Le tiercé perdant

Catégorie: Essais
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Confé­rence inau­gu­rale expli­ca­tive devant les Col­lèges de la Fédé­ra­tion des Syn­di­cats Réunis, de l’Alliance Artis­tique Sociale, de la Ligue Patro­nale Natio­nale et de la Confé­dé­ra­tion Libre des Usagers


Thème de l’exposé : ‘Les deux sens de la ren­ta­bi­li­té’1


Depuis la nuit des temps – et notam­ment, pour ce qui est de l’écriture, depuis Guten­berg2, dans le monde artis­tique, celui de la créa­tion de l’esprit qui nous inté­resse ici, mais pas seule­ment, les choses se passent ain­si : il y a comme une sorte de tier­cé. Perdant.


Il y a donc d’abord le pre­mier élé­ment du tier­cé, indis­pen­sable et déter­mi­nant : le créa­teur,3 ou l’artiste. Lui, il créé le pro­duit artis­tique, l’œuvre, disons. Un jour, il le sort de sa tête, comme ça. Parce qu’il en a tout sim­ple­ment envie, ou parce qu’on le lui demande, ou parce qu’il a des achats à faire, ou qu’il a d’autres besoins, ou parce qu’il veut – ou se doit de – faire un geste social, ou poli­tique, ou cultu­rel, ou spor­tif, ou parce qu’il n’arrive pas à s’empêcher de faire autre­ment. Ce peut être un poème, une pein­ture, une chan­son, un film, une sculp­ture, peu importe. Il fait cela abso­lu­ment seul, dans sa cabane, en tan­dem, ou en très petit comi­té.4 Avec ça, une fois qu’il aura ache­vé son pro­duit artis­tique, son rôle s’achève aus­si. Sauf s’il se trouve dans la situa­tion très par­ti­cu­lière où, par son tra­vail, il aura répon­du à une com­mande bien pré­cise de la part d’un tiers, eh bien l’œuvre qu’il vient de créer, il peut l’oublier dans un tiroir ou dans son gre­nier, et pas­ser éven­tuel­le­ment à la suivante.


Erreur ! Parce que sur ce, vient le deuxième élé­ment du tier­cé : l’entremetteur, qu’on dit aus­si l’intermédiaire. Sui­vant le type de créa­tion qui est en jeu, l’entremetteur peut être ce que l’on appelle un pro­duc­teur, un édi­teur, un agent, bref un com­mer­çant, un ache­teur qui par la suite devien­dra ven­deur. Car à moins qu’il ne veuille pas ran­ger son tra­vail – comme on l’a vu, ou, même si cela ne le déran­ge­rait pas, mais qu’il ne peut se le per­mettre, enfin, peu importe les motifs, à ce stade le créa­teur se doit d’attribuer à son œuvre un nou­veau sta­tut. De pure créa­tion propre à son esprit, il doit ain­si l’oblitérer du qua­li­fi­ca­tif d’article, en d’autres termes de mar­chan­dise. Par­tant de là, il est évident que la valeur tran­sac­tion­nelle du pro­duit artis­tique ne peut être fixée autre­ment que par lui-même, par son créa­teur donc, ou par l’acheteur, ou au moyen d’une négo­cia­tion plus ou moins ardue entre les deux par­ties. Tou­jours est-il qu’au bout de cette étape, la pro­prié­té du pro­duit passe – inté­gra­le­ment ou par­tiel­le­ment, sui­vant les cas – des mains de son créa­teur, dans celles de cet ache­teur-là. Vous remar­que­rez que si dite tran­sac­tion a lieu après la conclu­sion du tra­vail de créa­tion, pen­dant, ou même avant de le com­men­cer, le prin­cipe reste inchan­gé : tout cela n’est qu’un simple détail d’organisation entre les parties.


