« Quand le doigt montre le ciel, l’imbécile regarde le doigt. »
(Locution attribuée à Confucius et reprise dans le film
‹ Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain › de Jean-Pierre Jeunet, 2001)
Je suis le poulain d’Amélie. En tout cas, c’est comme ça que je me considère. Et j’ai presque envie de l’appeler “sainte Amélie“. À vrai dire, c’est plutôt le papa – artistique – d’Amélie qui mériterait cette considération (ou cette consécration). Il s’appelle Jean-Pierre Jeunet. En effet, ce monsieur est – encore – relativement jeune.
Jean-Pierre Jeunet est metteur en scène. Avant ‹ Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain ›, il avait réalisé à gros budget un film mi-horror mi-science-fiction (‹ Alien IV – Resurrection ›) dans le cadre d’une minisérie que certains appelaient déjà culte. Brrrr, je n’aime pas les films avec toutes ces créatures écorchées qui bavent en tuant !
Jean-Pierre Jeunet avait aussi co-réalisé deux films assez “gothiques“, qui sont devenus des films cultes : ‹ Delicatessen › et ‹ La Cité des enfants perdus ›. Hmm, étranges et lourds… Et encore du sang… Reconnaissons-leur tout de même une profonde originalité. Dans le paysage actuel du 7e art, à elle seule cette remarque mérite l’attention.
Jean-Pierre Jeunet est – en plus – français. Et c’est de là que vient la grosse surprise. Pour un film comme ‹ Amélie ›, j’attendais un Russe, un… – que sais-je ? – Japonais, un Espagnol peut-être. Mais un Français ?!… Et qui, jusque-là, avait pataugé dans du gore ?!… Comme quoi l’on ne se méfie jamais assez des idées préconçues.
Mais ce Jean-Pierre Jeunet, l’appeler saint Jean-Pierre, j’ai de la peine. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que ça me rappelle un peu Jean-Pierre Foucault, même si je n’ai rien contre ce monsieur, qui exerce très bien son métier. Pourtant, aller jusqu’à le sanctifier… Soit : tout ça, c’est assez bête. Mais c’est souvent ainsi.
Rester sur ma “sainte Amélie“ est donc préférable. Son nom est aussi très musical, car il n’y a pas de R agressif dedans. Et puis, les gens n’adorent pas forcément Shakespeare et Léonard de Vinci, mais bien Juliette et la Joconde. Comme ça, je crois que Jean-Pierre Jeunet ne m’en voudra pas, comme tout Pygmalion qui se respecte.
Je ne saurais dire si, en baptisant de la sorte l’héroïne du film, son père artistique a volontairement fait le nécessaire pour permettre le calembour que j’ai choisi comme titre de cet écrit. Toujours est-il que ce fut pour moi une manière comme une autre de rendre hommage à un fait artistique et de société qui sort de l’ordinaire.
Car au-delà de son immense succès commercial, ‹ Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain › est une réalisation d’exception. Ou peut-être justement grâce au fait que c’est une réalisation d’exception, son succès commercial fut planétaire. Oui, mais alors que dire de produits comme ‹ Star Wars ›, ‹ E.T. ›, ‹ Spider-Man › et ‹ Jurassic Park ?!…
C’est clair : l’une n’explique pas l’autre. Restons-en donc au fait que Amélie est une réalisation d’exception. Pour une fois, la publicité d’un film tient ses promesses. Son message dit : ‘Elle va changer votre vie’. Et c’est ce qu’elle fait. En bien. Et naturellement. On dirait : involontairement. Ce qui est encore plus précieux.
‹ Amélie Poulain › n’est pas seulement un film beau à voir. Il est beaucoup plus que frais et drôle. On y trouve des choses plus importantes qu’une musique prenante, des prises de vues inspirées, un scénario solide, un bon rythme, une galerie de portraits bien crayonnés. En fait :
Amélie est le seul film angélique dont je me souviens.
C’est loin d’être banal. Et pour être plus près de ma pensée, je dirais que c’est absolument extraordinaire. Au milieu de la vague millénariste de ces effroyables produits appartenant à la catégorie “vu et oublié“ type ‹ Armageddon ›, ‹ End of Days › et autres ‹ Deep Impact ›, pouf ! Amélie descend doucement sur nous tel un flocon de neige. Ça faisait des années que je la rêvais, l’espérais, et autant que j’avais déchanté sur sa venue ! Et cela tout en étant incapable de bien visualiser ce que j’attendais, mais sachant que j’avais vraiment besoin d’un instant public de bonté.
Et Amélie est un film bon. Ce n’est pas juste un bon film, ce qu’il est aussi, mais c’est surtout un film bon, comme un homme est bon, comparé à un autre qui est méchant. Il n’est donc pas question ici de qualité, mais simplement de bonté. Encore une fois, ce n’est pas courant. A priori, une œuvre n’est pas appelée à se réclamer d’une telle qualité. Au mieux, elle peut évoquer quelque chose, fût-ce grave, profond ou sérieux. De là à être habitée par la qualité en question, le chemin est long, donc je suppose que les cas sont rares. Je ne m’en rappelle aucun.
