IA vs BN (2/2)

Catégorie: Essais
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À pré­sent, pour faire le tour et répondre à la ques­tion de mon copain, je me tourne vers la bêtise natu­relle, la BN, et je me rends compte que je prends immé­dia­te­ment tout aus­si peur. Même pas vrai, car en fait cette peur est vieille comme le monde.1 Comme la bêtise natu­relle. C’est la grande dif­fé­rence d’avec cette toute jeune diva qu’est l’intelligence arti­fi­cielle. La seule d’ailleurs, je crois. Non, faux, il y en a encore une autre: au fil des siècles, la bêtise féroce a fait ses preuves en abon­dance, alors que pour cette intel­li­gence fabri­quée-là, cer­tains espèrent encore trou­ver les moyens adé­quats pour la contenir.

Sauf erreur, il n’existe pas de sta­tis­tiques ou d’études sys­té­ma­tiques trai­tant de la sot­tise, ni d’ailleurs des gra­phiques de son évo­lu­tion dans le temps, ni des cartes de sa répar­ti­tion dans l’espace, ni les clas­se­ments habi­tuels par caté­go­ries (âge, sexe, race, reli­gion, appar­te­nance poli­tique, etc), encore moins de com­pa­ra­tifs. Pour être pré­cis, il ne s’agit pas ici d’inspecter un cer­tain degré de stag­na­tion cultu­relle, ou la dif­fi­cul­té d’intégration d’un indi­vi­du dans son envi­ron­ne­ment humain. Il n’est pas ques­tion de la sim­pli­ci­té d’esprit prô­née par le chris­tia­nisme. Ce qui inté­resse, ce n’est pas le niais, ce n’est pas l’idiot dos­toïevs­kien. Pour recon­naître cette bêtise-là, non plus est-il ques­tion de la rap­por­ter à une quel­conque mesure des facul­tés men­tales, à une échelle du si pré­cieux quo­tient intel­lec­tuel (QI) : l’on peut y être pas si mal situé et néan­moins pro­fon­dé­ment bête.

Ici, le sujet est la bêtise sin­cère et tenace, celle qui s’affiche. Si de sur­croît elle s’accouple avec l’ignorance arro­gante, solide et stable, le mélange est létal. Cette bêtise-là, si effroyable, dépasse la défi­ni­tion lexi­cale, qui ne fait que se concen­trer sur le niveau intel­lec­tuel de l’individu. Elle est un ensemble de fac­teurs plu­tôt vola­tiles, par­fois conjonc­tu­rels, où les res­sources men­tales jouent clai­re­ment un rôle, mais pas plus. Pour le reste, ce sont toutes sortes de cli­chés, de refus, d’automatismes, de cer­ti­tudes, sou­vent mêlés à des traits dou­teux de carac­tère, à de pro­fondes frus­tra­tions, qui opèrent et font des ravages.

Si la bêtise est modes­te­ment pro­mue au fir­ma­ment média­tique, cela est dû pro­ba­ble­ment à des motifs aus­si valables que le res­pect de la per­sonne, son risque d’exposition sociale, ou bien le dan­ger légal. En revanche, la culture popu­laire en raf­fole et, sur la ques­tion, les sen­tences attri­buées aux esprits les plus brillants ne manquent pas.2 Pour­tant – et jus­te­ment – c’est une don­née fon­da­men­ta­le­ment scel­lée dans le genre humain. C’est la carence ou l’absence de rai­son – si fré­quentes – par rap­port à un évé­ne­ment, une série d’événements ou un fait quel­conque, ani­mé ou non, réel ou vir­tuel, sur une échelle sans degrés, mais pour ain­si dire sans fin. L’effet est dévas­ta­teur aus­si bien au niveau indi­vi­duel qu’à celui collectif.

Les exemples « his­to­riques » ne manquent bien sûr pas. Cepen­dant, par com­mo­di­té, on ne s’en occu­pe­ra pas, car à notre époque et dans la vie de tous les jours, il y a assez de cas qui retiennent l’attention, très sou­vent par leur pro­di­gieuse ori­gi­na­li­té. Cer­tains glacent le sang.

