« Chaque fois que l’on essaye de se rappeler ce qui fait la spécificité de la vie américaine, ce qui vient à l’esprit, ce sont les gangsters ou les racketteurs, ou au moins les banquiers, ce qui ne fait pas une grande différence.»
(Ilia Ilf et Evguéni Petrov,
‹ L’Amérique de plein-pied : Roman-reportage ›, 1936)
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La quatrième moins-value exportée est l’auto-attribution de la liberté absolue relative au moi, au prochain, à la société et à la Divinité.
Je me dis qu’on pourrait retrouver ici certaines explications déjà répertoriées. Par exemple la surestimation de soi-même. Celui qui a réussi à (sur)vivre dans un tel milieu, au départ sauvage et hostile, n’a dès lors plus de comptes à rendre à personne, fût-il Dieu.
Bémol n° 1 : je ne crois pas qu’au départ le Brésil ou l’Australie étaient des havres plus hospitaliers pour les colons. Et, de nouveau, le piège d’oublier que si tel critère de rudesse pourrait à la rigueur marcher un temps, quelques siècles plus tard il aurait logiquement dû se façonner suivant l’évolution de la société vers un état plus civilisé. Bémol n° 2 : d’accord peut-être pour le moi, le prochain ou encore la société. Mais alors Dieu ?! Car l’Américain est quelqu’un de foncièrement croyant ! Là, ça se complique donc un peu, et je pense qu’il faudrait faire un tri.
D’abord, en considérant qu’il reste tout de même une quantité d’Américains qui ne sont pas croyants. Mais je n’irais pas – encore ! – jusqu’à dénoncer ceux-là sous prétexte qu’ils diffusent leur libertinage à l’échelle planétaire. Ensuite, il serait intéressant de voir comment se fait-il que des chrétiens vivant dans la crainte de Dieu puissent développer un tel degré de liberté par rapport en tout cas aux choses de ce bas monde (qui est, lui aussi, un objet de la Création) ? Enfin, nous avons tout de même la catégorie des potes du Christ, dont les idées se portent peut-être le mieux, et qu’il conviendrait donc d’observer à part.
Si l’on ne saurait éviter l’explication faisant appel à l’émancipation engendrée par le culte protestant, elle est ici inadéquate et réductrice : les États-Unis n’ont pas produit la Réforme. Par ailleurs, tout en étant la principale religion du pays, le protestantisme (toutes formes confondues) jouit proportionnellement d’une position moins affirmée qu’en Grande-Bretagne. Ainsi, ce culte de souche saxonne n’explique pas les coutumes affranchies des Latinos de Santa Fe, des Juifs de New York, des Grecs d’Indianapolis, ou des Chinois de Seattle.
Je cherche alors la raison de cet esprit libertaire dans le sillage de la Magna Carta Libertatum de 1215. En effet, pour aboutir à une si large application de ces grandes avancées des droits de la personne, il leur a fallu d’abord être affermies par le Habeas Corpus de 1679, ensuite par la constitution de 1787 (première du monde moderne et la plus vieille en pratique, celle de la Sérénissime république de San Marino exceptée) et par The Bill of Rights de 1791, avec ses amendements sur les droits civiques. Mais surtout, ces droits ont pu s’épanouir sur une terre vierge d’acquis historiques et sociaux. Le fait est que ces mêmes principes ont eu beaucoup plus de mal à s’imposer en Angleterre (où ils ont vu le jour) et en France (où l’on se targue d’avoir inventé les droits de l’homme).
Suivit un enchaînement assez logique. D’abord, une certaine immigration sélective faite de gens quittant leur pays non seulement (ou pas forcément) pour des motifs économiques, mais pour jouir de libertés qu’ils n’avaient pas chez eux ou ailleurs. Et aussi, la consolidation – génération après génération – du sens donné à la notion de liberté dans toute son étendue, source évidente des plus dangereux dérapages, dont le recours stéréotypé aux règlements devant la justice n’est pas le moindre.
