« Chaque fois que l’on essaye de se rappeler ce qui fait la spécificité de la vie américaine, ce qui vient à l’esprit, ce sont les gangsters ou les racketteurs, ou au moins les banquiers, ce qui ne fait pas une grande différence.»
(Ilia Ilf et Evguéni Petrov,
‹ L’Amérique de plein-pied : Roman-reportage ›, 1936)
L’Amérique1, j’en ai pourtant rêvé et j’y ai cru. Comme, je pense, tout jeune homme non américain normalement constitué. À 9000 km de distance, j’ai rêvé de cow-boys, de gratte-ciel, de cinéma, de liberté, d’argent et de tant d’autres trucs dont je ne me souviens plus. Et puis, après mes 40 ans, ça s’est arrêté. Comme pour confirmer – dans un autre registre – la boutade de W. L. Wilkie ‘ne pas être socialiste avant 40 ans c’est ne pas avoir de cœur, et l’être après 40 ans c’est ne pas avoir de raison’.
Ainsi, ce n’est pas présomptueux d’affirmer que les États-Unis d’Amérique, aujourd’hui premier pays exportateur de biens et de services au monde, exportent aussi plusieurs non-valeurs, immatérielles, ce qui les rend encore plus redoutables. Cinq me semblent primordiales.
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Il y a d’abord l’indifférence pour l’esprit de mesure.
Outre-Atlantique, elle est présente urbi et orbi. Si de nombreux aspects permettent de la comprendre, ils ne sauraient la cautionner, encore moins la faire admettre, et surtout accepter son exportation. Si le pays est vaste, d’autres le sont autant, ou encore plus. Mais nulle part ailleurs qu’en Amérique la démesure n’a imprégné à ce point la société et les individus qui la composent.
Comment interpréter autrement que par l’abandon mimétique de l’esprit de mesure les défis que se lancent des pays pris dans la spirale de la globalisation et qui, du haut de leur fragilité économique, ambitionnent de concourir avec les plus grands sur leur propre terrain ?
En termes temporels, la forme que prend ce manque d’intérêt est la perte de la patience.2 Mais là encore, si le pays est jeune, d’autres le sont autant, ou encore plus. Pourtant, cette quête effrénée de l’efficacité la plus élevée conformément à la règle du RMMmTmSm (Résultat maximum, avec un minimum de Moyens, en un minimum de Temps et pour un Salaire minimum.) exportée tous azimuts, elle vient d’Amérique, et pas d’Australie.
Relativisons tout de même. Historiquement parlant, l’Amérique est un grand adolescent insouciant et nerveux, forcément inexpérimenté mais bosseur, plein de ressources et qui pète la santé. Nombriliste par la force des choses, il s’imagine que tout le monde autour doit être et agir comme lui. Mais encore une fois, d’autres adolescents, grands ou moins grands, pourraient se voir dresser le même cliché-robot. Pourtant, ce n’est qu’à l’Amérique qu’il s’applique.
L’explication est qu’en ce moment, c’est le seul pays à la fois adolescent et pédagogue.
À ce stade, quelque chose m’invite à faire un saut de 1800 ans en arrière et à tenter une comparaison avec la Rome antique. En tenant compte du monde connu à l’époque, l’empire de Marc Aurèle était, certes, plus jeune que celui des Reagan, Clinton et Bush, mais sûrement plus vaste. Et, comme l’Amérique de nos jours, il était l’unique puissance en position de dicter sa loi sur l’étendue de son espace d’influence.
Je crois en l’adage disant que ceux qui ignorent l’histoire sont destinés à la revivre. Les États-Unis risqueront-ils pour autant l’avènement de la barbarie?
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La deuxième moins-value exportée est justement cette indifférence pour l’histoire et la tradition.