Et d’un. Cette retrai­tée irlan­daise est déles­tée des éco­no­mies d’une vie par des filous afri­cains. À force de mes­sages qui sentent le moi­si à la ronde, ils se font pas­ser pour les proches d’un ancien soit-disant ministre du pétrole au nom bien autoch­tone, lui. L’ex-ministre, vieux, droit, gen­til, déchu, malade, incar­cé­ré, vou­drait léguer son avoir – rien que 28 mil­lions de dol­lars amé­ri­cains – à sa famille, si ce n’était la dic­ta­ture au pou­voir qui y lorgne aus­si. L’argent se trouve dans une res­pec­table banque à Londres. Évi­dem­ment, pas moyen pour le ministre d’en dis­po­ser, encore moins pour ses proches. Un tiers exté­rieur pour­rait en revanche y accé­der, moyen­nant une série de codes que les­dits proches au début et la banque ensuite lui trans­met­traient. Étant don­né que son iden­ti­té n’a pas été choi­sie au hasard, mais pour son inté­gri­té bien connue et son grand cœur, ils lui demandent de les aider pour récu­pé­rer cet argent. Comme récom­pense pour ce déran­ge­ment, ils lui offrent une com­mis­sion de 10% sur cet avoir. Seul petit détail: afin de se voir remettre ce pac­tole, la pro­cé­dure de la banque veut que grand-mère s’acquitte d’une modeste taxe tran­sac­tion­nelle préa­lable de 0.025%. Ce sera le pre­mier pas ; d’autres émo­lu­ments, taxes, com­mis­sions et péna­li­tés de retard sui­vront pour un total de 148320 euros, jusqu’à ce que la cyber­po­lice bloque l’arnaque, sau­vant ain­si les der­niers 7552 euros de grand-mère.

Et de deux. L’heure est là pour cette rock-star pla­né­taire. Il a beau avoir exal­té trois géné­ra­tions de fans, à 70 ans pas­sés n’importe qui peut bien être rap­pe­lé pour rendre les plaques. Sa dis­pa­ri­tion entraîne des effets en chaîne. L’incrédulité totale pour com­men­cer. Admettre qu’un demi-dieu puisse être mor­tel, c’est impos­sible, puis impen­sable, puis très dif­fi­cile, puis… Bon, après tout on l’admet, mais… Mais ça va quand même pas. Le vide est trop pro­fond, l’injustice trop criante, per­sonne n’a été pré­ve­nu, c’est insup­por­table, invi­vable. Plus de cinq décen­nies qu’on s’en nour­rit, une vie d’homme. Dans de tels cas, ce qu’il faut faire c’est ne pas se lais­ser abattre. Résis­ter, s’organiser. Croire. Alors les fans se mettent à prier. Quelques-uns au départ, puis, réseaux sociaux aidant, le cercle s’élargit consi­dé­ra­ble­ment. Ils prient autant pour le demi-dieu que pour eux-même. Et ça prie, ça prie, mais à l’évidence ça ne suf­fit pas. On ne prie pas assez ? On ne se concentre pas assez ? On le fait en ordre dis­per­sé ? Le fait est que le résul­tat n’y est pas. Et le résul­tat ne peut être autre que res­ti­tuer l’idole – vivant – à ses fans. Du coup, sur la lan­cée d’autres pré­cé­dents fameux, la suite logique et de lan­cer en ce sens une éner­gique péti­tion à Dieu pour faire état de la déter­mi­na­tion des fans. Chose dite, chose faite : des mil­liers s’y joignent, mais les fans sont tou­jours en attente du résul­tat, car le demi-dieu conti­nue d’être mort.

Et de trois. Avec plus de 200 sauts à l’élastique à son actif, l’aventurière n’a plus grand chose à prou­ver, à son entou­rage, à ses fol­lo­wers, et jusqu’à elle-même. Cela a com­men­cé pru­dem­ment à 50 mètres, pour pro­gres­ser à 100, jusqu’au plus récent saut à 171 mètres. Elle a presque tout fait : le saut nor­mal, arrière, tou­cher l’eau, les yeux ban­dés. Plu­sieurs fois elle a eu l’honneur du ‹ Gui­ness Book of World Records › pour divers exploits. Mais à 28 ans, l’ennui la guette déjà. Puis un jour, au cours d’un repas entre amis, quelqu’un lui glisse l’idée lumi­neuse : lais­ser de côté de vaines prouesses, enri­chir le voca­bu­laire de cette acti­vi­té, explo­rer de nou­velles voies, enno­blir la dis­ci­pline aus­si qu’un geste deve­nu rou­ti­nier. « Eurê­ka ! » Quelques semaines d’entraînement et une demi dou­zaine de plon­geons plus tard, elle est fin prête. Notaire, envoyé spé­cial du Livre des Records, famille, amis, col­lègues du club, auto­ri­tés locales, presse –  l’excitation est à son comble autour de ce nou­veau défi : munie d’une four­chette, plon­ger à 150 m, viser l’émincé de veau dans l’assiette posée par terre, et la vider au rythme du va-et-vient élas­tique, évi­dem­ment avant l’arrêt com­plet. Une pre­mière ten­ta­tive rate, para­si­tée par l’envol inopi­né d’une nuée de cor­neilles, indif­fé­rents aux exploits humains. À la seconde elle triomphe enfin, et son ultime chal­lenge est aus­si­tôt homo­lo­gué. Com­blée, elle se retire dans un buis­son voi­sin pour rendre l’émincé à mère-nature.

