Modèle et mimes (3/4)

Catégorie: Essais

« Pour nous punir de notre paresse, il y a, outre nos insuc­cès, les suc­cès des autres. »

(Jules Renard, ‹ Jour­nal ›, 1925)

« La plu­part des gens ne sont pas eux-mêmes. Leurs pen­sées sont les opi­nions de quelqu’un d’autre ; leurs vies – une mimique ; leurs pas­sions – une citation. »

(Oscar Wilde, 1854 – 1900)

[…]

Voyons à pré­sent les caté­go­ries qui marchent réel­le­ment. La pre­mière est musi­cale, mais elle est nou­velle : c’est le rock. La seconde est nou­velle à 100 % : c’est le ciné­ma et sa petite sœur, la télé­vi­sion. Il y a aus­si la mode, sor­tie tout droit de l’artisanat. Mais la vraie, toute grande nou­velle venue, est cette occu­pa­tion res­tée jusqu’à pré­sent pri­mi­tive ou secon­daire : le sport. Enfin, l’unique domaine-clé tra­di­tion­nel qui tourne est l’économie. À la fin du XXe et au début du XXIe siècle, c’est donc le monde éco­no­mique, du sport, de la mode, du ciné­ma et du rock qui four­nit les références.

Les cri­tères ont donc sou­dai­ne­ment bas­cu­lé. Mais à l’opposé des domaines-clés dont ce fut le cas jusqu’à pré­sent, les quatre der­niers n’ont plus un carac­tère indis­pen­sable, une essen­tia­li­té pérenne. À moins que – sait-on jamais ? – l’humanité ne se tourne réso­lu­ment vers le sport, le spec­tacle ou la mode pour en faire les ver­tèbres d’une nou­velle colonne dor­sale de la civi­li­sa­tion, ces domaines res­tent sub­si­diaires. En effet, encore aujourd’hui, l’individu et la com­mu­nau­té ne peuvent fuir la foi, et s’ils le font, comme c’est de plus en plus le cas, cela se res­sent. Ils ne peuvent vivre hors la loi. Par nature, ils refusent d’ignorer les choses de l’esprit et de la matière. Sous peine d’anarchie, ils ne sau­raient évi­ter l’autorité de droit et la ges­tion des affaires de la cité. Aban­don­ner l’expression artis­tique est impen­sable. Comme la quête de nou­veaux hori­zons. Quant à l’autorité de fait, s’ils peuvent s’en pas­ser, c’est par orgueil qu’ils ne le font pas.

Jetons-y donc un coup d’œil de plus près en com­men­çant par l’économie, qui assure la continuité.

De nom­breux élé­ments rendent dif­fi­cile tout paral­lèle per­ti­nent entre des Andrew Car­ne­gie ou Lee Iacoc­ca et des Jean P. Get­ty ou Ted Tur­ner. Il n’empêche ; leurs images peuvent être com­pa­rées. Les tra­jec­toires des uns et des autres sont exem­plaires. Par­tis de rien ou héri­tiers, pas­sés ou pré­sents, ces per­son­nages, et bien d’autres, sont deve­nus de vrais noms, évo­qués par­tout avec ce mélange de res­pect et de jalou­sie qui ne s’adresse qu’aux figures d’exception.

Mon but n’est pas d’éplucher ici cha­cun de ces phé­no­mènes, avec ses hauts et ses bas, ses côtés brillants et sombres. Il existe pour­tant une dif­fé­rence nette entre les modèles anciens et actuels (c’est là une façon de par­ler, car les dif­fé­rences sont nom­breuses). Une fois leur dimen­sion éco­no­mique acquise, le renom des pre­miers fut bâti en bonne par­tie sur la base de l’activité déployée en dehors du sec­teur des affaires. C’est ce qui a per­mis de don­ner une autre enver­gure à leur image, sous une autre lumière.

Si le mécé­nat, les œuvres de cha­ri­té ou les pré­oc­cu­pa­tions cultu­relles étaient propres aux pion­niers de l’ère indus­trielle, ce n’est plus tel­le­ment le cas des “moghols“ contem­po­rains, comme les Amé­ri­cains aiment nom­mer les célé­bri­tés éco­no­miques du moment. Car jusqu’à preuve du contraire et en connais­sance d’une pré­sence impor­tante dans l’humanitaire, ce n’est pas comme pro­tec­teur des arts et des lettres qu’on a pris l’habitude d’évoquer Bill Gates, mais comme celui qui a réus­si à s’enrichir de manière ahu­ris­sante en filant à la pla­nète entière un sys­tème infor­ma­tique répu­té défaillant, tout en par­ve­nant à évi­ter le mor­cel­le­ment de son empire sous le coup de mul­tiples plaintes pour concur­rence déloyale.

