Le prélude
L’avènement
L’éclosion
La coupure
Les suites
Le tournant
La cassure
L’envol
L’éclat
La vérité
Le changement
L’épreuve
La décision
Le sage
L’apogée
La fin
Et à la fin de ses longs jours, Félix Doussett mourut d’amours.
Le prélude
Mais avant de mourir d’amours, Félix Doussett en vécut. Déjà qu’il est né d’amours: celui de sa mère, qui lui offrit la moitié de sa vie, et celui de son père, qui lui en offrit l’autre. Cela se passe sous les bombes lors de la guerre civile. Pilotte de chasse, sa mère saute in extremis au dessus du refuge bondé où son père infirmier réformé soigne les mutilés et veille auprès des mourants. Dans sa chute, elle ne peut éviter son avion hors de contrôle, devenu par lui-même une bombe. Elle perd ses deux bras, mais elle garde ses deux jambes dont elle use pour se ruer dans le refuge tout proche où elle s’écroule dans les deux bras du père infirmier réformé.
Il n’y a plus de place dans les lits, dans les dortoirs, couloirs et toilettes. D’ailleurs, pour parler de vraies toilettes, il n’y en a plus non plus, puisqu’atomisées par la hécabombe d’un sadique lâchée au bon endroit et muées depuis en fécatombes. Le père est donc obligé de loger la mère sans ses deux bras dans sa propre cabine, aux côtés d’autres sinistrés avec et sans un ou plusieurs membres. Des jours passent, des nuits aussi. Les soins arrivent à temps, de telle sorte qu’elle peut s’en sortir tant bien que mal pour vivre au milieu de ceux qui s’éteignent tour à tour autour. C’est très triste mais très beau, car de cette grande détresse naît un grand amour.
Le père n’est pas très laid et même sans ses deux bras la mère est très belle. Par conséquent s’éprennent-ils vite l’un de l’autre. Une infortune tenace les ombre cependant: dans leur cadre létal, il est exclu de conclure une quelconque passion. S’enlacer ? Exclu. S’embrasser ? Rare, et déjà un exploit soldé. Ils sont encore assez jeunes et débordant d’un dynamisme frénétique. Au fil du temps, rechercher une vraie solution devient dès lors presqu’un devoir. Le devoir continu et salvateur du père l’empêche en revanche de s’absenter pour trouver cette solution à l’extérieur, tandis que le quotidien piteux de la mère se réduit fatalement au seul refuge.
Jusqu’au jour où – comme sous le coup d’un miracle – tout finit par s’arranger, basculant dans l’horreur. Les gens meurent à vive allure. Aux alentours il ne reste plus le moindre mur debout. Au retour de ses besoins, le père se fait hacher fin sur le pas de porte par les éclats d’un obus perdu. Il perd ses deux jambes mais garde ses deux bras, dont il use pour serpenter jusqu’à sa chambre où il s’étale aux deux pieds de la mère sans les deux bras. Comme il ne reste plus le moindre docteur debout, les deux autres infirmiers lui viennent sitôt en aide. Des soins expéditifs sont vite donnés, sauf que le père réformé est une grande nature et peut survivre.
Le miracle est qu’à part les deux amants, il n’y a plus âme qui vive dans le refuge, puisque les derniers moribonds ont trépassé la veille. Aussi peuvent-ils enfin conclure leur prélude et passer à l’union de leurs ardeurs. La mère ne saurant enserrer le père dans des bras qu’elle n’a plus, pas moyen donc de joindre leurs amours au lit. C’est déjà assez laborieux d’enlever les écrans en coton et nylon pour parvenir au toucher soyeux, encore que froid, du lino vert. Les attentes, les retenues, les souffrances, les pleurs – le tout est balayé par deux énormes vagues d’amours hautes comme deux menhirs se heurtant sans cesse dans un délicat fracas saccadé.
Vidé presque de ses agonisants, à présent le refuge n’est qu’un lieu terne, animé seulement par ces deux amoureux et par quatre ou cinq chiens jadis errants, qui ont pris la place des occupants malades. De temps en temps, à tour de rôle et par des tours de passe-passe, les gosses d’une fratrie voisine glissent au couple de survivants des vivres volés. Première absente: l’hygiène. Faim et soif – solides et tenaces. Malgré cette précarité lourde, immuable, rien n’ébranle l’amour vigoureux et quasi journalier entrepris par le père envers la mère et l’inverse. Des mois entiers passent ainsi, puis toute une année jusqu’au jour bienheureux de la délivrance.
