La période de consolidation du politique est probablement la plus cruelle de l’histoire. Les deux guerres mondiales réunies auraient fait plus de victimes que toutes les violences engendrées par d’autres formes de confrontation durant cette seconde période. Au total, plus de 100 millions d’hommes seraient morts ainsi. Avec un bilan à peine plus élevé qu’un cinquième de ce total, l’ultime période de l’époque industrielle constituerait ainsi une phase d’accalmie… Il serait pourtant audacieux de soutenir que ce constat grave ne tiendrait qu’au transfert de pouvoir évoqué : en effet, le passé est riche en exemples témoignant du vieux penchant des hommes à s’entretuer. Ce serait aussi présomptueux d’affirmer que les promoteurs (comme les exécutants) de ces désastres auraient été dotés d’une cruauté proportionnelle à ce terrible inventaire : ceci négligerait les progrès techniques des moyens de destruction. (Les attaques américaines contre les villes de Hiroshima et Nagasaki ont fait, en quelques minutes, autant de victimes que la guerre russo-japonaise en deux ans. Est-ce que, pour autant, le président Truman occuperait la première place au palmarès de la barbarie, au détriment par exemple du tsar Nicolas II et de l’empereur Mutsuhito, ou de tant d’autres ?) Enfin, je crois que l’émotion surgie à l’ombre de ces réflexions ne devrait pas estomper le principal constat digne d’intérêt au sens de cette étude : politiquement, l’empreinte de cette période est faible. Certes, c’est le moment des plus grandes entreprises doctrinaires de l’ère industrielle : le capitalisme fordiste, le taylorisme, le keynésianisme, le bolchevisme, le maoïsme, les nationalismes allemand et italien, auxquels on pourrait ajouter le colonialisme et le sionisme. Mais, foncièrement, pour l’électeur du monde occidental, l’offre politique reste la même. Comment ça ?
Eh bien, le colonialisme ne fait partie que subsidiairement de la vie des métropoles. Les échanges sont bien sûr vifs, la dépendance aussi, souvent dans les deux sens. Mais politiquement, vus depuis l’Occident, les colonies et autres protectorats comptent peu. Avec la dictature du prolétariat, le communisme a vite fait d’éliminer les notions de contre-offre et d’option. Ainsi, pendant 50 ans, il s’entoure d’un nuage de satellites politiquement factices. Vraies innovations et résultats d’un réel processus géopolitique, les nationalismes allemand et italien rejettent également toute contre-offre, travaillant en monopartisme. Mais leur vie est trop courte pour jeter les bases d’une alternative fiable, et leur parcours les sort de l’histoire. Enfin, le trajet du sionisme est aussi national, et en même temps diffus et répandu. Et à vrai dire, son but ne se décline pas en termes de choix de concepts. Ainsi, de toutes ces formules plus ou moins récentes, une seul émerge, compte et se maintient : la toujours bonne vieille politique bivalente gauche-droite.
Pendant et au sortir de la Seconde Guerre mondiale, à l’exclusion des dictatures (le communisme, le fascisme, le nazisme, le franquisme, le maoïsme, le pétainisme, le salazarisme, le stalinisme, le titisme), cette vieille politique glisse sur les mêmes rails qui l’ont toujours guidée. D’un côté, une gauche à présent dogmatiquement affermie par la grande crise et par l’appui sino-soviétique. De l’autre, une droite en partie affaiblie par le conflit qui vient de s’achever, accusant les coups portés par l’occupant, mais soutenue par l’Amérique dans ce qui sera bientôt la guerre froide. Donc, concrètement et à l’inverse de l’économique et du social, le politique rate les enseignements de cette terrible épreuve et amorce maladroitement le virage décisif de l’après-guerre. Les effets de cette inertie singulière ne tardent pas à se manifester, mais c’est avec le temps et les événements qu’ils se renforcent et marquent de leur empreinte le final de l’ère industrielle.
