Modèle et mimes (4/4)

Catégorie: Essais
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« Pour nous punir de notre paresse, il y a, outre nos insuc­cès, les suc­cès des autres. »

(Jules Renard, ‹ Jour­nal ›, 1925)

« La plu­part des gens ne sont pas eux-mêmes. Leurs pen­sées sont les opi­nions de quelqu’un d’autre ; leurs vies – une mimique ; leurs pas­sions – une citation. »

(Oscar Wilde, 1854 – 1900)

[…]

Avec le rock, on attaque le côté sérieux des choses. À moins de refus déli­bé­rés ou d’interdictions paren­tales pré­cises, je ne crois pas que depuis la fin de la guerre beau­coup de jeunes aient échap­pé à ce raz-de-marée. Dans les années ’40, ils ren­traient au pays en chan­ton­nant ‹ Swin­ging on a Star › de Bing Cros­by. Dans les années ‘50, ils dra­guaient en fre­don­nant ‹ I’m just a gigo­lo › de Louis Pri­ma. Dans les années ‘60, ils rêvaient d’Amérique aux sons de ‹ San Fran­cis­co › de Scott McKen­zie. Dans les années ‘70, ils traî­naient leurs tongs, leurs barbes et leurs che­veux longs sur fond de ‹ Je t’aime… moi non plus › de Serge Gains­bourg. Dans les années ‘80, ils s’excitaient pour ‹ Thril­ler › de Michael Jack­son. Dans les années ‘90, pour ‹ Baby one more time › de Brit­ney Spears. À pré­sent, ils deviennent fous en écou­tant ‹ Clea­ning up my clo­set › d’Eminem. Tout le monde est pas­sé par là.

Avec le rock, il y a deux choses : l’intensité du phé­no­mène et son enver­gure, dans cet ordre. Elles n’ont pas d’égal. Si pour les quatre Rol­ling Stones, à l’âge de 60 ans, rem­plir un stade de 30000 places c’est de la rou­tine, Elton John ou Tina Tur­ner font, cha­cun tout seul, le même tabac, tou­jours à l’âge des grands-parents. Et ils font ça depuis 20, 30, 40 ans. Mais le plus impor­tant est ce qui se passe dans les gradins.

Ce n’est pas qu’un tel spec­tacle draine sen­si­ble­ment plus de mélo­manes que d’autres mani­fes­ta­tions sem­blables. Je dirais que l’amour exclu­sif pour la musique et le plai­sir d’écouter se retrouvent davan­tage chez les audi­teurs d’une cho­rale litur­gique, d’un qua­tuor à cordes ou même d’une jam-ses­sion. Non. Le public du rock est là tout d’abord pour com­mu­nier. La majo­ri­té ne com­prend même pas les textes des chan­sons, soit pour une simple ques­tion de langue, soit parce qu’ils sont inau­dibles ou insai­sis­sables à cause du niveau sonore ou de la vitesse du débit ver­bal. Peu importe : le fluide qui s’installe et qui cir­cule entre la scène et la salle (et vice-ver­sa) comble ce vide.

Per­son­nel­le­ment, je n’ai jamais vu des femmes et des hommes tom­ber en transe ou s’évanouir par extase à l’occasion d’une messe pon­ti­fi­cale, ou lorsqu’un pré­di­ca­teur harangue ses foules. Dans les années soixante déjà, lors des concerts des Beatles ou des Who, c’était deve­nu une habi­tude. Et pour cela, le spec­tacle était même super­flu : la cocaïne aidant, leur simple appa­ri­tion en public suf­fi­sait. Alors, le rock – le nou­vel “opium du peuple“ ? Je ne crois pas. Et les stars du rock – les nou­veaux dieux ? Sûre­ment pas.

Ce délire n’est qu’à la mesure du vide moral, men­tal et spi­ri­tuel actuel. En revanche, l’identification des mimes avec l’idole est totale, car très facile. La liste sans fin des sosies du “King” (Elvis Pres­ley) est là pour le cer­ti­fier. Et lorsqu’on se met à vrai­ment écou­ter les mes­sages mar­te­lés par cer­tains rockers, on est auto­ri­sé à prendre peur. Néan­moins, j’ai bien aimé le rock !…

Dans le cadre des Jeux Olym­piques, le sport a fonc­tion­né en Olym­pie, à côté des arts et en hon­neur de Zeus, près de 12 siècles durant. Ensuite, la socié­té s’en est dis­pen­sée, mais pas des arts. 15 siècles plus tard, il est sym­bo­li­que­ment reve­nu à Athènes, cette fois sans les arts et en seul hon­neur du corps humain. Et c’est comme ça que cela se passe depuis un peu plus d’un siècle.

Soit, ce n’est pas tout à fait comme ça. C’est vrai qu’avec les épreuves modernes, tout a été fait pour que cette grande messe puisse recou­vrer des attri­buts trans­cen­dant la chasse aux récom­penses, les larmes de dou­leur ou de bon­heur et la sueur de l’épuisement phy­sique. On en fit donc un hymne à l’amitié des hommes et à la fra­ter­ni­té des peuples, une occa­sion de quête de la per­fec­tion sous l’emblème de l’égalité des chances, une ode à la paix.