Je reviens aux potes du Christ, dont je disais que les idées (pas du Messie, mais de ces copains) se portent à merveille. C’est un des aspects les plus troublants de cette dérive et en même temps l’un de ceux qui nuisent le plus au christianisme : le copinage avec Jésus et la prolifération de cette tendance. Vient-il du début des années 1970, avec le retour aux sources, le renouveau de l’amour sur fond de guerre, la découverte de la spiritualité orientale ? Possible. Toujours est-il que cette bizarrerie a essaimé parallèlement à la transformation de l’image de l’Église, vécue de moins en moins comme création du Seigneur et de plus en plus comme un repaire de prélats félons. À force de proliférer en toute liberté sur les tee-shirts, les tasses de café et les pare-chocs des voitures, le Messie fut ainsi réduit à la hauteur de ses potes. Pas l’inverse.
Alors, que ce pays se trouve aujourd’hui à un stade tel, que chaque mouvement de la vie quotidienne soit déterminé par un réflexe mental qui mesure spontanément le potentiel juridique du geste en question – passe. Qu’il soit arrivé à un point où son drapeau, symbole banalisé de fierté nationale, puisse être impunément brûlé n’importe où et n’importe quand par n’importe qui pour n’importe quoi – passe. Qu’il dispose du plus grand nombre de sectes des plus diverses et saugrenues, de harangueurs, de prophètes et des foules qui leur sont soumises – passe. En fin de compte, même dans la patrie de toutes les libertés, qui sème le vent récolte la tempête. Tant que le linge sale est lavé dans la famille, normalement tout devrait bien aller.
Mais l’aspect qui est de loin le plus troublant, le plus délicat et le plus difficile à comprendre reste justement l’universalisation de ces symptômes. Victimes de leur immense succès, se hâteraient d’aucuns de conclure. Faute d’une meilleure contre-offre, s’exclameraient vite d’autres, comme Jean-François Revel dans son panégyrique ‹ L’Obsession anti-américaine › (Plon, 2002), où j’ai fini par me demander, perplexe, si je ne serais pas en présence d’un ouvrage réalisé sur commande, ce qui, sachant la réputation de son auteur, serait bien dommage. Parce qu’ils sont devenus un modèle, se presseraient enfin d’ajouter certains. Hmm…
Je partagerais plutôt l’avis de Mgr Godfried Danneels, actuel primat de Belgique, qui dit se méfier du ‘God Bless America’ martelé tous azimuts, surtout « quand on l’utilise à la fin d’un discours militaire, puisque cela peut signifier que Dieu nous bénisse nous, mais pas les autres ». Et le cardinal d’ajouter que « Accaparer Dieu pour sa propre cause, ce n’est pas la première fois que cela se produit dans l’histoire de l’humanité, mais il faut savoir que ça ne se fait pas ».
Non, j’ai tendance à croire, encore que le sujet me semble dépasser le cadre de ce texte, que pour interpréter convenablement la généralisation des symptômes évoqués ici, il faut emprunter une voie beaucoup plus malaisée, qui passe par l’examen général de la civilisation contemporaine. Dans toute sa diversité. Et – surprise ?! – dans toute sa dissolution. Ce qui, d’un coup, ferait des États-Unis d’Amérique non plus le meilleur de la course, ni le champion de l’offre, encore moins le seul modèle en place, mais – hélas ! – le premier maillon (car le plus faible) et le plus durement atteint par ce fléau de la liberté arrogante et insensée qui nous menace tous.
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La cinquième moins-value exportée est la référence invariable au matériel.
Je m’explique. Par cela, je ne dis pas qu’aux États-Unis c’est le désert en termes de personnes, d’associations ou de courants d’idées prônant la méditation. Non seulement ce serait impossible, tant le pays est grand et multicolore, mais en plus c’est faux, car de telles personnes ou associations sont effectivement légion, ne fût-ce qu’en application de la moins-value antérieure ! Je dis en revanche que cette référence au concret est un des ferments de l’identité américaine.
