une que l’autre. Sur une échelle sans fin. À la différence de la bêtise naturelle, produit de la… nature, voyons, contre laquelle – du moins en principe – l’homme n’y peut rien, l’intelligence artificielle est le pur produit de l’homme lui-même.
Retour donc au slogan de Lénine.
[12 novembre 2017]
- En tout cas depuis au moins 3000 ans, puisque déjà Salomon, sage et vertueux roi d’Israël, s’inquiétait ouvertement dans son premier ‹ Livre des proverbes › : ‘Combien de temps encore, étourdis, allez-vous aimer l’étourderie ? Les insolents n’aspirent qu’à l’insolence, et les insensés refusent la connaissance !’ (22) et aussi ‘L’indocilité des étourdis leur sera fatale, et l’insouciance des insensés les perdra.’(32)
- Dont celles-là, délicieuses, au hasard: ‘Seulement deux choses sont infinies : l’univers et la bêtise de l’homme, et je ne suis pas sûr pour la première.’ (Albert Einstein) et ‘Le problème avec le monde est que les sots sont auto-suffisants et les intelligents sont remplis de doutes.’ (Bertrand Russell), ainsi que cette rime, tirée de la sagesse populaire ‘Si le sot n’est pas fiérot, il n’est pas tout à fait sot.’