Le ciné­ma est admis comme un art. Ques­tion n° 1 : pour­quoi alors le dis­so­cier de son domaine, l’art ? pour les besoins de cette dis­ser­ta­tion ?! Réponse n° 1 : parce qu’il y a le ciné­ma-art et le ciné­ma-pop-corn. Ques­tion n°2 : mais il y a aus­si la lit­té­ra­ture-art et la lit­té­ra­ture-hall-de-gare, la pein­ture-art et la pein­ture-panier-de-rai­sins, etc. Pour­tant, la lit­té­ra­ture et la pein­ture res­tent ici des réfé­rences. Réponse n° 2 : c’est vrai, sauf que les modèles du monde de la lit­té­ra­ture et de la pein­ture sont pour­vus par la lit­té­ra­ture-art et la pein­ture-art, tan­dis que la lit­té­ra­ture-hall-de-gare et la pein­ture-panier-de-rai­sins res­tent heu­reu­se­ment confi­nées au rayon de seconde main. Ce n’est pas du tout le cas du cinéma-pop-corn.

On pour­rait dire que le ciné­ma est encore trop jeune : cent ans à peine (plu­sieurs mil­liers pour le théâtre, la sculp­ture, l’architecture). C’est un faux débat : la capa­ci­té d’influence, la force d’évocation et la vigueur des arts ne s’amplifient pas avec les années. Ces attri­buts existent tout sim­ple­ment, ils leur sont propres, et le temps ne fait que les affer­mir. Je doute que l’archétype de Vénus de Milo soit plus pro­bant que celui du jeune rebelle créé par James Dean, même si tant de siècles les séparent.

Recon­nais­sons-le : cet art prend tout de suite du galon avec ‹ Le Cui­ras­sé Potem­kine › de Ser­gueï Eisen­stein (1925), ‹ Le Géné­ral › de Bus­ter Kea­ton (1926), ‹ Metro­po­lis › de Fritz Lang (1927), ‹ Napo­léon › d’Abel Gance (1927), ‹ Le Cirque › de Char­lie Cha­plin (1928), etc. L’impact inéga­lable de l’image en action, asso­ciée au son, a vite fait de for­ger la magie du ciné­ma, qu’on appe­la d’ailleurs à ses débuts “la lan­terne magique“. Anti­ci­pa­tion, réa­li­té ou fic­tion, décors natu­rels ou arti­fi­ciels, exté­rieurs ou en stu­dio, effets et tru­cages, fond musi­cal et, enfin, mon­tage habile de l’ensemble,  autant d’éléments qui ont mis en valeur l’acteur et, par là, qui ont per­mis au spec­ta­teur ému de s’identifier aux héros du grand écran comme jamais aupa­ra­vant. Le star-sys­tem était né.

Le temps des devan­ciers – le bouf­fon, le sal­tim­banque, le forain, l’histrion – est désor­mais loin der­rière. La page de l’amusement est tour­née. Plus que n’importe quel autre domaine jusqu’alors, le ciné­ma se mue en véri­table indus­trie de modèles, à tra­vers le rêve, qui est son prin­ci­pal outil de tra­vail. En Inde par exemple, où la pro­duc­tion ciné­ma­to­gra­phique dépasse celle d’Hollywood, le rôle du ciné­ma est fon­da­men­ta­le­ment social, car il offre à l’individu les moyens pour s’évader d’un contexte misé­reux vers un espace idyl­lique fait d’amour et de beau­té. En une seule géné­ra­tion, le métier troque ses haillons pour les lau­riers. Nulle part ailleurs on ne trouve une telle den­si­té de célébrités. […]

Ne quit­tons pas le ciné­ma sans nous arrê­ter un ins­tant sur ses autres réfé­rences : les ani­maux et les bandes des­si­nées. Leur rôle est immense, car ils ali­mentent l’imaginaire pur des enfants. Nous avons tous applau­di les prouesses de l’apathique Droo­py aux dépens du loup cruel et stu­pide. Ce domaine est por­teur et fécond, on le sait. De nos jours, il est domi­né par les Digi­mon et les Power Ran­gers asia­tiques. Toute la dif­fé­rence est là.