Cette mar­chan­dise ayant ain­si chan­gé de pro­prié­taire, son sens change en consé­quence, cela par l’apparition (dans ce pro­ces­sus) du troi­sième élé­ment du tier­cé : le client final, cou­ram­ment appe­lé aus­si le consom­ma­teur, plus rare­ment l’utilisateur ou l’usager. Quan­ti­ta­ti­ve­ment par­lant, l’on observe en pas­sant que d’habitude l’intermédiaire évo­qué est une enti­té soli­taire (comme d’ailleurs nous l’avons aus­si vu pour le créa­teur lui-même), voire repré­sen­tant un groupe d’action limi­té, alors que, tout à l’opposé, dans l’écrasante majo­ri­té des cas, ce client final-ci est non seule­ment mul­tiple, mais il peut arri­ver qu’il consti­tue néces­sai­re­ment la majeure par­tie de l’humanité. Néces­sai­re­ment et aus­si humai­ne­ment, parce que de par la nature même de toute tran­sac­tion opé­rée par l’homme, l’intermédiaire qui aura acquis un bien, a tout avan­tage de mettre à pro­fit au maxi­mum son acqui­si­tion, en dis­tri­buant le pro­duit – c’est-à-dire en le ven­dant – sur la plus large échelle pos­sible. Et l’on sait que sou­vent le but de tout com­mer­çant inter­mé­diaire et de faire en sorte pour trans­for­mer la majeure par­tie de l’humanité en cliente finale. Que l’objet de la tran­sac­tion soit dans ce cas une pro­duc­tion de l’esprit n’est ain­si plus rele­vant, à par­tir du moment où elle aura acquis ce sta­tut de marchandise.


Bien. Mais alors pour­quoi en fin de compte ce tier­cé serait-il per­dant ? Et, par ailleurs, en quoi ce genre de pro­duc­tion serait-il dif­fé­rent – disons – d’une plaque de cho­co­lat ou d’une paire de chaus­sures ? Patience. Il est tout à fait vrai qu’une œuvre artis­tique est des­ti­née à (ou devrait) don­ner satis­fac­tion qua­li­ta­ti­ve­ment, comme la plaque de cho­co­lat et la paire de chaus­sures. D’abord à son propre créa­teur, ensuite, en pas­sant par l’intermédiaire, à l’utilisateur final, puisqu’il est éga­le­ment muni de rai­son et d’esprit. Voyons cela de plus près.


Ven­dues au client final, la plaque de cho­co­lat et la paire de chaus­sures incluent dans leurs prix d’abord leurs com­po­santes maté­rielles, ensuite l’effort humain (et dans cer­tains cas méca­nique), les deux indis­pen­sables à sa réa­li­sa­tion, aux­quels s’ajoute un cer­tain sur­plus per­met­tant à la chaîne de pro­duc­tion de cou­vrir ses coûts, comme d’évoluer. Aus­si, le cal­cul du prix final est-il rela­ti­ve­ment simple et logique, et acces­soi­re­ment l’on peut conclure sur la valeur ajou­tée5 déga­gée au cours de ce pro­ces­sus. Les com­po­santes maté­rielles d’une créa­tion de l’esprit n’ont en revanche pas de valeur:6 on ne consi­dère pas une sculp­ture d’après son poids, ou un roman d’après son épais­seur. Elle est créée ex nihi­lo, à par­tir de rien, si ce n’est au moyen des facul­tés men­tales, de l’acquis intel­lec­tuel et de la sen­si­bi­li­té du créa­teur.7 Dans le monde que nous vivons, ceci est jus­te­ment impos­sible pour le fabri­quant de la plaque de cho­co­lat ou de la paire de chaus­sures. Alors com­ment pro­cède-t-on lorsqu’on se trouve devant un pro­duit artis­tique fait à par­tir de rien, donc même pas de zéro ?


Pour sim­pli­fier, ce qui se pra­tique pour les besoins des tran­sac­tions avec des pro­duits de l’esprit, c’est de chif­frer – ou d’imaginer – la réso­nance que l’œuvre en ques­tion a, ou aurait, chez l’usager. Ceci vaut autant pour la pre­mière étape, où l’œuvre devient mar­chan­dise, que pour la seconde, lors de sa dis­tri­bu­tion dans le public. Sans égard aux natures radi­ca­le­ment dif­fé­rentes de ces deux uni­vers, esprit et matière, nous voyons que les méthodes d’évaluation d’une créa­tion sen­sible et d’un pro­duit phy­sique se rejoignent ici en un point unique appe­lé ren­ta­bi­li­té. Ce phé­no­mène est pos­sible uni­que­ment parce que le créa­teur de l’œuvre artis­tique aura préa­la­ble­ment alloué à sa créa­tion un sta­tut com­mer­cial négo­ciable, une réa­li­té marchande.