On peut aussi la comprendre, même si l’on a de la peine à le faire. Et pour cause. Dans ma nouvelle patrie, j’ai connu des gens qui – à l’aide de documents – se sont amusés à remonter aux origines de leurs familles. Certains, sans aucune ascendance aristocratique, ont ainsi abouti au XIIIe siècle, c’est-à-dire aux temps de la création de la Confœderatio Helvetica ! Moi, j’avoue qu’un truc pareil me laisse coi. Pourtant, l’exploit en soi me touche moins que ne m’impressionne le niveau d’organisation, de discipline et – j’ose le mot – d’une certaine forme de civilisation atteint par les gens de cette contrée depuis l’époque de la quatrième croisade, de sorte que la conservation et la transmission purent se passer dans de telles conditions. En Amérique, une telle fantaisie deviendrait vite comique autant par son côté tellement impensable que par sa nature purement gratuite, car son utilité serait assimilée à la tenue de l’extrait du registre d’état civil de l’australopithecus afarensis, affectueusement appelée Lucy.
Mais je me dis que cette mésestime a peut-être d’autres causes encore. Et je pense à un certain agacement (gratuit) qui jaillit lorsque l’Américain doit se mesurer sur ce terrain même à une civilisation riche de traditions, un peu comme le bourgeois prospère qui essaye furieusement de (se) convaincre que l’air subtilement fané et adorablement suave de la noblesse n’a rien de précieux. À ce propos, les belles paroles de Friedrich von Schiller : « Les natures ordinaires paient avec ce qu’elles font, les nobles avec ce qu’elles sont », qui nous ramènent à la même conclusion que l’on est ce que l’on fait, sans perdre de vue que celui qui a eu (ou s’est créé) plus de temps pour faire aura à disposition plus de substance pour être. D’où l’inopportunité de l’agacement.
Et puis, on peut avoir beau rechercher les destinations touristiques les plus exotiques car également les plus imbibées du folklore local, soi-disant dans le but de joindre l’utile à l’agréable en se leurrant avec un vernis de culture; en réalité, le transfert se fait en sens inverse, car ce sont en effet ces cultures-là qui s’américanisent beaucoup plus tôt que ne s’enrichissent culturellement les vacanciers rentrant dans leur Texas natal après dix jours de dépaysement passés de tours guidés en séances de photos. Pour deux motifs complémentaires : les sociétés locales sont souvent trop démunies pour ne pas vite céder aux sirènes de l’arsenal consumériste, et en même temps les voyages ne sont pas plus des révélations que les vrais objectifs des touristes ne sont de s’imbiber de ces cultures. La plupart du temps, l’échange se résume donc (pour l’indigène) à faire dépenser le plus d’argent possible au visiteur et (pour celui-ci) à enrichir sa collection vidéo montrant Mamie en tenue estivale s’amusant aux côtés d’un bonze à Katmandou, ou Sonny en short, pomper du Sprite devant l’antre de saint Basile le Grand en Cappadoce.
Et puis vous êtes au Nouveau Monde, en venant de la bonne vieille Europe. Vous vous recueillez dans la maison de tel héros du XVIIIe siècle, vous visitez tel monument du XIXe, telle industrie du début du XXe, telle infrastructure d’avant la guerre. Partout, vous surprenez la déférence – normale d’ailleurs – du guide local. Normal, le fait qu’une décennie pour l’Américain soit un siècle pour le Grec ou l’Italien. Et là, instinctivement, vos pensées volent vers le Parthénon (Ve siècle av. J.-C.) ou le Colisée (Ie siècle ap. J.-C.), un irrépressible petit sourire au coin des lèvres. Normal encore, car le vieux marin de haute mer ferait de même devant le môme exhibant fièrement sa première sardine attrapée à la ligne. Tout ceci pour dire qu’en fait cette indifférence n’est qu’à la mesure de la jeunesse de l’histoire et des traditions américaines. Qu’elle n’est qu’une sorte de moyen simple permettant d’esquiver une réalité dont, encore une fois, normalement l’on ne devrait pas se préoccuper. Alors pourquoi y aurait-il problème ?