Si elle continue d’être élaborée avant tout à droite et à gauche, la politique de la 3e période ne bouillonne plus à droite dans les clubs et les salons, et encore moins à gauche dans les ateliers et les cantines. Preuve, si besoin il en était encore, la désormais fameuse 3e voie du Premier ministre britannique, reprise par d’autres dirigeants socialistes, comme tentative d’enrayer l’enlisement de la gauche en lui donnant une direction médiane. Pourtant, les partis centristes existent depuis toujours… En revanche, elle vibre au rythme des festivals en plein air ; est secouée lors de chaque arrivée d’immigrés clandestins ; mobilise la rue pour les G7 ; s’expose dans les parades canines ; hurle à chaque nouveau carnage dans une école ; explose après Seveso, Amoco Cadiz, Bhopal, Tchernobyl ; s’anime pour les débats télévisés sur l’euthanasie ; crie contre la guerre ; s’épand sur les sites de tchatche ; se scande durant les rallyes de Cox, Deuches et autres Harleys. Avec le temps, l’instruction et l’information, et à travers les changements qui ont eu lieu dans la vie de tous les jours, la politique devient réellement l’affaire de tout le monde. Pas à pas, elle entre dans les chaumières et se prépare dans la cuisine, les salles de gym et devant la télé. Ceci, droite et gauche ne semblent pas encore le comprendre, ou l’admettre, ou l’assimiler – elles qui persistent à privilégier des préceptes chers aux patriarches du capitalisme-impérialiste et du marxisme-léninisme.
Dans quelle droite conservatrice classique de quel pays se reconnaîtrait à présent ce pdg danois, régnant à la tête d’une multinationale à capitaux espagnols, russes et américains, obligé de composer avec des dimensions géopolitiques, écologiques et culturelles inexistantes jusqu’alors ? Et l’ouvrier spécialisé qui jouit d’un niveau de vie confortable, comment pourrait-il s’approprier le vibrant et historique slogan ‘Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !’ – lui qui n’a qu’une angoisse quotidienne : la sécurité de sa fille de 9 ans sur le chemin de l’école ? Et vers quelle droite, ou vers quelle gauche, se dirigeraient le petit fermier bousculé par la transgénose, la femme harcelée par des réflexes sociaux machistes, l’automobiliste accablé par les interdits, ou le tout jeune citadin déboussolé qui vient de tuer ses parents ?
Les thèmes changent donc, mais pas le politique. Le plus direct et naturel effet de ce paradoxe, qui n’en est pas un, est l’apparition de mouvements qui reniflent les propriétés de ces changements et s’en revendiquent aussitôt. Et pendant que la droite poursuit sur la voie libérale habituelle de la société industrielle, dans un contexte complètement restructuré ; pendant que la gauche croit toujours dur comme fer à la lutte de classe au sein d’une civilisation saturée ; pendant ce temps-là, une nouvelle politique surgit, s’installe et se renforce.1
La diversité et, souvent, le pittoresque de ces groupes ne sont qu’à l’image de l’éventail et du caractère parfois insolite des crises du monde actuel. Certains se sont déjà taillé des places distinctes sur l’échiquier politique, d’autres sont en train de les chercher, et il y en a qui en sont encore à un stade primitif. Mais ils partagent tous une même propriété : le rejet ferme des stéréotypes droite-gauche. Et chaque nouveau vote ou chaque nouvelle élection qui marque la percée, brève ou non, de telle ou telle nouvelle tendance (qu’invariablement l’establishment politique traite, avec condescendance, d’énigme accidentelle) confirme la dichotomie croissante entre la réalité de la rue et la politique traditionnelle.
Il y a d’abord les écologistes. Cela fait plus de 30 ans qu’ils gagnent des galons sur une planète de plus en plus violée. Leur ligne distincte de combat n’est plus à expliquer, même si, de temps à autre, la gauche (modérée) les courtise. Et si l’attitude générale face à la nature a évolué, c’est en bonne partie grâce à leur action.