Cepen­dant, encore une fois : de par leur nature même, ces deux plans ne peuvent coïn­ci­der en aucun de leurs points. Nous trai­tons ici – d’une part – du domaine maté­riel, brut, et – d’autre part – de celui sen­sible de l’esprit. Dans ce cas, comme nous l’avons vu, il s’agit plus par­ti­cu­liè­re­ment de son volet pure­ment émo­tion­nel, seul para­mètre pos­sible et cou­ram­ment uti­li­sé pour chif­frer ou esti­mer la valeur d’une telle créa­tion. Alors rap­pro­chons-nous encore une fois et obser­vons quelques créa­tions signi­fi­ca­tives: ‹Des sou­ris et des hommes›,8 ‹Le cri›,9 ‹Still loving you›,10 ‹For­rest Gump›,11 ‹La Grande Arche de la Défense›,12 ‹Les bas-fonds›,13 ‹L’oiseau dans l’espace›14. Les expli­ca­tions sont super­flues : cha­cune de ces œuvres est à juste titre suf­fi­sam­ment fameuse de par sa force d’évocation et sa clar­té sug­ges­tive. Entre autres. Chaque auteur l’imprègne de sa vision et de son esprit, et l’accompagne d’un cer­tain mes­sage. Vision, esprit et mes­sage prennent ensuite le che­min imma­té­riel du client final.


Une fois atteint l’univers sen­sible de ce der­nier, les trois vec­teurs évo­qués – la vision, l’esprit et le mes­sage – sont cen­sés engen­drer un ensemble de réponses inté­rieures qui leur sont iden­tiques, ou au moins appa­ren­tées. Au tra­vers et au gré de ses res­sources émo­tion­nelles, de sa capa­ci­té à vibrer, le consom­ma­teur réagit plus ou moins à ces sti­mu­li. Nous tou­chons ici au cœur même de l’exposé. Car en fin de compte et fon­da­men­ta­le­ment par­lant, les réac­tions de l’usager ne sont en rien struc­tu­rel­le­ment dif­fé­rentes de celles qui sont sus­ci­tées par une foule de mani­fes­ta­tions natu­relles et humaines qui ont lieu direc­te­ment, sans inter­mé­diaire donc. Rap­pe­lons-nous au hasard, sans pré­tendre à aucun clas­se­ment sur l’échelle de l’émotion : la ten­dresse, une tor­nade, une injus­tice, un ciel étoi­lé, une menace, une coc­ci­nelle esca­la­dant une goutte de rosée sur la feuille d’un nénu­phar, un deuil, l’envie, une clai­rière fleu­rie, une récom­pense, un bao­bab soli­taire au milieu d’une prai­rie, une décep­tion, un lever de soleil, une crainte, une mer plate, la pitié, un arc-en-ciel, la jalou­sie, un trem­ble­ment de terre, l’indifférence, la colère, etc…