Je ne vois qu’une réponse, fût-elle douteuse et décevante : parce que le pays est fait d’immigrés d’Europe, du Proche-Orient, de Chine, d’Inde, et qu’avec les années, tout en contribuant pleinement à la création de l’identité américaine, peut-être ces gens furent-ils rattrapés par un sentiment alambiqué de frustration nostalgique par rapport à la densité de leur cadre de vie d’origine, tout ceci dans un contexte nouveau, vaste et informe qu’ils se devaient de structurer, mais dont ils n’avaient pas la maîtrise absolue des règles, comme c’était le cas dans leur ancienne patrie. Comment expliquer autrement leur engouement notoire pour la production européenne ou orientale (voitures, horlogerie, beaux-arts, artisanat, mode, gastronomie) ? À ce titre, l’exemple des châteaux écossais ou français, achetés aux enchères, listés, démontés pierre par pierre, emballés, transportés par bateau, déballés et reconstruits dans le Middle West est, je pense, le plus caricatural.
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La troisième moins-value exportée est la dissolution de la considération envers la personne, via la réduction des formes d’appellation. Mais qu’est-ce que cela veut bien dire ?
Si je réprouve le fait qu’en Amérique tout le monde est Jim et Bob avec tout le monde, ce n’est de loin pas l’excès de politesse qui me domine, mais le regret que vlan !, comme ça, tout un pan du système relationnel humain vieux comme le monde est en train de disparaître.
J’essaye une motivation sociologiquement acceptable, pas pour valider le phénomène, mais pour l’expliquer. L’absence de distinction en anglais entre les 2es personnes du singulier et du pluriel ne me paraît pas suffisante : tous les mécanismes liés à la communication font que l’idiome originel pratique très bien cette différence. Je pense alors que l’explication doit être historique, sociale et culturelle.
Imaginons un bateau s’échouant sur une île déserte avec, à son bord, une foule bigarrée que je limite à quelques archétypes du mental collectif : un vieux magistrat respecté, une jeune prostituée, un industriel dynamique, un policier sobre et avisé, une grand-mère avec son petit-fils, un drogué en phase terminale, un journaliste ambitieux, un cheminot syndiqué et une étoile de ballet. Avant le naufrage, ces personnages occupaient des positions distinctes sur des échelles aussi variées que celles de l’honorabilité sociale, du bien-être matériel, du prestige, de l’éducation, etc. Cela les aurait amenés à envisager des approches bien précises entre les uns et les autres. Seulement, avant le voyage, ils ne s’étaient jamais rencontrés ; pendant, ils ne se sont jamais croisés.
Et tout à coup, la catastrophe. Et les voilà qui luttent au mieux pour essayer de survivre dans une mer glaciale et déchaînée, en espérant toucher la côte. Et ils y arrivent, certains portant sur leur dos les plus faibles. Et une fois évanouis sur la terre ferme, d’autres épreuves les attendent, plus âpres encore : manger, boire, habiter, se défendre. Et là, chacun fera démocratiquement don de ses aptitudes et de son savoir-faire à ses autres amis d’infortune. Dans ces conditions, est-ce qu’un seul instant l’un des rescapés songerait à regarder ses consorts à travers les filtres de la respectabilité, de l’aisance, de la célébrité ou de l’instruction, en soupesant la manière la plus appropriée d’entrer en relation ?
Voilà une lecture de l’histoire des hommes de l’Amérique, réunis de partout dans la dure épreuve de survivre en situation extrême. Mais ces temps-là sont bien révolus. Aussi probante que cette explication puisse être, s’y référer exclusivement, aujourd’hui, en Europe, reviendrait à remonter à l’Exode, balayant ainsi les acquis de tant de rapports humains stratifiés, échangés, adaptés et interprétés pendant des milliers d’années. Ce ne serait pas sérieux et ce n’est pas le but. Voyons donc plus loin.