Je continue de m’expliquer. Je ne dis pas non plus que le renvoi invariable au matériel est le monopole de l’Amérique, ni son œuvre. Personnellement, je crois que la Réforme est pour beaucoup dans cet état de choses, mais je ne veux pas me répéter. J’admets aussi que dans cet incessant match entre le matériel et le spirituel dont l’homme est le terrain, il existe tout au long de l’histoire des étapes où, pour toutes sortes de raisons, l’un tend à dominer l’autre. Ainsi, je considère que l’Amérique est aujourd’hui l’endroit où cette emprise matérielle est la plus évidente.
Je finis de m’expliquer. Je ne privilégie pas l’état méditatif, pas plus que je ne prêche un tel État. Le concret et le pratique ne m’horripilent pas, mais je dis tout simplement qu’ils ne me semblent pas à leur place en tant que fondements d’une société.
1e question :
En quoi le matérialisme quotidien est-il plus influent aux États-Unis qu’ailleurs ?
Pour essayer d’y répondre convenablement, je commence par un constat : ce que l’homme réalisa physiquement en 500 ans sur le sol américain fut sans équivalent connu dans l’histoire : un État de brousse devenu l’État le plus foisonnant qui soit. Mais ça, je le répète, ce sont des gens taillés sur mesure qui l’ont fait. Ou plutôt des gens qui étaient à la mesure de la tâche qu’ils avaient endossée. (Contrairement peut-être aux apparences, ceci n’est pas un jugement de valeur, mais seulement un constat de correspondance nécessaire entre un contexte donné et certaines facultés d’adaptation qui sont requises ou, justement, qui se sont adaptées à ce contexte.) D’accord, les Néo-Zélandais ont réussi la même chose en 200 ans seulement, mais admettons tout de même qu’il y a là, comparativement, une question d’ampleur et de complexité impossible à éluder.
Au gré du savoir et des moyens actuels, rêvons alors d’une découverte extraordinaire. Imaginons que, sur notre petite planète que l’on connaît à la loupe, on repérerait un fabuleux territoire, accueillant, inexploré et inexploité. Et puisqu’on sait bien qu’il ne saurait se trouver ni au milieu de l’Atlantique, ni du Pacifique, ni même en Amazonie, disons qu’il serait au centre de la Terre ! En clair, qu’il serait le centre d’une planète-ballon et non pas d’une planète-bille comme appris à l’école. Une autre Terre, avec de petites étoiles dedans et le soleil au centre. Et les deux Terres de communiquer pleinement par les pôles
Or, en 1492, il a fallu à Colomb plus de deux mois pour toucher le Nouveau Monde. Aujourd’hui, quelques heures par l’air ou quelques jours sur terre suffiraient pour atteindre cet autre Nouveau Monde. Qui seraient les colons ? Les aventuriers, ainsi que les rescapés des dictatures, de la pauvreté ou du «système». J’ai ainsi l’intime conviction qu’ils auraient la même trempe que les Anglais, Portugais, Espagnols et Italiens qui peuplèrent l’Amérique il y a de cela quatre siècles, et que pour quelques bonnes générations encore à venir, leur première préoccupation continuerait à ne pas être l’au-delà, mais bien l’éclosion de leur nouvel univers.
À présent, ce que l’homme mystique gagna en quelques dizaines de siècles sur la terre eurasiatique fut aussi sans pareil dans l’histoire connue. On ne s’y attardera pas. On retiendra en revanche que ce processus fut une composante inhérente de l’interminable édification des civilisations chinoise, hindoue, judaïque, européenne, arabe. Cultes et cultures grandirent et mûrirent ensemble. Et pour cela, ils disposèrent de 4000 ans pour les plus anciennes, de 1500 ans pour les plus récentes.
Alors, si le matérialisme quotidien s’impose davantage aux États-Unis qu’ailleurs, ce n’est pas une question de faute ou de culpabilité. Tous les éléments énumérés plus haut – sélectivité, nature de l’homme, priorités, survie, âges – en font un sujet tout simplement historique.