Et de quatre. Au com­té, la MAN (Milice Armée Natio­nale) est aus­si connue que redou­tée par les habi­tants. Cette for­ma­tion, chef en tête, fait régner l’ordre et fait pas de quar­tiers. Pour lui, c’est blanc sur noir: blanc égal bon, noir pas égal bon, le blanc, c’est la vie, le noir, c’est la mort. Alors cette nuit, ils sont trois – lui et deux bar­bouzes – à patrouiller comme à l’habitude. Sou­dain, une scène dans la rue. Au volant, une dame de cou­leur, cadre d’une banque de la région. Elle vient d’accrocher – sans gra­vi­té – un jeune tou­riste scan­di­nave, genre hip­pie, clai­re­ment high. Entre milles excuses, la dame essaie de redres­ser le jeune, affa­lé. Rue vide, ville calme, aucun témoin. man se sai­sit du cas. Les bar­bouzes coincent la dame. Le chef au jeune: « Ça va ? Vous êtes bles­sé ? » Le jeune, confus: « J’ai fait pas exprès. » « Oui, mais êtes-vous bles­sé ? » « Oui, non, je m’excuse. » La dame: « Il a bon­di et a buté contre… » Le chef: « Ta gueule, (au jeune) vous avez mal ? Allez, debout, dou­ce­ment. » Le jeune: « Oui, mon­sieur, excu­sez-moi… » « Mais y a pas à s’excuser, allez… » Le jeune, effrayé: « Mer­ci, vous allez m’arrêter ? me tuer ? » Le chef rit, puis sérieux : « Mais non, cool, ici on n’arrête que le négro, on ne… » « Ah…» «… oui, on ne tue que les bêtes de négros » « !! » « Mais oui, c’est comme les bêtes, ils n’ont pas d’âme, et les femelles n’ont que le quart du cer­veau des mâles, alors voyez ? ». Le jeune, per­plexe mais sou­la­gé : « Ah. » Le chef: « Je vous assure. Allez, debout, vooiii­là, (au bar­bouzes) et embar­quez-moi la cochonne. »

Il n’est pas très éton­nant que la quan­ti­té, l’étendue et la « richesse » des cas affli­geants qui sont liés aux abysses de la bêtise natu­relle dépassent celles des exemples conster­nants d’intelligence arti­fi­cielle. On l’a bien vu avant : pour celle-ci, ce n’est que le début.

Et de cinq, un der­nier. Deux per­sonnes, ins­crites en tant qu’artiste au registre d’état civil, sous la rubrique pro­fes­sion, et qui par­tagent la même sin­gu­la­ri­té: elles ne se reven­diquent d’aucun domaine de l’art, de sorte que cha­cune se confond avec son domaine res­pec­tif. La pre­mière est un homme. L’originalité de son expres­sion créa­trice s’exerce à tra­vers l’anus, d’où le nom de sa pas­sion : arta­nus. Nu comme un ver, il s’introduit donc dans le rec­tum divers pro­duits agri­coles, entiers ou pré-tran­chés, crus ou semi-pré­pa­rés : bananes, cor­ni­chons pelés, carottes cuites, auber­gines naines, tomates San Mar­za­no, tranches de pas­tèques, de melons, d’ananas, de pomé­lo, etc. Ain­si équi­pé et dos à un mur, avec des mou­ve­ments cal­cu­lés il écrase le pro­duit res­pec­tif contre le cré­pis vierge. Le choix de végé­taux pour une créa­tion don­née dépend de l’inspiration du moment. Un voile semi-trans­pa­rent sépare le créa­teur du public devant; il est ôté une fois l’œuvre ache­vée. Par ses pro­duc­tions, l’artiste est pré­sent dans plu­sieurs haut-lieux des capi­tales occi­den­tales. La seconde est une femme. Son ori­gi­na­li­té s’exprime au moyen d’excréments, d’où le nom de sa pas­sion : sca­tart. Sa matière pre­mière sont les déjec­tions ani­males et humaines. Lorsque le volume d’excréments (bouses, fientes, gua­no, fèces et autres crot­tins) qu’elle ramasse est suf­fi­sant, en per­ma­nence munie du masque à gaz elle mélange avec soin la gadoue aux urines récol­tées durant ses aisances, pour obte­nir cette espèce de pâte à mode­ler qui lui sert pour tra­vailler. Les objec­tifs dépendent de l’inspiration du moment. Cela peut être des tirs noc­turnes de sca­to­boules sur des murs, avec des résul­tats un peu façon arta­nus ; des minia­tures séchées ; des objets déco­ra­tifs pas­sés au four (vases, sup­ports, pla­teaux) ; des acces­soires urbains, etc. Ses œuvres se trouvent dans quelques unes des plus impor­tantes collections.

