« Pour nous punir de notre paresse, il y a, outre nos insuccès, les succès des autres. »
(Jules Renard, ‹ Journal ›, 1925)
« La plupart des gens ne sont pas eux-mêmes. Leurs pensées sont les opinions de quelqu’un d’autre ; leurs vies – une mimique ; leurs passions – une citation. »
(Oscar Wilde, 1854 – 1900)
C’est vraiment étrange de constater à quel point certaines choses primaires changent avec le temps ! C’est le cas de la notoriété ou du modèle.
Il y a moult façons de classer les extrêmes de l’espèce humaine. Il y a les bons et les méchants, les riches et les pauvres, les forts et les faibles, les tenaces et les fugaces, les croyants et les athées, les doux et les violents, les loyaux et les félons, les surdoués et les sous-doués, etc. Il y a aussi la vaste catégorie des imités imités par les imitateurs, avec la variante des copiés copiés par les copieurs. On appelle les premiers des modèles ; ils ont gagné la notoriété. Des seconds, on dira : des singes, ou alors des mimes1 ; ils voudraient avoir la notoriété, mais ils ne l’ont pas. Alors ils font semblant, ou bien ils essayent de s’identifier à ceux qui l’ont.
La notion de modèle, propre à l’homme, a fait partie en permanence de sa condition, la nature ne connaîssant pas le modèle (ou alors tout y est modèle). Quelle que soit l’approche, mystique ou matérielle, l’homme apparaît en train de copier quelque chose. Au mieux, il copie Dieu, car Dieu le fit à son image et à sa ressemblance. Tant bien que mal, il copie la nature, dans tout ce qu’elle a de prodigieux et d’unique. Au pire, il copie son prochain, qui demeure – reconnaissons-le – un recueil d’imperfections.
L’homme a ainsi balancé dès le début entre deux types d’alternatives : d’une part, choisir l’au-delà ou le contingent en tant que références, d’autre part, et dans le second cas, soit se débrouiller pour découvrir dans son prochain des repères stimulants pour son propre devenir (il s’agit de la singerie constructive innocente), soit se laisser aller, aspiré par l’aura de tel ou tel personnage (il s’agit de la singerie destructive méprisable).
Ainsi, depuis passés deux mille ans, les chrétiens n’ont eu qu’un seul modèle : Jésus-Christ. Mais aussi, depuis toujours, la société a assidûment propulsé à l’avant-scène ses éléments les plus notables. Elle le fait et continuera à le faire. Qui étaient-ils ? Principalement, des personnes évoluant dans les domaines-clés2 de la société, les valorisant même. Depuis leurs sommets, elles rayonnaient par leur exemple, faisant école en tant que modèles pour les contemporains et la postérité.
Ces femmes et ces hommes
- recevaient, avaient, gardaient et transmettaient la foi ; ils étaient prophètes, prêtres, évêques (par exemple saint Pierre) ;
- acquéraient, interprétaient, défendaient et appliquaient le savoir et la loi ; ils étaient patriarches, scribes, magistrats, maîtres, sages, professeurs, philosophes (Aristote) ;
- dominaient les secrets du corps et en général ceux de la vie physique et de la matière ; ils étaient guérisseurs, alchimistes, médecins, scientifiques (Newton) ;
- obtenaient, détenaient, gardaient et léguaient l’autorité de droit ; ils étaient ducs, princes, rois, empereurs, présidents (Atatürk) ;
- apportaient (ou dictaient) et défendaient l’autorité de fait ; ils étaient commandants, généraux, résistants, chefs de guerre (Jeanne d’Arc) ;
- veillaient aux affaires de la société ; élus ou désignés, ils étaient tribuns, gouverneurs, sénateurs, députés, maires, ministres (Bismarck) ;
- repoussaient les limites du monde connu ; ils étaient conquistadors, explorateurs, aventuriers, navigateurs (Magellan) ;
- pratiquaient les arts, glorifiant Dieu ou racontant l’homme ; ils étaient auteurs dramatiques, architectes, danseurs, peintres, poètes, musiciens, sculpteurs, prosateurs (Hugo) ;
- enfin, orchestraient l’activité économique ; ils étaient entrepreneurs, armateurs, banquiers, industriels (Krupp).
Tous ces domaines avaient aussi leurs précurseurs ou visionnaires – Constantin Ier, Léonard de Vinci, Galilée, Pascal, Bach, Gaudí, Ford, Picasso. Il y avait encore l’occupation – secondaire – du jeu3 et de la fête, mais qui n’a pas fourni de modèles pendant tout ce temps.
Et puis tout a basculé. Je dirais : presque d’un jour à l’autre.4 Voyons.