2e question :
En quoi cette situation serait-elle tellement blâmable ?
En rien. Tant que ça reste confiné à l’endroit dont le phénomène dépend de façon naturelle. Pourtant, nous traitons ici d’exportation. Et justement, le problème est que, nolens volens, les États-Unis exportent la (ou leur) matérialité. Alors, à la vue du franc succès rencontré même dans les pays les plus férus de leurs propres traditions, on ne peut éviter de se questionner à nouveau sur la dégradation dont nous sommes de piètres acteurs et de pauvres voyeuristes, et sur le chèque en blanc remis ipso facto aux États-Unis pour convertir l’exportation en domination.
Dommage que je n’aie décidément pas la possibilité de dresser un constat de la spiritualité américaine en l’an 5000, ou au moins 3000. Je suis persuadé que j’aurais eu assez de matière pour mon récit. Mathématiquement, c’est absolument impossible autrement.
*
En fin de compte, les cinq moins-values traitées ici n’ont rien de vraiment étonnant en soi. Chaque société, chaque homme aussi, en possède. Mais comment jugerait-on l’adolescent qui, usant de son autorité, donc de son influence, s’appliquerait à implanter autour de lui sa superbe, son jargon, ses fantaisies ? Ce qui revient à dire que le seul grand et vrai problème est qu’en exportant ses moins-values au nom et du haut de sa suprématie, la jeune Amérique tend à les imposer.
Qu’elle n’eût pas été la première à le faire ne me convainc guère. C’est vrai que tout au long de l’ère coloniale, l’Angleterre, la France, l’Espagne et bien d’autres encore ont diffusé à travers le monde de l’époque leur culture, leur savoir-faire, mais certainement leurs mœurs et leurs vices aussi. La différence, la toute grande différence, est que ce monde-là était plus jeune de quelques siècles, que souvent il s’agissait de contrées sauvages (selon la terminologie des colonisateurs) et surtout qu’il était loin d’être structuré, cimenté et complexe comme il le fut, de plus en plus, depuis la révolution industrielle, du moins en Europe.
En plus, à quelques exceptions près (non concluantes, récentes, éphémères et conflictuelles – l’invasion japonaise en Chine, la domination de l’Europe de l’Ouest par le IIIe Reich, la soumission de l’Europe de l’Est à l’urss), le puissant n’a jamais implanté – dans les sociétés fortement structurées – les concepts et les règles propres à son système de valeurs. À ce que je sache, il n’y a ainsi pas eu de japonisation de la Chine, de germanisation de la France ou de soviétisation de la Pologne.
Enfin, toutes les anciennes puissances étaient adossées à un curriculum vitæ sinon millénaire, pour le moins séculaire. Avec, l’on m’excusera du peu, tout ce que cela comporte. Je veux dire par là (en quelque sorte à leur décharge, sans toutefois vouloir cautionner ni leurs anciens penchants impérialistes, ni le mal qu’ils auront provoqué au cours de leurs conquêtes) que, par conséquent et à la rigueur, il était possible d’au moins leur prêter la conviction qu’elles avaient quelque chose à diffuser. Peut-être pas quelque chose de forcément valable, mais en tout cas quelque chose d’homologué par le temps.
Chose que cette nouvelle Amérique, qui se cherche toujours, n’a pas.
[1e novembre 2004]
P.S. Le tout dernier objectif que je pourrais me fixer serait de paraître (ou passer pour) “anti-américain“. Alors, par précaution, je prends comme un devoir le fait de rappeler ici au moins un produit américain d’exportation qui se range résolument dans la catégorie opposée – celle des vraies valeurs, catégorie dans laquelle les Américains eux-mêmes sont passés maîtres : c’est l’esprit d’audace dans l’insouciance, de confiance absolue en la chance et en soi-même, l’esprit du No limits !, celui-là qui est justement à la base de la success-story américaine. Il fallait le dire. Quant à me pencher sur cette catégorie, ce sera peut-être pour une prochaine fois.