Dans les rap­ports réci­proques entre les hommes, comme dans ceux entre les hommes et la nature, ces mani­fes­ta­tions émanent du – et touchent le – côté émo­tion­nel, celui-là même qui nous fait vibrer au contact avec une œuvre d’art, une créa­tion artis­tique. Pen­sons-y bien. Rien ne dif­fé­ren­cie – atten­tion ! fon­da­men­ta­le­ment et struc­tu­rel­le­ment – ces deux situa­tions. Si l’on est ému jusqu’aux larmes en lisant l’histoire de ‹La petite fille aux allu­mettes›,15 on le serait tout autant, sinon davan­tage, en décou­vrant ce 29 jan­vier 2015 dans un quar­tier de Toron­to (Cana­da), le corps recro­que­villé et sans vie du petit Eli­jah Marsh, 3 ans, sor­ti faire tout seul le tour de son pâté de mai­sons par un froid de canard, muni rien que d’une couche, d’un T-shirt et de ses chaus­sures.16 Si l’on trouve l’art du peintre hol­lan­dais Vincent Van Gogh exal­tant, contem­pler un champ de blé au mois de juillet sous le vent et le soleil, et admi­rer son tableau ‹Champ de blé aux cor­beaux›,17 pro­dui­rait le même genre émo­tion. Celui qui serait gla­cé d’horreur par la méta­mor­phose sata­nique de Regan Mac­Neil,18 on pour­rait se dire qu’il en serait de même s’il se réveillait au milieu d’un glis­se­ment de ter­rain empor­tant sa mai­son. Enfin, quelqu’un serait frap­pé tout autant par le défer­le­ment de fureur d’un pro­chain que par le for­mi­dable assaut du ‹Dies irӕ›.19


En conclu­sion, ces deux types dis­tincts de rela­tions, qui déclenchent des phé­no­mènes émo­tion­nels iden­tiques, sont dif­fé­rentes en un seul point, arti­fi­ciel et tech­nique: l’une est par­fai­te­ment directe, d’homme à homme et de la nature à l’homme; l’autre a néces­sai­re­ment lieu par l’intermédiaire d’un objet fait par un tiers – son créa­teur, qui, dans ce but, l’aura préa­la­ble­ment trans­for­mé en pro­duit, en auto­ri­sant du coup son entrée dans le cir­cuit de l’échange. Comme nous l’avons vu, cette muta­tion est impli­ci­te­ment liée à l’existence d’un entre­met­teur. Et cette unique dif­fé­rence entraîne aus­si une autre : le coût, ou le prix, puisque ipso fac­to le pro­duit en ques­tion est assor­ti d’une cer­taine valeur mar­chande. Résul­tat contra­dic­toire : alors que ce rap­port sen­sible d’homme à homme et de la nature à l’homme a lieu libre­ment, sans contre­par­tie pécu­niaire donc, le même rap­port sen­sible entre l’homme et cette fois la créa­tion artis­tique est sou­mis au mon­nayage.20


Nous sommes arri­vés à pré­sent au stade où nous pou­vons iden­ti­fier le tier­cé per­dant. En fait, deux tiers – et non pas trois – com­posent ce tier­cé, cha­cun d’eux étant per­dant pour des rai­sons qui lui sont propres. Concep­tuel­le­ment par­lant, per­dant est l’homme de l’art, qui au cours du pro­ces­sus de créa­tion doit tenir compte de – et pas­ser par – un com­mer­çant entre­met­teur pour faire connaître son œuvre aux plus nom­breux. Finan­ciè­re­ment par­lant, per­dant est le client final, le consom­ma­teur, en un mot : le public, qui doit payer21 pour pou­voir rece­voir en échange et vivre une émo­tion au contact de cette œuvre, contact qui est soit occa­sion­nel et unique, soit répé­ti­tif, soit plus ou moins défi­ni­tif par l’acquisition de l’œuvre.
Cette pro­cé­dure s’est pro­fi­lée à l’aube de la Renais­sance, soit quelques huit siècles en arrière, lorsque l’art pro­fane a com­men­cé à se déta­cher de l’art sacré. Évi­dem­ment, c’est dif­fi­cile d’accepter aujourd’hui qu’en réa­li­té elle consti­tue une alté­ra­tion dura­ble­ment incrus­tée dans la socié­té. D’autant plus qu’elle met en évi­dence aus­si un tier­cé gagnant. Finan­ciè­re­ment par­lant, gagnant peut être d’une part et dans cer­tains cas l’homme de l’art22 même, qui vit confor­ta­ble­ment par la vente de son œuvre,23 et d’autre part l’entremetteur, qui vit confor­ta­ble­ment par le com­merce qu’il en fait. Intel­lec­tuel­le­ment ou cultu­rel­le­ment par­lant, gagnant peut être le client final, le consom­ma­teur, en un mot le public, qui accède ain­si à la connais­sance de l’œuvre, chose inexis­tante huit siècles en arrière. Pour le sur­plus, lorsqu’on prend en compte le poids éco­no­mique atteint – ne serait-ce-qu’en termes finan­ciers et sociaux – par les indus­tries du spec­tacle, des ars gra­phiques et de la musique, qui n’existent qu’au tra­vers de cette pro­cé­dure, la remettre en ques­tion s’avère encore moins évident et encore plus difficile.


