« Pour nous punir de notre paresse, il y a, outre nos insuccès, les succès des autres. »
(Jules Renard, ‹ Journal ›, 1925)
« La plupart des gens ne sont pas eux-mêmes. Leurs pensées sont les opinions de quelqu’un d’autre ; leurs vies – une mimique ; leurs passions – une citation. »
(Oscar Wilde, 1854 – 1900)
[…]
Ne nous attardons pas sur la qualité de ces récits, surtout celui qui décortique le parcours mental de l’assassin du chef beatle avec un relent psychanalytique discutable. Pour ce qui m’importe, l’essentiel c’est l’esprit qui préside à ces actes. Il définit une tendance qui ne cesse de s’accentuer.
Il y a d’abord l’essor de nouveaux domaines-clés, au détriment d’autres qui s’estompent. Sur les dix recensés plus haut, qui ont structuré la vie sociale pendant des siècles, très peu gardent encore la cote.
La foi négocie sa survie. Elle a perdu son rôle fondamental de canevas structurant de l’homme. Ainsi, les modèles qu’elle offre ne sont plus reconnus. Le cas d’un Jean-Paul II reste confiné à la sphère des irréductibles, de moins en moins nombreux, même s’ils sont encore peut-être des millions. Et la part de sa notoriété qui dépasse cette limite n’est que médiatique car, de fait, son image et même sa personne sont de plus en plus mises en cause.
Le savoir ne fait plus d’émules et engendre encore moins de disciples. Il n’est plus réservé aux élus. Cette fierté saine qui transcende l’âme de celui qui devient le dépositaire de certaines vérités exclusives n’a plus de raison aujourd’hui. ‹L’École d’Athènes› de Raphaël tient d’une ère initiatique révolue. À présent, la connaissance s’est popularisée. Elle s’est diluée et banalisée. Les maîtres se font rares, leurs exemples aussi.
C’est pareil avec la loi et sa mise en œuvre. Peu de domaines sont plus contestés. Ici, les procureurs accusent la pression du politique. Là, on critique le pouvoir des juges comme étant démesuré. Ailleurs, on les attaque pour corruption ou on les tue. Et partout on dénonce une justice asymétrique. En fait, la société perd ses jalons. La fragilité et le déséquilibre de la magistrature sont donc à l’image de cette dérive. Quant à la gloire de quelques étoiles du prétoire (Garzón en Espagne, Bruguière en France), elle n’est que circonstancielle.
L’étude des mystères de la matière suit la même voie que celle du savoir en général. En l’espace de plusieurs décennies, la recherche est devenue routinière, et implicitement ses résultats. Cependant, si importantes soient certaines découvertes (cela arrive parfois), pour autant elles ne font plus de leur auteur un Einstein. Bonne ou mauvaise, cette vulgarisation? Difficile de trancher. Toujours est-il que ce n’est plus parmi les savants que se recrutent les modèles d’aujourd’hui.
Les limites du monde terrestre sont depuis longtemps circonscrites. Il semble que notre planète n’ait plus de secrets à révéler, à moins que l’existence d’Agharta, le monde situé à l’intérieur de la Terre et prédit 300 ans en arrière par Euler et Halley, ne soit attestée de visu. Sinon, il n’y aura pas de second Amerigo Vespucci. Et même si les terriens coloniseront tel ou tel astéroïde, les exploits de Gagarine et d’Armstrong resteront dans les manuels d’histoire.

Si l’autorité de fait est également dépassée, c’est surtout parce que les faits d’armes ne sont (heureusement?) plus les vecteurs des valeurs d’antan. Un siècle de barba-rie a conduit l’Occident vers un système refusant la violence. À présent, la grandeur d’une nation ne s’exprime plus par les conquêtes ou la domination, fussent-elles sources de prospérité, réelle pour le dominateur, relative pour le dominé. Un Bonaparte n’aurait plus sa place aujourd’hui. Ceci étant, le côté héroïque des choses se ressent; la gloire des militaires de haut rang, soumis au politique, devient sporadique et marginale.
Ce n’est donc qu’au rayon de l’autorité de droit que l’on retrouve dans le contexte présent un air de continuité. Si la notoriété reste clairement du domaine du politique, des nuances s’imposent. D’abord, de nos jours, l’optique collective n’est pas la même, selon qu’elle vise la stature d’un vrai autocrate ou celle d’un vrai démocrate, les demi-mesures se créant difficilement une place au Panthéon. Les mécanismes mentaux font que le regard jeté par le citoyen sur ses dirigeants s’est beaucoup affûté. Si un tyran peut influer sur un pays ou une région, c’est qu’il ne sème pas, il ne fait que mutiler. Et ça, le citoyen le sait. Ensuite, et surtout, c’est (malheureusement ?) à l’horizon des grandes épreuves que se profilent les plus fortes figures nationales, sombres ou radieuses (c’est selon). Le passé est riche en ce sens: Tito, Staline, de Gaulle, Mao, Kennedy, pour se limiter aux figures les plus récentes. Or justement, la tendance est (heureuse-ment?) d’éliminer ces foyers de danger… Enfin, pour tous les motifs évoqués, il est possible que cette espèce soit en voie de disparition, si elle n’est pas déjà éteinte.
Quant aux affaires de la société, elles sont plus ou moins soumises aux mêmes facteurs qui fonctionnent dans le domaine de l’autorité de droit. Dans la mesure où l’on accepte que le contexte révèle le potentiel de l’individu, on situe un Haussmann ou un Churchill à la place qu’ils méritent. C’est ce qui s’appelle être en accord avec son temps. Alors, ce que les affaires de la société ont en commun avec l’autorité de droit, c’est le fait qu’à l’avenir de telles figures emblématiques sont censées se révéler hors du monde industrialisé proprement dit. Chacun à sa façon, le parcours de Václav Havel et l’assassinat de Zoran Đinđić montrent que le terrain fertile se trouve désormais ailleurs qu’en Occident.
De tous les domaines-clés que nous avons vus, seuls les arts et l’économie gardent une certaine vigueur. Mais là, encore une fois, quelques nuances s’imposent.
Le débarquement du moderne ravagea la majeure partie des arts dits «classiques». Depuis plus d’un demi-siècle, la peinture, la sculpture et la musique pataugent, et le public avec, la danse et le théâtre aussi, même si c’est peut-être dans une moindre mesure. Économiquement dépendante, l’architecture est un cas à part. La littérature est la seule à tirer son épingle du jeu, allez savoir pourquoi! Mais de là, à créer des mythes, le chemin est long.
Voyons à présent les catégories qui marchent réellement. La première est musicale, mais elle est nouvelle: c’est le rock. La seconde est nouvelle à 100 %: c’est le cinéma et sa petite sœur, la télévision. Il y a aussi la mode, sortie tout droit de l’artisanat. Mais la vraie, toute grande nouvelle venue, est cette occupation restée jusqu’à présent primitive ou secondaire: le sport. Enfin, l’unique domaine-clé traditionnel qui tourne est l’économie. À la fin du XXe et au début du XXIe siècle, c’est donc le monde économique, du sport, de la mode, du cinéma et du rock qui fournit les références.
[…]
[2 octobre 2003]