Réagissant à toutes sortes d’alliances, à la pan-régionalisation et à l’internationalisation, il y a les nationalistes. Par ces temps syncrétiques, la défense des spécificités nationales est évidemment légitime, malgré des maladresses répétées qui ruinent leur activité. Utilisés à mauvais escient par la droite et la gauche, les maux de la dernière guerre piègent une doctrine qui est le plus souvent étrangère aux excès d’autrefois.
Les pacifistes, ensuite. Pas forcément asservis aux écologistes, même s’ils leur sont souvent assimilés, leur credo est des plus louables. En effet, qui défendrait une idéologie guerrière ? Formés il y a longtemps sur les pelouses du flower-power, ils peinent pourtant à se dégager de certains clichés formés à leur insu par la classe politique traditionnelle, comme celui d’amateurisme.
Suivent les antimondialistes, anciennement alternatifs devenus altermondialistes comme pour mieux évoquer le désir d’un autre monde, et pas nécessairement le rejet de celui, global, en construction. Benjamins des précédents, leur lutte ne vise pourtant pas uniquement la guerre. En plus, ils défendent aussi bien les cultures locales face aux conglomérats, que la production naturelle face au rendement à tout prix.
Et puis, il y a les mouvements citoyens, approximativement dans la même lignée. Penchant plutôt vers la gauche classique, ils tentent néanmoins de ramener la conscience décisionnelle au niveau de l’individu. Ce sont les déçus du socialisme qui les composent, mais pas seulement, et leurs succès relatifs leur font espérer des jours meilleurs.
Les formations pour une Europe conçue à travers ses régions et ses différences regroupent des sensibilités qui ont beaucoup de choses à partager avec celles qui ont déjà été évoquées ici. Cette vision exprime principalement le rejet d’une politique classique considérée par trop conventionnelle, embourbée dans de vieux schémas anachroniques et vulnérable aux défis du monde contemporain.
Cette mouvance compte aussi sur les défenseurs des valeurs ancestrales. Pour un monde toujours plus uniformément représenté par le virtuel et le tout-plastique, ce réflexe ne saurait surprendre. Il est intéressant que ces courants d’idées ne soient pas spécialement et maladivement passéistes. C’est, à nouveau, un type de réaction à un état en cours de généralisation, que la droite et la gauche classiques sont incapables de gérer.
Dans un autre registre, il y a les groupes pour la défense des intérêts de la famille, ou contre les différentes formes de violence (au travail, à la maison, routière, envers les enfants, les femmes, les animaux – encore que ceux-ci fassent souvent cause commune avec l’écologie). Selon les pays, leur pouvoir et leur influence, ils peuvent être redoutables, preuve de leur popularité.
Cette revue des tendances est certainement incomplète. Elle le serait encore plus, si d’autres formations représentatives des préoccupations de l’homme d’aujourd’hui étaient omises. Par exemple les automobilistes, les usagers d’internet, les minorités (culturelles, homosexuelles, religieuses). Leur particularité ? Avant d’être conservateurs ou socialistes, si d’aventure ils l’étaient, ils sont automobilistes, surfeurs sur internet, occitans, homosexuels, bouddhistes. Bien sûr, hormis les inconditionnels du surf virtuel, ils l’étaient aussi cent ans en arrière, mais les temps ont changé. Et voilà qu’à cette mutation, la vieille politique, figée dans ses stéréotypes désormais vidés de substance, n’arrive pas à faire face. À l’exception du remodelage relatif de certains partis communistes, en réaction au naufrage de cette idéologie vers la fin de la période, et de la “3e voie“ socialiste, tentée par cette mutation pour des raisons plus ou moins similaires et déjà mentionnée, je ne connais aucun exemple probant de refonte structurelle majeure des doctrines classiques. Et parce que tout cela ne suffit pas, le peuple emploie depuis des années ses moyens propres, privilégiés, de correction : l’absence aux urnes et, plus rarement, car plus violent, le vote-sanction. À bon entendeur, salut !
