« ‘Mesdames, Messieurs, chers amis, bonsoir et bienvenue ici, dans nos studios de Zutch. Merci de nous rejoindre, cette fois pour le jubilé de votre investigation mensuelle préférée ‹ C’est pas vrai ! ›.
En effet, plus de quatre ans ont passé depuis que notre équipe s’est fixé un objectif qui est aussitôt devenu une vraie gageure : démonter l’impossible. Sous toutes ses formes, à tous les niveaux, dans tous les domaines, en toute liberté. Mettre en pièces les plus ardues théories, abattre les plus tenaces tabous, faire tomber les plus forts axiomes. Et, avec un peu de chance, faire ressortir de nouvelles vérités cachées jusqu’alors.
Nous n’avons pas toujours atteint notre but, mais chaque fois nous avons gagné en zèle pour l’épreuve suivante. Chaque enquête nous a enrichi. Surtout vous a enrichi, ce qui est pour nous la plus grande récompense. Alors ce soir, pour fêter notre 50e enquête, nous avons choisi un défi à la hauteur de l’événement. Guidés par notre devise Eos Eschatos Ostos, nous ferons donc tout et encore plus pour prouver que, pourtant, l’AMÉRIQUE EXISTE !
Voici maintenant les invités qui nous accompagneront dans cet exploit visant à surmonter l’impossible, et que nous remercions chaleureusement d’avoir bien voulu participer à ce travail : Mlédana Jaroskelich, qui dirige le département d’études méniokarstiques à l’Institut de Technologie Appliquée de Pleshovki en Garogne, Thørg Erwald, professeur émérite de paléosémie à l’Université de Hammërstrund au Bühlemark, Kessaquo Usukara, docteur ès sciences phénoblastiques au Laboratoire de Recherches Théomantiques de Nirasaki au Kiraoudza, Ixos Galludes, premier argonaute embarqué dans le projet sidéral Kraetheos, qui nous a rejoint ici à Zutch depuis le Centre de Commande de Kouminidis, et Ondÿnash Malaana, fellow de la Fraternité Hiérotale de Malpurdouk au Garanjil Uskhawat. Madame, messieurs, merci beaucoup à tous, merci. Le débat est ouvert!
Il serait peut-être intéressant de commencer par un sujet qui est devenu récurrent ces derniers temps. De plus en plus, les scientifiques s’interrogent sur l’existence de cette région. Mais aussi sur son appellation. Certains sémanticiens vont même jusqu’à se questionner sur l’origine de ce nom, se demandant s’il n’aurait pas été inspiré par une énorme déception. Cela n’est pas sans rappeler les controverses sur l’Atlantide. Thørg Erwald, qu’en pensez-vous ?’
‘ Oui, et ce n’est guère étonnant. La provenance est claire : Amer-ique vise une caractéristique ou une relation entre deux notions. Il s’agit de celui (ou de celle) qui est amer. Il y a plein de mots – méthodique, colérique, pharaonique – qui ont été créés de la même façon. Ils désignent celui (ou celle) qui a de la méthode, qui est en colère, ou qui a un rapport avec le pharaon. Pour revenir, il serait donc fort possible que ce vocable découle d’un quelconque chagrin. Quant à savoir si l’affliction a été subie par un individu, ou alors si elle émane de l’inconscient collectif, ceci est une autre histoire.’
‘Effectivement…’
‘Mais…’
‘Oui ?’
‘… il y a aussi la possibilité du contraire !’
‘Ah.’
‘Eh bien si, d’où une complication supplémentaire, cette fois-ci étymologique. Dans toute langue, les exemples de dérivations – ou de déviations – sont innombrables. Une langue est un corps vivant. Dans ce cas, le phonème amer aurait pu avoir comme origine la racine latine amar, qui se réfère à l’affect dans un sens – disons – positif, l’amour par exemple. Vous voyez donc : ce n’est pas du tout clair.’
‘Étonnant !’
‘D’autre part, aussi, sur les six continents que nous connaissons, Europe, Asie, Afrique, Australie, Arctique (qui serait plutôt une région) et Antarctique, la moitié porte des noms qui contiennent le suffixe -ique. Par conséquent, je pense que c’est pour donner à cette notion plus de poids, de crédibilité en quelque sorte, que dans le langage courant on a collé au préfixe amer le suffixe ique. Autrement, on aurait très bien pu l’appeler, n’est-ce pas ? Amérie, Amélie ou, que sais-je ? peut-être Améride, comme, justement, l’Atlantide.