Il n’empêche que, fon­da­men­ta­le­ment par­lant, le degré de liber­té créa­trice, la sin­cé­ri­té (ou la pure­té) de l’acte artis­tique dans le domaine pro­fane sont influen­çables, donc influen­cées, sou­mises au prix et mon­nayées, alors que par défi­ni­tion la sin­cé­ri­té (ou la pure­té) de l’acte créa­teur dans l’art sacré est en dehors du domaine de l’influençable,24 est non mon­nayable, et reste ain­si hors prix. Il s’agit d’une dif­fé­rence pri­mor­diale, de sub­stance. Le créa­teur artis­tique pro­fane qui ne suit pas cette pro­cé­dure alté­rée, s’affranchit taci­te­ment des influences iné­luc­tables qui affectent l’authenticité de son œuvre et peut ain­si la pré­ser­ver du tiers tou­jours gagnant qu’est l’entremetteur, tout en accep­tant de res­treindre de manière dras­tique la connais­sance de son art par le public. Là est l’autre sens de la ren­ta­bi­li­té, créatrice.


*


Pas­sé, le temps de la révo­lu­tion indus­trielle, celui du colo­nia­lisme et même celui de la glo­ba­li­sa­tion. L’essor de l’écologie, la prise de conscience gran­dis­sante de l’homme concer­nant sa place sur cette Terre et dans l’Univers, la pous­sée du déve­lop­pe­ment durable, la requa­li­fi­ca­tion des rap­ports inter-humains, sont autant d’éléments impor­tants et récents, et autant de signaux encou­ra­geants sur le fait que rien dans la sphère humaine n’est irré­ver­sible. Il est en revanche pro­ba­ble­ment très peu vrai­sem­blable qu’un phé­no­mène créa­teur géné­ra­li­sé tel qu’exposé ici – de retour à la source, de remise en ordre, de revue des valeurs – puisse aus­si voir le jour à grande échelle. Et pour­tant, rien n’empêche d’adapter l’enseignement de Térence:25