Autre chose : ‹ Amélie › montre que le bien reste financièrement parfaitement viable. Après de longues années d’escalade obsessive dans les genres de l’horreur, de la guerre et du thriller, on ne le croyait plus. D’accord, on trouve le bien dans presque toutes les comédies, la plupart des dessins animés, les mélodrames ou les westerns. Pourtant, le plus souvent, il procède du tandem manichéen du bien et du mal (dans un pseudo duel soporifique dont l’issue est connue d’avance) et il ne “porte“ pas le film. En revanche, le bien habite ce film, et sans partage, car le seul “vilain” est en réalité un guignol qui provoque plutôt l’hilarité. Le bien est unique, comme au Paradis. Il est aussi polycéphale : moteur, fluide et but.
De façon plus édifiante et spontanée que tout appel vibrant mais théorique à la fraternité ou à l’altruisme, Amélie prouve que le bien est au bout des doigts par un simple déclic. Car déclic il faut. Tout le bien qu’elle dispense autour d’elle, et qui rayonne, cette fille le fait parce qu’elle en est subitement investie. L’on ne sait trop pourquoi, et pourquoi elle, mais c’est là l’autre vérité que le film dégage : Amélie place la barre dans un registre qui échappe à notre causalité quotidienne. Et justement, à cette hauteur-là, les plus proches de nous sont les anges.
Je crois que le film touche à son essence lorsque Amélie surgit d’un coup, saisit le vieil aveugle par le bras et l’aide à traverser la rue. J’ai envie de dire que ce moment dépasse le genre humain. Pour le vieux, elle vient de nulle part, lui parle à une vitesse irréelle avec la précision ahurissante d’un scanner. Les détails qu’elle lui donne sont normalement insaisissables. Quarante-cinq secondes durant, elle est ses yeux et fait voir au non-voyant bien au-delà de ce que le voyant a l’habitude de voir. Après cela, elle s’évanouit dans la foule, sans demander son reste, comme elle est venue. Et le vieux demeure là, complètement béat, transfiguré et blanc, comme foudroyé par la lumière du Thabor. C’est la première contribution d’Amélie en faveur de “l’humanité déshéritée“. Et ce ne sera pas la dernière. Loin de là.
Car il y en aura exactement sept autres, ou alors huit, si l’on veut bien considérer aussi la toute première, qui constitua en même temps son déclic. Sauf erreur de comptage, au total Amélie illumine la vie de neuf personnages du film (et je ne suis pas sûr pour l’écrivain raté – ce serait alors le dixième) : son père à jamais inconsolé car endeuillé, l’homme qui avait perdu la boîte de souvenirs, la concierge pleureuse, le vieux peintre malade et hyper fragile qu’on appelait aussi l’”homme de verre”, le garçon d’épicerie, timide et joueur, la femme hypocondriaque du kiosque à tabac, le cynique du bistrot, l’aveugle, et enfin le jeune homme de l’automate à photos, qui deviendra son amour. Bien plus pourtant, car au-delà des salles obscures, elle est effectivement venue pour changer des vies. Et à constater l’écho qu’elle a provoqué, cela a dû lui réussir. Heureusement, puisqu’en vérité on n’est plus tout à fait le même après avoir goûté à son fabuleux destin.
Plus singulier et surtout plus exaltant encore : l’altruisme d’Amélie n’est pas égoïste1. Elle s’y nourrit tout simplement, comme on boit ou l’on mange. Dans son esprit, il n’y a point de second degré. En réalité, son esprit baigne dans un état de simplicité et de spontanéité absolues, et c’est de ça qu’il se nourrit. (D’accord, elle joue aussi des farces, comme dans son enfance, où elle “punit” ce fan de foot, ou alors plus tard, lorsqu’elle rend justice au garçon d’épicerie, en “punissant” – là aussi – son méchant patron. Mais cela se passe toujours selon un esprit de justice personnelle – et pourtant universelle – que personne ne saurait contester.) D’attitude, sa philanthropie rejoint donc le stade des sensations, comme la faim et la soif. À ce niveau-là, il n’est plus question de vertu : il s’agit juste d’une composante de l’être. De même que l’on ne saurait s’exprimer sur l’envie de faire pipi ou sur la respiration, auxquelles on ne réfléchit pas puisqu’il n’y pas à réfléchir, son amour du prochain la place hors de toute réflexion, donc de toute expression, sauf qu’à l’origine, ne l’oublions pas, il s’agit pourtant d’une attitude. Et cette sublimation me fait imaginer l’état adamique, où l’homme était immergé dans le bien, sans connaître le mal, car le mal n’existait pas.
Touchée par la grâce, il se pourrait qu’Amélie laisse entrevoir un soupçon très, très vague de cet état-là.
[10 janvier 2004]
- Non, ce n’est point un jeu de mots douteux : cette étrangeté existe. C’est le fait de produire du bien dans le (seul) but de se procurer de la joie à la vue des (bons) résultats de ce bien. Remarquons d’ailleurs que l’inverse – l’égoïsme altruiste – existe aussi. Il est tout aussi étrange et pervers. C’est le fait de se concentrer sur soi pour cultiver ces qualités-là nécessaires pour produire le bien autour de soi. Comme quoi, on voit que souvent les extrêmes se rejoignent…
2 réponses
Non non, l’altruisme egoiste est bien plus ( ou moins) que cela: c’est faire du bien pour se pourvoir de la satisfaction de faire partie d’une espece « haute »(par contraste avec la bassesse de ceux qui font mal) ou pour expier qqes peches pesants ou pour se convaincre soi-meme que malgre tout, il y a une substance bonne qui prend le dessus et qui permet en fin de journee, a avoir bon sommeil…
Irina, avec un R agressif :))
https://www.imdb.com/title/tt0357111/?ref_=nm_flmg_wr_9