1980
« Mark Chapman souffrait de désillusion schizophrénique paranoïaque. Par deux fois il avait voulu se suicider, et pendant l’année 1979 il se fixa à la fois sur Holden Caulfield (le personnage de l’Attrape-Cœurs de J. D. Salinger) et sur John Lennon. À la fin, Chapman croyait vivre une vie qui était le reflet de celle de Holden Caulfield et de l’irréelle superstar John Lennon. Chapman était confus et paranoïaque par rapport à qui il était en réalité, et peut-être que par l’assassinat de John Lennon il essayait de se tuer lui-même. John Lennon faisait un retour après 5 ans d’un soi-disant exil. Il était inquiet de savoir s’il allait réussir ou échouer, et paranoïaque sur son identité de Lennon l’ex-Beatles, Lennon le papa-poule ou Lennon la rock-star solo, et quant à savoir si à 40 ans il pouvait encore être au sommet. La vraie histoire derrière le terrible meurtre de John Lennon est celle d’une quête d’identité. Quand Mark Chapman se regardait dans le miroir, qui voyait-il ? Pas lui, mais son propre reflet – John Lennon, son alter ego, ou Holden Caulfield, son autre moi, vrai mais fictif. Chapman dit à sa femme qu’il allait changer son nom en Holden Caulfield. Quand John Lennon se regardait dans le miroir, qui voyait-il ? Dans son dernier enregistrement, Lennon chante l’ange de la destruction qui le hante. C’est ça, l’image ténébreuse qu’il cache dans ses yeux. Voilà l’homme qui avait raccroché son boulot en tant que John Lennon, et qui était venu à New York pour se faire tuer par Mark Chapman. Comme un Narcisse moderne, Chapman s’accrocha à des images et se refléta dans des miroirs qu’il trouva dans les textes des chansons, les couvertures d’albums, la télé, les films et les livres. Peut-être pensait-il que les miroirs lui diraient qui il était en réalité. Peut-être qu’il sentit qu’ils lui révéleraient son rival jumeau, sa doublure ». 5
Et encore : 1981.
« Suite à un article paru dans l’édition de mai 1980 de la revue ‹ People › sur l’entrée de Jodie Foster à l’université de Yale, Hinckley rejoignit un cours littéraire à Yale, pour être ainsi plus proche de l’actrice qui l’avait tellement ému dans ‹ Taxi Driver ›. À Yale il essaya d’établir le contact avec Jodie et laissa des missives et des poèmes dans sa boîte à lettres. Il fit en sorte de décrocher deux entretiens téléphoniques avec elle, pendant lesquels il l’assura qu’il n’était pas dangereux. Toutefois, cette idée fixe pour Foster coïncida avec son obsession pour le meurtre. Hinckley croyait qu’acquérir la notoriété par l’assassinat du président des États-Unis lui aurait fait gagner «respect et amour». Après avoir failli s’engager fin février 1981 comme il avait promis à ses parents, John se rendit à Hollywood où il ne resta qu’un jour. John Hinckley Jr. prit ensuite le bus et, le 29 mars 1981, il descendit à l’hôtel Park Central de Washington. Le lendemain, lundi 30 mars 1981, John écrit une lettre à Jodie Foster exposant son plan de tuer le président Reagan pour l’impressionner avec son «acte historique», quitta sa chambre d’hôtel et prit un taxi en direction de l’hôtel Washington Hilton, où Reagan devait parler à 13:45 h devant une assemblée syndicale. À 13:30 h, John Hinckley Jr. sortit de la foule des reporters de télévision et tira 6 fois avec un pistolet Rohm R6-14. Les balles de l’arme de Hinckley touchèrent Ronald Reagan au poumon gauche, le secrétaire de presse James Brady à la tempe gauche, l’officier Thomas Delahanty au cou et l’agent de sécurité Timothy McCarthy au ventre. Hinckley fut arrêté sur le coup et son procès débuta près d’un an plus tard, le 4 mai 1982. Le 21 juin 1982, après 7 semaines de témoignages et 3 jours de débats du jury, John Hinckley Jr. fut déclaré non coupable pour raison de santé.»6
Ne nous attardons pas sur la qualité de ces récits, surtout celui qui décortique le parcours mental de l’assassin du chef beatle avec un relent psychanalytique discutable. Pour ce qui m’importe, l’essentiel c’est l’esprit qui préside à ces actes. Il définit une tendance qui ne cesse de s’accentuer.
Il y a d’abord l’essor de nouveaux domaines-clés, au détriment d’autres qui s’estompent. Sur les dix recensés plus haut, qui ont structuré la vie sociale pendant des siècles, très peu gardent encore la cote.[…]
[2 octobre 2003]
- On ne retiendra pas ici le côté artistique, créatif, de ce mode d’expression, mais le sens reproductif qui lui est généralement associé.
- Un domaine-clé est un secteur essentiel de la vie communautaire, validé par la durée. L’histoire a connu, bien sûr, son lot d’exceptions : des gens en dehors d’une telle appartenance et pas spécialement voués à un destin d’exception. Souvent, leur célébrité vint après leur mort, de même que leur existence se confondit avec la légende. Quelques noms parmi les plus connus : Robin des Bois, Casanova, Guillaume Tell, Raspoutine.
- Étymologiquement, le mot sport, apparu dans la langue française au XIXe siècle, désigne l’amusement, le jeu, la distraction.
- Je parle d’un espace de 2 ou 3 générations, ce qui n’est rien considérant l’ampleur de cette mutation.
- lennon-chapman.com, traduction de l’auteur de cet essai
- law.umkc.edu, traduction de l’auteur de l’auteur de cet essai