Le fait est que ces conditions premières ont réellement façonné outre-Atlantique une certaine manière a priori égalitaire d’envisager son prochain. Bien sûr, en théorie nous sommes tous égaux devant les chances de la vie, et sûrement devant l’absolu de la mort. Mais il ne nous arrive que très rarement d’être égaux dans justement tous ces domaines-là qui déterminent en mode pratique nos rapports réciproques courants. Et même si nous l’étions, il est dans l’ordre des choses que le rapprochement ait lieu doucement, par une connaissance réciproque croissante, par l’accumulation d’expériences communes, par le partage du bien et du mal, et par tant d’autres choses.
Ce qui s’est passé au fil du temps sur le Nouveau Continent ne fut qu’une application de ces habitudes originelles extrêmes. Et la complexité toujours croissante des rapports interhumains de cette société en pleine formation ne put en changer un iota. Raison pour laquelle on pratique, dans l’Amérique actuelle, en tous cas en dehors du cadre de fonctionnement officiel de chacun, entre le vieux magistrat respecté et la jeune prostituée, ou l’industriel dynamique et le cheminot syndiqué, une familiarité d’opérette qui peut s’évanouir de facto à la moindre anicroche.
Comme toutes les choses brusques ou infondées, il reste que pour moi il y a malaise lorsque deux types qui ont dépassé l’adolescence font Brüderschaft à l’instant où ils se serrent la main pour la première fois.
C’est pourquoi la scène du merveilleux film ‹ Being There › (réalisé par Hal Ashby en 1979) où Bob, président des États-Unis (Jack Warden) prend congé du bobet Chancey Gardener (Peter Sellers) – dont il vient de faire la connaissance – avec un « Chauncey… » très yankee et reste ahuri devant le plat « Bobby… » que le niais lui retourne, cette escène est pour moi un vrai exorcisme. Bravo Monsieur Ashby !
La quatrième moins-value exportée est l’auto-attribution de la liberté absolue relative au moi, au prochain, à la société et à la Divinité.
Je me dis qu’on pourrait retrouver ici certaines explications déjà répertoriées. Par exemple la surestimation de soi-même. Celui qui a réussi à (sur)vivre dans un tel milieu, au départ sauvage et hostile, n’a dès lors plus de comptes à rendre à personne, fût-il Dieu.
[…]
[1e novembre 2004]
- À l’origine, le titre du texte fut ‘L’Amérique’, mais le thème de l’exportation, dont je voulais m’occuper, le rendait à mes yeux assez vague. Et comme la citation était inévitable, il y avait voisinage gênant avec le titre du roman-reportage russe. Il fallait changer. Ce fut ‘Made in America’. C’était bien, car il se dégageait une consonance créative (Fait en Amérique), mais comme l’Amérique n’est pas un nom déposé par les États-Unis d’Amérique, il pouvait tout aussi bien faire référence aux trois sous-continents américains ou, si l’on y tient absolument, au continent de l’Amérique du Nord avec les trois pays qui le composent. Ce n’était donc pas ça non plus. Vint ‘Made in USA’, mais il me sembla trop galvaudé par les vignettes de blue-jeans et par un usage tel qu’il est rangé depuis longtemps au rayon des clichés. C’est ainsi que j’en suis arrivé à ce mélange insolite, sûrement perfectible.
- Un des domaines où le vice de l’impatience sévit le plus est celui de la pratique du langage en général (termes raccourcis, topique simplifiée) et des noms (Maximilian devient Max, Alexander – Al, Sebastian – Seb, Jonathan – Jo, etc). Préférences de grammaire et d’orthographe de Microsoft Word, rubrique des paramètres de syntaxe : le réglage par défaut conseillé pour les phrases dites normales indique le nombre maximum de 35 mots, soit 7 de moins que celle que vous venez de terminer.