Modèle et mimes (2/4)

Catégorie: Essais
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« Pour nous punir de notre paresse, il y a, outre nos insuc­cès, les suc­cès des autres. »

(Jules Renard, ‹ Jour­nal ›, 1925)

« La plu­part des gens ne sont pas eux-mêmes. Leurs pen­sées sont les opi­nions de quelqu’un d’autre ; leurs vies – une mimique ; leurs pas­sions – une citation. »

(Oscar Wilde, 1854 – 1900)

[…]

Ne nous attar­dons pas sur la qua­li­té de ces récits, sur­tout celui qui décor­tique le par­cours men­tal de l’assassin du chef beatle avec un relent psy­cha­na­ly­tique dis­cu­table. Pour ce qui m’importe, l’essentiel c’est l’esprit qui pré­side à ces actes. Il défi­nit une ten­dance qui ne cesse de s’accentuer.

Il y a d’abord l’essor de nou­veaux domaines-clés, au détri­ment d’autres qui s’estompent. Sur les dix recen­sés plus haut, qui ont struc­tu­ré la vie sociale pen­dant des siècles, très peu gardent encore la cote.

La foi négo­cie sa sur­vie. Elle a per­du son rôle fon­da­men­tal de cane­vas struc­tu­rant de l’homme. Ain­si, les modèles qu’elle offre ne sont plus recon­nus. Le cas d’un Jean-Paul II reste confi­né à la sphère des irré­duc­tibles, de moins en moins nom­breux, même s’ils sont encore peut-être des mil­lions. Et la part de sa noto­rié­té qui dépasse cette limite n’est que média­tique car, de fait, son image et même sa per­sonne sont de plus en plus mises en cause.

Le savoir ne fait plus d’émules et engendre encore moins de dis­ciples. Il n’est plus réser­vé aux élus. Cette fier­té saine qui trans­cende l’âme de celui qui devient le dépo­si­taire de cer­taines véri­tés exclu­sives n’a plus de rai­son aujourd’hui. ‹L’École d’Athènes› de Raphaël tient d’une ère ini­tia­tique révo­lue. À pré­sent, la connais­sance s’est popu­la­ri­sée. Elle s’est diluée et bana­li­sée. Les maîtres se font rares, leurs exemples aussi.

C’est pareil avec la loi et sa mise en œuvre. Peu de domaines sont plus contes­tés. Ici, les pro­cu­reurs accusent la pres­sion du poli­tique. Là, on cri­tique le pou­voir des juges comme étant déme­su­ré. Ailleurs, on les attaque pour cor­rup­tion ou on les tue. Et par­tout on dénonce une jus­tice asy­mé­trique. En fait, la socié­té perd ses jalons. La fra­gi­li­té et le dés­équi­libre de la magis­tra­ture sont donc à l’image de cette dérive. Quant à la gloire de quelques étoiles du pré­toire (Garzón en Espagne, Bru­guière en France), elle n’est que circonstancielle.

L’étude des mys­tères de la matière suit la même voie que celle du savoir en géné­ral. En l’espace de plu­sieurs décen­nies, la recherche est deve­nue rou­ti­nière, et impli­ci­te­ment ses résul­tats. Cepen­dant, si impor­tantes soient cer­taines décou­vertes (cela arrive par­fois), pour autant elles ne font plus de leur auteur un Ein­stein. Bonne ou mau­vaise, cette vul­ga­ri­sa­tion? Dif­fi­cile de tran­cher. Tou­jours est-il que ce n’est plus par­mi les savants que se recrutent les modèles d’aujourd’hui.

Les limites du monde ter­restre sont depuis long­temps cir­cons­crites. Il semble que notre pla­nète n’ait plus de secrets à révé­ler, à moins que l’existence d’Agharta, le monde situé à l’intérieur de la Terre et pré­dit 300 ans en arrière par Euler et Hal­ley, ne soit attes­tée de visu. Sinon, il n’y aura pas de second Ame­ri­go Ves­puc­ci. Et même si les ter­riens colo­ni­se­ront tel ou tel asté­roïde, les exploits de Gaga­rine et d’Armstrong res­te­ront dans les manuels d’histoire.