(Ixos Galludes) ‘Je pense que le problème se pose également en termes à la fois cosmologiques et cosmogoniques. Il faut savoir que lors des incursions que l’équipage a faites dans la coréosphère, une des missions était justement de – en quelque sorte – scanner le globe terrestre, à la recherche d’informations, ou pour confirmer diverses théories, comme par exemple celle de Usclenda Kalatsueffa concernant le Yiouflich. Que nous avons d’ailleurs pu attester finalement.
‘Tout à fait. Je crois que la transmission de votre récit en direct depuis l’œil de la narkeïnne est encore dans toutes les mémoires.’
(Ondÿnash Malaana) ‘Magnifique réussite, je me souviens’.
‘Merci. Voilà. Pour reprendre, tout au long de ces expéditions nous avons donc littéralement passé la planète au peigne fin, des plus hauts sommets aux plus grands abysses, avec une précision du détail inégalée. Hélas, sans résultat. Des gargouillements par ci, des barbotages par là, des phénomènes à vrai dire assez étranges, des petits tsunamis, l’océan qui, par endroits et pendant quelques instants, changeait brusquement de couleur, faisant le tour complet de l’arc-en-ciel, des choses comme ça, mais, sincèrement, rien de vraiment concret. Cela a été assez frustrant, je dois dire…‘
‘… et l’on comprend parfaitement. Docteur Usukara, cela n’inviterait pas à se référer aux observations que vous avez conduites il n’y a pas si longtemps, sauf erreur dans le secteur de Stragonsk, sur le comportement nocturne des plotifères, est qui fut aussi…’
‘… un échec ? Car c’est bien ça, il faut appeler les choses par leurs noms. Nous avons investi des moyens matériels et humains considérables dans une campagne à large échelle. Notre laboratoire s’est même assuré la précieuse collaboration des chasseurs de Plitchuts, en Galonésie australe. Et nous n’avions pas lancé l’opération au hasard. Écoutez, l’équipe avait récolté toute une série d’indices sur ces manifestations. Il y avait eu des antécédents. Nous avions à disposition une base de données considérable, du matériel solide, sans parler de l’expérience et du savoir-faire d’une équipe qui n’était pas à sa première expédition du genre, loin de là.’
‘Vous vous êtes aussi appuyé sur la marine, c’est bien ça ? En tout cas, ce sont les informations qui ont circulé à l’époque.’
‘Oui et non, les Bonestains nous ont largement aidé, mais ce fut seulement vers la fin de la mission, quand nous avons commencé – hélas – à manquer de moyens et surtout d’enthousiasme, c’est clair. Car on sait que par manque de résultats la mission a dû être prolongée, et cet imprévu a modifié le déroulement de la campagne. Enfin, à présent j’essaie de mettre en place une nouvelle stratégie d’investigation, orientée plutôt vers l’analyse de matériel ontoscopique récolté directement sur place par les indigènes. C’est aussi moins cher… (Rires.) Eh oui, qu’est-ce que vous voulez, il faut s’adapter.’
(Mlédana Jaroskelich) ‘Votre récit, docteur, est édifiant. Nous voyons donc, et à l’Institut nous avons pu constater le même phénomène, que le sujet de l’existence ou non de cette Amérique est pour le moins sournois. Vous avez traité les questions d’aboligémie, monsieur Malaana s’est longuement penché sur les aspects théontropiques, alors que notre ami de Dlibkom, Mégloun Zadarevski, s’efforce toujours de résoudre l’inconnue des coléagons. Et toutes ces essais ou études sont pour l’instant restées sans succès, correct ?’
(Kessaquo Usukara) ‘Je ne vous le fais pas dire’.
(Ondÿnash Malaana) ‘Effectivement, à un moment donné les travaux de Dlibkom semblaient très prometteurs, mais bon…’.