La mode occupe une place à part dans l’univers emblé­ma­tique. Éty­mo­lo­gi­que­ment d’abord, la mode four­nit de vrais modèles, au sens propre du mot, ensuite, à tra­vers une cer­taine forme d’équité. Je veux dire que via les habits, qui consti­tuent l’objet de son inté­rêt, le des­sein de la mode est l’élégance, sœur de la beau­té.1 La voir s’adjuger enfin une posi­tion à la hau­teur de son impor­tance ne serait donc que jus­tice. Enfin, la sin­gu­la­ri­té actuelle de la mode tient éga­le­ment au fait qu’elle se décline sur­tout au fémi­nin, même si quelques signes annoncent l’essor des canons mas­cu­lins en la matière.

Vu sous cet angle, je remarque encore que les valeurs véhi­cu­lées par la mode sont uni­que­ment plas­tiques. Bien sûr, il y a là aus­si la grâce, de même que la cer­ti­tude d’une nature fon­ciè­re­ment posi­tive de la per­sonne. On n’oserait en effet ima­gi­ner une top-modèle pro­di­guant ses charmes tout en étant pour­sui­vie pour extor­sion, recel ou cam­brio­lage. Mais ces ver­tus sont – hélas ! – mineures. À suivre les défi­lés de mode ou l’élection de telle Miss Pays, on ne regrette jamais assez de ne pas avoir éteint le poste avant que la pre­mière demoi­selle n’ait ouvert la bouche. Ain­si sont faites les choses : la beau­té de l’esprit est ailleurs.

Et c’est jus­te­ment là que le bât blesse. Chez les anciens, la beau­té était (ou n’était que, c’est selon) un com­po­sant de la plé­ni­tude, de la per­fec­tion. La beau­té de Nike de Samo­thrace coupe le souffle. Mais la sta­tue de la déesse est déca­pi­tée. Para­doxe ? Non. Sa beau­té a dépas­sé la matière qui lui donne corps. Elle est dans l’harmonie du tout. La déesse Athé­na était la quin­tes­sence et de la beau­té, et de la bon­té, et de la gran­deur, et de la sagesse. Voi­là un mythe. Juliette était extrê­me­ment jeune, belle, can­dide et fidèle. Voi­là une légende. Com­ment se rangent à ces cri­tères les stan­dards plas­tiques actuels ? Par la seule beau­té. Vide. Et pen­dant que leur mes­sage visuel fait le tour du monde, ce qu’il dis­tri­bue c’est uni­que­ment la beau­té. For­cé­ment vide aus­si. Alors : éter­nelle, la beau­té ? Cer­tai­ne­ment. Il ne reste qu’à éta­blir laquelle de ces deux-là.

Avec le rock, on attaque le côté sérieux des choses. À moins de refus déli­bé­rés ou d’interdictions paren­tales pré­cises, je ne crois pas que depuis la fin de la guerre beau­coup de jeunes aient échap­pé à ce raz-de-marée. Dans les années ’40, ils ren­traient au pays en chan­ton­nant ‹ Swin­ging on a Star › de Bing Cros­by. Dans les années ‘50, ils dra­guaient en fre­don­nant ‹ I’m just a gigo­lo › de Louis Pri­ma. Dans les années ‘60, ils rêvaient d’Amérique aux sons de ‹ San Fran­cis­co › de Scott McKen­zie. Dans les années ‘70, ils traî­naient leurs tongs, leurs barbes et leurs che­veux longs sur fond de ‹ Je t’aime… moi non plus › de Serge Gains­bourg. Dans les années ‘80, ils s’excitaient pour ‹ Thril­ler › de Michael Jack­son. Dans les années ‘90, pour ‹ Baby one more time › de Brit­ney Spears. À pré­sent, ils deviennent fous en écou­tant ‹ Clea­ning up my clo­set › d’Eminem. Tout le monde est pas­sé par là.

[…]

[2 octobre 2003]

  1. Du corps, certes, mais elle mérite le res­pect, car la beau­té, comme fait de la Créa­tion, plaît aus­si à Dieu. Alors que dire de l’homme…
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