Que dire ?!.. Peut-être juste se deman­der si la BN carac­té­ri­se­rait seule­ment les prin­ci­paux acteurs de ces his­toires, ou alors, dans cer­tains cas et au même titre, le cercle plus ou moins large de ceux avec qui ils inter­fèrent. Réponse: la bêtise natu­relle simple, uni­taire, est déjà hideuse, mais alors quand elle devient poly­cé­phale, c’est car­ré­ment la hydre de Lerne. On pour­rait encore se poser la ques­tion si, dans cer­tains cas éga­le­ment, il ne s’agirait point de l’ânerie la plus crasse, mais plu­tôt d’extravagance, de lou­fo­que­rie… Autant alors pen­ser qu’en plein concert, lan­cer « pour rigo­ler » un pétard depuis la gale­rie d’un audi­to­rium comble pour­rait pas­ser pour une blague.

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Ces quelques exemples de BN donnent le ver­tige, tout comme ceux d’IA. Dans les deux cas, on voit qu’il est par­fai­te­ment inutile de tor­tu­rer le cer­veau pour ten­ter de péné­trer ces extrêmes. Toutes les situa­tions dépassent l’entendement com­mun, il suf­fit donc d’y res­ter pros­tré cho­co­lat. Pour­tant, ils pro­cèdent de pré­misses dia­mé­tra­le­ment oppo­sées. Alors des ana­lo­gies fla­grantes font aus­si­tôt pen­ser à d’autres formes de mani­fes­ta­tion de ce que l’on appelle coin­ci­den­tia oppo­si­to­rum (l’unité des contraires) : par exemple cer­tains pans des idéo­lo­gies poli­tiques d’« extrême-gauche » et d’« extrême droite », ou alors le cercle chro­ma­tique, qui voient les extrêmes – ou les contraires – se rejoindre.

Sur la base de ces constats et conclu­sions, je peux enfin répondre avec une cer­taine assu­rance à l’interrogation appa­rem­ment ano­dine, can­dide, fri­vole, de mon copain Zoubïn: ‘IA est plus dan­ge­reuse que BN ??’ Non, défi­ni­ti­ve­ment non, l’IA et la BN sont tout aus­si dan­ge­reuses l’une que l’autre. Sur une échelle sans fin. À la dif­fé­rence de la bêtise natu­relle, pro­duit de la… nature, voyons, contre laquelle – du moins en prin­cipe – l’homme n’y peut rien, l’intelligence arti­fi­cielle est le pur pro­duit de l’homme lui-même.

Retour donc au slo­gan de Lénine.

[12 novembre 2017]

  1. En tout cas depuis au moins 3000 ans, puisque déjà Salo­mon, sage et ver­tueux roi d’Israël, s’inquiétait ouver­te­ment dans son pre­mier ‹ Livre des pro­verbes › : ‘Com­bien de temps encore, étour­dis, allez-vous aimer l’étourderie ? Les inso­lents n’aspirent qu’à l’insolence, et les insen­sés refusent la connais­sance !’ (22) et aus­si ‘L’indocilité des étour­dis leur sera fatale, et l’insouciance des insen­sés les perdra.’(32)
  2. Dont celles-là, déli­cieuses, au hasard: ‘Seule­ment deux choses sont infi­nies : l’univers et la bêtise de l’homme, et je ne suis pas sûr pour la pre­mière.’ (Albert Ein­stein) et ‘Le pro­blème avec le monde est que les sots sont auto-suf­fi­sants et les intel­li­gents sont rem­plis de doutes.’ (Ber­trand Rus­sell), ain­si que cette rime, tirée de la sagesse popu­laire ‘Si le sot n’est pas fié­rot, il n’est pas tout à fait sot.’
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