‘Si vous permettez, à Pleshovki nous tentons une approche relativement différente. Nous sommes au courant des expériences menées un peu partout dans le monde, avec les résultats peu brillants que l’on connaît. C’est pourquoi mon équipe a décidé de privilégier la recherche sur les conséquences déontropiques des facteurs qui favorisent la molébaction, au lieu de construire des modèles qui semblent ne pas correspondre à la réalité sur place. Nous l’avons fait, je le répète, mais y avons renoncé, et je dois dire que nous attendons des signes encourageants pour bientôt.’
‘D’accord madame, mais qu’en est-il des observations de visu ?
(Ondÿnash Malaana) ‘Exactement. Votre démarche me semble intéressante mais – vous l’affirmez aussi – le phénomène risque d’être trompeur. C’est d’ailleurs ce qui nous intrigue à la Fraternité. Nous avons eu des volontaires sur place, équipés pour un long séjour, et tout à coup sont apparus les biontosopes. La suite est connue : nous avons dû arrêter net, car nous avons déploré des pertes, certains membres ayant perdu certains de leurs membres, n’est-ce pas ?’
(Thørg Erwald) ‘Terrible, c’est vrai, et cela me rappelle l’expédition que j’avais faite il y a déjà huit ans avec Mlédana, enfin, madame Jaroskelich, quand nous avons laissé derrière nous toute une population décimée de plotodents, pauvres bêtes. C’est ce qui se passe quand on se concentre exclusivement sur son objectif et…’
(Mlédana Jaroskelich) ‘…on néglige toute autre chose… enfin…’
‘Je vois, ce sont des expériences qui laissent des traces, mais je crois que nous errons dans un labyrinthe de conjectures alors que la réalité a un tout autre visage. D’accord, j’admets que l’on n’est pas au bout de cette énigme, qu’on n’a pas encore en mains assez de preuves irréfutables attestant physiquement l’existence de ce qu’on appelle couramment l’Amérique, mais permettez-moi de vous rappeler qu’il y a un certain nombre de signaux suggérant que quelque chose de bien concret est en train de se présenter ci et là, sporadiquement pour l’instant, mais ce sont tout de même des signes qu’il serait difficile de négliger, n’est-ce pas ? Tiens, justement, on me dit que nous avons déjà un premier appel d’un intervenant qui nous vient de… oui… hu… Hud-son… Tec-sas… c’est madame…’
‘Ce n’est pas Hudson, c’est HOUSTON, Texas. Mon nom est Milly Preston. Je suis infirmière à l’hôpital Sugar Land et depuis le début de votre truc-là je n’arrête pas de me demander si vous êtes sérieux, si vous êtes en train de nous faire un sketch, ou alors si vous êtes tous frappés par le syndrome Fynert-Josst, parce que jamais je n…’
‘… mmais mada… !…’
‘… je n’ai compté autant d’inepties par mètre carré, c’est fou !’
(Thørg Erwald) ‘Madame, je crois que vous n’avez pas idée du concentré de savoir qui est réuni autour de cette table et j’ai peur que le fait de côtoyer tous les jours la maladie et la mort vous a…
‘Un instant s’il vous plaît, excusez-moi monsieur Erwald mais on m’appelle du studio, oui… pard… oui… oui… ah… comment ?!… tu veux dire que nous… atte… mmais… c’est pas possible !… u…’ »
*
Ce fut l’ultime son venu du studio. L’ogive de 5 Mt TNT tirée par un sous-marin stratégique nucléaire classe Bellavita de l’opération Cendrillon avait atteint l’atoll d’Éregand, 10 km plus loin.
Zutch entrait dans l’histoire alors que l’Amérique s’exprimait.
[18 décembre 2015]
4 réponses
J’ai aimé:
la présentation sous forme d’enquête-débat,
la forme d’esquisse du théâtre de l’absurde à la Ionesco
l’imagination dans le choix de l’idée du sujet (démontrer que l’Amérique existe)
la trouvaille très réussie de noms propres, endroits, branches scientifiques etc.
J’ai moins aimé:
une certaine longueur
Ah, mais tu m’accombles… enfin, tu me comblables… enfin, tu comprends 😀
Désopilant, il faut vraiment déguster les noms un par un, lentement, en les faisant fondre sur la langue.
Ah, toi comme ça, homide ?! See chat.