Nihil quod est homo est impos­si­bile.’26


*


(Rela­tif à la note 14.) Le célèbre cas de cette œuvre est par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sant sous l’angle trai­té ici. En octobre 1926, ‹Oiseau dans l’espace› et 19 autres sculp­tures de Constan­tin Brân­cuși arrivent à New York à bord du navire Paris2. En théo­rie, les œuvres d’art ne sont pas sujets aux droits de douane, mais les doua­niers refusent de croire que l’objet de bronze effi­lé en est une. Ils lui imposent donc le tarif doua­nier pour les objets en métal manu­fac­tu­rés : 40 % du prix de vente, soit envi­ron 230 $ (un peu plus de 3000 en dol­lars d’aujourd’hui). L’artiste Mar­cel Duchamp, qui accom­pagne les sculp­tures depuis l’Europe, le pho­to­graphe amé­ri­cain Edward Stei­chen, qui doit prendre pos­ses­sion de la sculp­ture après son expo­si­tion, et Brân­cuşi lui-même pro­testent : les sculp­tures doivent appa­raître à la Brum­mer Gal­le­ry de New York et ensuite à l’Arts Club de Chi­ca­go. Sous la pres­sion de la presse et des artistes, les douanes amé­ri­caines acceptent de revoir leur clas­se­ment, mais en atten­dant libèrent les œuvres sous la men­tion « usten­siles de cui­sine et maté­riels hos­pi­ta­liers ». Cepen­dant, l’expert doua­nier F. J. H. Kracke, après consul­ta­tion d’artistes amé­ri­cains scep­tiques, finit par confir­mer le clas­se­ment ini­tial et déclare que les œuvres sont sujet aux droits de douane. Le mois sui­vant, Stei­chen fait appel de la déci­sion. Sous le régime de la loi doua­nière de 1922, pour que ‹Oiseau dans l’espace› puisse pas­ser la douane sans droits, il doit s’agit d’une œuvre ori­gi­nale, dépour­vue d’un but pra­tique et réa­li­sée par un sculp­teur pro­fes­sion­nel. Per­sonne ne conteste que l’objet n’a aucun but pra­tique, mais la qua­li­fi­ca­tion d’art de la sculp­ture est for­te­ment contes­tée. Le cas de 1916 ‹Uni­ted States vs Oli­vot­ti› avait éta­bli que les sculp­tures ne sont de l’art que s’il s’agit de repré­sen­ta­tions gra­vées ou cise­lées d’objets natu­rels « dans leurs vraies pro­por­tions ». Une suc­ces­sion d’artistes et d’experts d’art témoignent dans le sens de la défense, tan­dis que les plai­gnants se concentrent sur la défi­ni­tion de l’art et de qui décide de ce qu’est l’art. La décla­ra­tion sous ser­ment de Brân­cuşi au consu­lat amé­ri­cain explique le pro­ces­sus de créa­tion de l’objet, éta­blis­sant son ori­gi­na­li­té. Mal­gré les opi­nions contra­dic­toires pré­sen­tées à la cour, les juges Young et Waite se déclarent en novembre 1928 en faveur de l’artiste. Selon leur conclu­sion: ‘ L’objet consi­dé­ré (…) est symé­trique et beau dans sa forme, et bien que l’on puisse avoir quelque dif­fi­cul­té à l’associer à un oiseau, il est néan­moins plai­sant et très orne­men­tal et, comme nous tenons la preuve que c’est la pro­duc­tion ori­gi­nale d’un sculp­teur pro­fes­sion­nel et que c’est en fait une sculp­ture et une œuvre d’art selon les auto­ri­tés aux­quelles nous avons réfé­ré ci-avant, nous sou­te­nons la récla­ma­tion et trou­vons qu’il a le droit d’entrer sans payer de droits. ‘ Il s’est agi de la pre­mière déci­sion de jus­tice amé­ri­caine qui ait accep­té la sculp­ture non repré­sen­ta­tive comme art. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Oiseau_dans_l%27espace)


[11 décembre 2015]