Une élec­tri­ci­té unique exalte les par­ti­ci­pants à ces jeux ; tout concur­rent peut en témoi­gner. Pour eux, il y a un avant et un après les Jeux, et l’essentiel c’est d’y prendre part. (En fait, peu importent les magouilles au som­met du cio, et Ben John­son est tou­jours le plus rapide, même s’il s’est peut-être bour­ré de sté­roïdes.) C’est cela l’important, c’est cela qu’on retient, et c’est le bon côté des choses.

Bon ? Enfin. Disons que toutes ces consi­dé­ra­tions ont dû pré­si­der en 1936 au tour­nage du film ‹ Les Dieux du stade ›, sur les Jeux Olym­piques de Ber­lin par la cinéaste alle­mande Leni Rie­fens­tahl. Sauf erreur, c’est la réa­li­sa­tion ciné­ma­to­gra­phique la plus abou­tie véné­rant le corps humain avec un tel brio. On peut en revanche pen­ser que ce film a ouvert au public le culte du phy­sique tel que nous le connais­sons aujourd’hui. En effet, le sport clôt la série des élé­ments qui jalonnent le glis­se­ment de l’esprit vers la matière. En paral­lèle, il livre au peuple la meilleure icône qui soit : l’individu ano­nyme mais doué, qui triomphe sur l’adversité par l’effort et la téna­ci­té, et qui s’auréole par le dépas­se­ment de soi-même.

Mens sana in cor­pore sano disait Juvé­nal. Mais qu’est-ce qui pour­rait bien être sain dans l’esprit et le corps d’un Richard Virenque, d’un Ear­vin “Magic” John­son ou d’un Die­go Mara­do­na ?! N’empêche, l’un est une étoile du cyclisme, l’autre une légende du bas­ket-ball, tan­dis que le der­nier est un des rares mythes du foot­ball. C’est comme ça, et pas autre­ment, qu’on pense dans les ban­lieues de Casa­blan­ca, de Lan­sing (mi) et de Bue­nos- Aires.

Quelques mots encore avant de conclure. Depuis peu, la com­mu­ni­ca­tion joue un rôle expo­nen­tiel dans la dif­fu­sion et la cir­cu­la­tion de l’information, de même que la langue n’est plus un obs­tacle. À la fin du XIXe siècle, rares étaient ceux à tra­vers le monde qui avaient la pos­si­bi­li­té de s’imaginer à la place d’un John D. Rocke­fel­ler, d’un Hen­ry M. Stan­ley ou d’une Sarah Bern­hardt. Au début du XXIe siècle, tout un cha­cun, un tant soit peu avi­sé, d’Osaka à Nou­méa et de Lima à Bey­routh, a rêvé au moins une fois d’être dans la peau d’un Lar­ry Elli­son, d’un Ber­trand Pic­card ou d’une Kim Basin­ger. L’instrument qui mesure l’emprise et l’importance acquises par le modèle se trouve dans ce constat. La course infi­nie aux exploits les plus ineptes, via l’hypertrophie constante du ‹ Livre Guin­ness des records ›, est la preuve qu’aujourd’hui n’importe quel mime veut et peut être le héros – c’est-à-dire le modèle – d’un jour.

La mode occupe une place à part dans l’univers emblé­ma­tique. Éty­mo­lo­gi­que­ment d’abord, la mode four­nit de vrais modèles, au sens propre du mot, ensuite, à tra­vers une cer­taine forme d’équité. Je veux Que nous réserve l’avenir dans ce registre ? D’autres cham­bar­de­ments auront-ils lieu ? Quelques-uns des nou­veaux domaines non indis­pen­sables dis­pa­raî­tront-ils ? Le ciné­ma par exemple ? – les acteurs étant rem­pla­cés par des créa­tures vir­tuelles, moins chères, dociles et façon­nables (donc per­fec­tibles) à sou­hait ? Les exploits du sport seront-ils dépas­sés par les jeux inter­ac­tifs, en 3D, de la Ne géné­ra­tion ? Ver­rons-nous le renou­veau de domaines indis­pen­sables pré­sen­te­ment assou­pis – comme la spi­ri­tua­li­té, mais selon un tra­cé dif­fé­rent de celui qui a pré­va­lu pen­dant des siècles ? Assis­te­rons-nous à l’éveil d’activités aujourd’hui en dis­grâce, mais revi­go­rées par des impé­ra­tifs inédits – comme l’agriculture ou la pote­rie ? Ou peut-être consta­te­rons-nous sim­ple­ment l’essor de  domaines incon­nus à ce jour ? Ou bien rien de tout ça, et les choses conti­nue­ront comme maintenant ?

[2 octobre 2003]

P.S. Il me semble utile de pré­ci­ser que mon tour d’horizon est fait à une cer­taine alti­tude et observe un état géné­ral. À cette hau­teur-là, les buttes, les fosses et les ornières sont imper­cep­tibles, donc négli­geables. Dire alors que, très occa­sion­nel­le­ment, des cas infir­me­raient ces constats serait insi­gni­fiant. Ce qui reste et compte fina­le­ment, ce n’est que l’étendue de la plaine.

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