En marge de ces constats, le cas des États-Unis mérite une attention à part. Avec un système idéologique en théorie dualiste, mais parfaitement monocolore en pratique, ce pays réussit d’un seul coup trois exploits interdépendants : triompher sur le podium de l’incongruité politique; forts de deux siècles de balancement continu d’un pied sur l’autre, enseigner pourtant la vraie démocratie à tout va, en louant les vertus de la stabilité d’un tel dualisme ; faire marcher un modèle oligarchique joyeusement assumé par les masses. À ces exploits directs, s’ajoutent leurs dérivés : asseoir la primauté de l’efficacité sur les principes ; déclasser les démocraties plurielles, dont la diversité les fait passer pour hystériques2; mais surtout, démontrer que fabriquer un autre type de stalinisme, avec des résultats pour le moins aussi concluants que les réalisations du modèle classique, c’est techniquement possible.3
En résumé, sous la lumière triangulaire jetée ici, le profil du monde occidental en ce début de millénaire est composé d’un paysage économique nerveusement animé par la technologie de pointe (dans les communications, la sécurité, l’information, la biologie) d’un panorama social soufflant avec difficulté sous le poids de mutations successives, et présente un portrait politique qui affiche sereinement près de 200 ans de trop.
[10 janvier 2004]
- Une blague des années soixante-dix décrit bien le mental de l’époque. Nous avons, aux États-Unis, John, ouvrier à la chaîne d’assemblage chez Ford, qui se lève à 7 heures du matin, fait son jogging, se prend une petite douche, ouvre le frigo, se prépare un petit-déjeuner copieux avec bacon, œufs, confiture et flocons, saute dans sa “Chevy” décapotable et, vers 9 heures, arrive tout frais à l’usine où depuis toujours il se fait exploiter à longueur d’année. En Italie par contre, Gino, chef d’équipe chez fiat, se lève à 6 heures, nourrit les petits, n’a pas envie de se raser, ouvre le frigo, se farcit les spaghettis refroidis de la veille, s’enfile dans sa “Topolino” et, vers 8 heures, rejoint ses camarades dans l’atelier où sa famille se fait spolier depuis trois générations. Enfin, en urss, il y a Boris, ingénieur-chef chez lada, qui se lève à 5 heures, va au magasin, fait la queue pour acheter du yaourt et du pain, revient bredouille car tout était vendu avant que son tour n’arrive, va à la salle de bains, ouvre le robinet pour se raser, le referme car il n’y a pas d’eau, ouvre le frigo, le referme car il est vide, court à la station de bus, s’y engouffre et, à 7 heures pile, arrive, les yeux collés, à l’usine dont, depuis 1925, il est propriétaire.
- Par exemple la Suisse, avec 54 formations politiques représentatives (dont 19 au niveau fédéral) pour 7 millions d’habitants, la Belgique, 30 pour 11 millions, la France, 21 pour 60 millions, l’Italie, 19 pour 58 millions, l’Espagne, 15 pour 40 millions, le Danemark, 14 pour 6 millions, la Pologne, 12 pour 39 millions, l’Irlande, 11 pour 4 millions, et – record – l’Islande, avec 7 formations pour 0.3 millions d’habitants. Face à ces cas “pathologiques“, « (…) un pays de près de 300 millions d’habitants, [où ] les alternatives politiques ne sont définies que par 2 partis, entre lesquels il n’existe aucune différence politique digne de ce nom » (extrait d’un discours de David North, secrétaire national du Parti de l’égalité socialiste des États-Unis, tenu en 1996 à l’Université de Michigan).
- Ce dernier résultat est avant tout une leçon de professionnalisme donnée à tous les déchus du communisme, qui déplorent la manière dont il fut appliqué à l’Est, et qui attendent depuis longtemps de voir à l’œuvre un système opulent à pensée unique. (À ce titre voir aussi Jean-François Kahn dans ‹Tout était faux ›, Fayard, 1998 : « Est intrinsèquement stalinienne toute tendance à juger d’un fait en fonction, non de sa réalité propre, mais du rôle qu’il joue dans un espace stratégique (etc) )».