Si l’autorité de fait est éga­le­ment dépas­sée, c’est sur­tout parce que les faits d’armes ne sont (heu­reu­se­ment?) plus les vec­teurs des valeurs d’antan. Un siècle de bar­ba-rie a conduit l’Occident vers un sys­tème refu­sant la vio­lence. À pré­sent, la gran­deur d’une nation ne s’exprime plus par les conquêtes ou la domi­na­tion, fussent-elles sources de pros­pé­ri­té, réelle pour le domi­na­teur, rela­tive pour le domi­né. Un Bona­parte n’aurait plus sa place aujourd’hui. Ceci étant, le côté héroïque des choses se res­sent; la gloire des mili­taires de haut rang, sou­mis au poli­tique, devient spo­ra­dique et marginale.

Ce n’est donc qu’au rayon de l’autorité de droit que l’on retrouve dans le contexte pré­sent un air de conti­nui­té. Si la noto­rié­té reste clai­re­ment du domaine du poli­tique, des nuances s’imposent. D’abord, de nos jours, l’optique col­lec­tive n’est pas la même, selon qu’elle vise la sta­ture d’un vrai auto­crate ou celle d’un vrai démo­crate, les demi-mesures se créant dif­fi­ci­le­ment une place au Pan­théon. Les méca­nismes men­taux font que le regard jeté par le citoyen sur ses diri­geants s’est beau­coup affû­té. Si un tyran peut influer sur un pays ou une région, c’est qu’il ne sème pas, il ne fait que muti­ler. Et ça, le citoyen le sait. Ensuite, et sur­tout, c’est (mal­heu­reu­se­ment ?) à l’horizon des grandes épreuves que se pro­filent les plus fortes figures natio­nales, sombres ou radieuses (c’est selon). Le pas­sé est riche en ce sens: Tito, Sta­line, de Gaulle, Mao, Ken­ne­dy, pour se limi­ter aux figures les plus récentes. Or jus­te­ment, la ten­dance est (heu­reuse-ment?) d’éliminer ces foyers de dan­ger… Enfin, pour tous les motifs évo­qués, il est pos­sible que cette espèce soit en voie de dis­pa­ri­tion, si elle n’est pas déjà éteinte.

Quant aux affaires de la socié­té, elles sont plus ou moins sou­mises aux mêmes fac­teurs qui fonc­tionnent dans le domaine de l’autorité de droit. Dans la mesure où l’on accepte que le contexte révèle le poten­tiel de l’individu, on situe un Hauss­mann ou un Chur­chill à la place qu’ils méritent. C’est ce qui s’appelle être en accord avec son temps. Alors, ce que les affaires de la socié­té ont en com­mun avec l’autorité de droit, c’est le fait qu’à l’avenir de telles figures emblé­ma­tiques sont cen­sées se révé­ler hors du monde indus­tria­li­sé pro­pre­ment dit. Cha­cun à sa façon, le par­cours de Václav Havel et l’assassinat de Zoran Đinđić montrent que le ter­rain fer­tile se trouve désor­mais ailleurs qu’en Occident.

De tous les domaines-clés que nous avons vus, seuls les arts et l’économie gardent une cer­taine vigueur. Mais là, encore une fois, quelques nuances s’imposent.

Le débar­que­ment du moderne rava­gea la majeure par­tie des arts dits «clas­siques». Depuis plus d’un demi-siècle, la pein­ture, la sculp­ture et la musique pataugent, et le public avec, la danse et le théâtre aus­si, même si c’est peut-être dans une moindre mesure. Éco­no­mi­que­ment dépen­dante, l’architecture est un cas à part. La lit­té­ra­ture est la seule à tirer son épingle du jeu, allez savoir pour­quoi! Mais de là, à créer des mythes, le che­min est long.

Voyons à pré­sent les caté­go­ries qui marchent réel­le­ment. La pre­mière est musi­cale, mais elle est nou­velle: c’est le rock. La seconde est nou­velle à 100 %: c’est le ciné­ma et sa petite sœur, la télé­vi­sion. Il y a aus­si la mode, sor­tie tout droit de l’artisanat. Mais la vraie, toute grande nou­velle venue, est cette occu­pa­tion res­tée jusqu’à pré­sent pri­mi­tive ou secon­daire: le sport. Enfin, l’unique domaine-clé tra­di­tion­nel qui tourne est l’économie. À la fin du XXe et au début du XXIe siècle, c’est donc le monde éco­no­mique, du sport, de la mode, du ciné­ma et du rock qui four­nit les références.

[…]

[2 octobre 2003]

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