  1. Carac­té­ris­tique d’un inves­tis­se­ment de déga­ger un résul­tat ou un gain expri­mé en mon­naie. (d’après le Dic­tion­naire Larousse de français)
  2. Johannes Gens­fleisch zur Laden zum Guten­berg, dit Guten­berg (1400-1466) : impri­meur alle­mand qui inven­ta les carac­tères métal­liques mobiles.
  3. Par sim­pli­ci­té et aucu­ne­ment par pré­fé­rence, est uti­li­sé ici le genre masculin.
  4. À ne pas confondre le(s) créateur(s) à pro­pre­ment par­ler avec, dans cer­tains cas (théâtre, musique, ciné­ma, bal­let), les innom­brables per­sonnes qui contri­buent à mettre en pra­tique l’œuvre res­pec­tive, cha­cun en fonc­tion de ses aptitudes.
  5. Dif­fé­rence entre la valeur des pro­duits consom­més par une entre­prise au cours de son pro­ces­sus de pro­duc­tion dans une période don­née et la valeur finale de sa pro­duc­tion pour cette période. (Dic­tion­naire Larousse de français)
  6. Des cri­tères d’appréciation réser­vés au tra­vail artis­tique (par exemple la pure noto­rié­té du créa­teur ou cer­taines par­ti­cu­la­ri­tés de l’œuvre) ne sont expres­sé­ment consi­dé­rés dans cette sec­tion du texte, qui a un but uni­que­ment com­pa­ra­tif. Par ailleurs, ces cri­tères obéissent le plus sou­vent à des inté­rêts d’investissement spéculatif.
  7. Par rap­port à la défi­ni­tion ci-des­sus, en omet­tant volon­tai­re­ment le temps qu’un auteur veut bien consa­crer à la réa­li­sa­tion de son œuvre, on observe que la valeur ajou­tée d’une créa­tion artis­tique frise l’infini.
  8. Roman de l’écrivain amé­ri­cain John Stein­beck, 1937.
  9. Tableau du peintre nor­vé­gien Edvard Munch, 1893.
  10. Chan­son du groupe de hard rock alle­mand ‹Scor­pions›, 1984.
  11. Film du met­teur en scène amé­ri­cain Robert Zeme­ckis, 1986.
  12. Bâti­ment de l’architecte danois Johan Otto von Spre­ckel­sen, 1989.
  13. Pièce de théâtre de l’écrivain russe Maxime Gor­ki, 1901.
  14. Bronze du sculp­teur rou­main Constan­tin Brân­cuși, 1926. (voir aus­si la note en fin de texte)
  15. Conte de 1845 par l’écrivain danois Hans-Chris­tian Ander­sen, racon­tant l’histoire d’une fillette qui vend des allu­mettes aux pas­sants. Elle cherche à se réchauf­fer en les brû­lant, mais meurt de froid dans la nuit du Jour de l’An après avoir eu des visions inef­fables, dont celle du seul être humain qui l’ait jamais aimée, sa grand-mère morte récem­ment. (https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Petite_Fille_aux_allumettes)
  16. Paris Match› du 21 février 2015.
  17. 1890, Musée Van Gogh, Amsterdam.
  18. Dans le film amé­ri­cain ‹The Exor­cist› (1973) de William Friedkin.
  19. Pre­mier mou­ve­ment de la troi­sième par­tie (Sequen­tia) du ‹Requiem en ré mineur› KV 626 (1791) du com­po­si­teur autri­chien Wolf­gang Ama­deus Mozart.
  20. Notons au pas­sage qu’un objet pra­tique manu­fac­tu­ré n’est pas en mesure de sus­ci­ter ce genre d’émotions. Le sujet, contro­ver­sé (par exemple en rai­son de l’engouement défer­lant enre­gis­tré pra­ti­que­ment à chaque lan­ce­ment d’une nou­velle ver­sion d’iPhone), ferait l’objet d’une réflexion qui se situe en dehors du cadre de ce texte.
  21. Mon­naie à part, cela peut par­tir à 10 pour un billet d’exposition, mon­ter à 20 pour un livre, 200 pour le billet à un concert, et finir à 200’000’000 pour un tableau. 
  22. Ou tout autre indi­vi­du qui contri­bue à l’accomplissement de l’œuvre. (revoir la note 4)
  23. Chaque domaine de l’art contem­po­rain compte des pointes en ce sens : la roman­cière bri­tan­nique Joanne K. Row­ling, le rap­peur amé­ri­cain Cur­tis James Jack­son III (dit ‹50 cent›), le peintre alle­mand Gerhard Rich­ter, entre autres.
  24. Il est volon­tai­re­ment fait abs­trac­tion ici du volet lié à la source ins­pi­ra­tion, ou à l’origine (voire à la moti­va­tion) de l’acte créa­teur, comme d’ailleurs, par consé­quent, au rôle, ou à la qua­li­té de celui qui l’accomplit. Dans l’art pro­fane, celui-ci est nom­mé auteur, tan­dis que dans l’art sacré la per­sonne en ques­tion se consi­dère le plus sou­vent un simple exé­cu­tant char­gé de trans­mettre un mes­sage, ou de rem­plir une mis­sion de nature supé­rieure. Obser­vons aus­si que dans ce cas, la notion même de liber­té créa­trice est pra­ti­que­ment caduque, car le phé­no­mène qui génère l’acte créa­teur est d’une nature com­plè­te­ment différente.
  25. Publius Teren­tius Afer, dra­ma­turge latin (190-159 av. J.C.) Le vers réfé­ré est ‘Homo sum, huma­ni nihil a me alie­num puto’ (en ‘Heautontimoroumenos’),‘Je suis un homme ; je consi­dère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger’.
  26. Rien de ce qui est humain n’est impossible.
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