L’avènement
De longs instants, minutes, heures, jours d’une folle intensité. Pénuries et privations aidant, le quotidien de la mère et du père s’étale du nadir de la décrépitude physique au zénith de l’extase passionnel. Le peu de nourriture que la mère partage avec le père passe en entier à la création qu’elle porte dans le ventre, afin que le fruit puisse rester en vie. L’image est abominable: deux formes anorexiques, l’une d’elles avec l’échine déformée par son ventre hypertrophié, l’autre à le croire sorti des camps de travail. Enfin, fi d’hurlements, pleurs de douleur et cris de joie, le père pose sur les seins plats de la mère un bébé mâle, sale, rose, dodu et joufflu.
C’est Félix. La mère s’appelle Alice, mais le père l’appelle Alix. Le père s’appelle Frederic, mais la mère l’appelle Féri. Au début, ils lui choisissent le nom d’Alfred, ensuite se ravisent au souvenir de la dynamite et d’autres explosifs qui les ont tant mutilés. Pour consacrer et couronner leur acte, il ne reste donc qu’un seul nom à gratifier le bambin et c’est Félix. Gage du délice nourrissant l’enfantement, preuve des amours réunis pour lui donner la vie, signe de l’avenir qu’ils lui souhaitent, et au mépris complet d’une dot pour le moins embarrassante, puisque ce Frederic Doussett vient d’Angleterre tandis qu’Alice Gneil vient d’Allemagne.
D’une certaine manière, l’enfant fait vivre ses parents. Lui, sa mère et son père passent ensemble cinq jours entiers bercés par un bonheur absolu. Au sixième, l’âme de Féri s’enfuit de sa cage d’os, suivie le lendemain par celle d’Alix, poussée à bout de forces tant par l’inanition que par la rage de Félix d’obtenir le semblant de lait maigre qu’elle porte encore. Peu après, l’aînée de la fratrie découvre un nourrisson gémissant, nu et sale, tenaillé entre deux sortes de squelettes incomplets en haillons. Venus sur-le-champ, les parents voisins mettent à l’abri le nouveau-né dans leur foyer épargné, puis enterrent décemment Féri et Alix, côte à côte.
En pratique, Félix ne peut avoir connaissance de ses géniteurs, et encore moins des aspects si prodigieux de sa venue au monde. Il faut dire que sa famille d’accueil est un exemple de bonne foi, refusant l’idée d’usurper l’identité d’une ascendance si héroïque. Aussi, il apprend qu’il est le fils du Père Noël et d’une cigogne, et qu’il ne doit pas s’étonner de son aspect, alors que par nature un enfant du Père Noël et d’une cigogne n’a ni fez rouge, ni bec, ni barbe, ni plumes. Ses aînés jouent ce jeu le long de ses premières années d’une vie remplie de joie, pureté et tendresse. Clairement et dès son avènement, l’enfant connaît l’amour simple et direct.
L’éclosion
La guerre finie, en âge de l’école, il doit changer la maison pour l’internat. Là, en première, un mouflet tordu insiste au point de le persuader que son histoire d’ascendance ne tient pas debout. Il en reste tellement ahuri, que les moqueries des autres plaisantins comptent peu. Cependant ça devient pesant à force. Par chance pour lui, élève assidu et sage, Félix attrape la faiblesse de m’sieur da Silva, l’instituteur, qui vient d’un pays mystérieux: le Portugal. M’sieur da Silva est au courant de sa genèse et l’honore avec une franche affection. Il l’appelle – seul élève – par son seul prénom et l’invite en famille pour les dîners très solennels de dimanche.
Entouré – si ce n’est accompagné – comme il l’est, sa blessure se ferme vite et ne laisse guère de cicatrice. Son passé lui est devenu indifférent. Puisqu’en quelque sorte il est différent – du moins quant aux détails de sa naissance – il en éprouve même une certaine et vague fierté latente et maîtrisée. Ainsi libéré, sous la tutelle attentionnée de son tuteur, son éclosion est remarquée et rapide. Au fait, d’une certaine façon il récupère à grands pas son histoire agitée. Des pas tellement grands qu’avant même l’âge des premiers signes de virilité notre héros finit brillamment le cursus secondaire. À présent, un avenir radieux se dresse devant lui.
Treize ans révolus et c’est un garçon chétif, un peu perdu, qui fait grincer péniblement la colossale porte bicentenaire en chêne ouvragé de l’Institut Technique Civil. Il veut devenir ingénieur mécanicien. Il veut construire des avions. Et peut-être même des trains. De vrais. Et il veut aussi réaliser des outillages et machines pour construire des pièces dont sont faits les avions et les trains. Et peut-être de vrais bateaux. Et des machines qui fabriquent ces machines. Alors on l’ausculte: il est trop jeune. Mais son parcours et ses références interpellent sans appel: à l’évidence il s’agit d’un cas particulier, voire d’un phénomène, et Félix rentre à l’institut.
De loin plus jeune étudiant de l’établissement, il ment sur son vrai âge, toutefois son apparence ne ment pas. À peine réussit-il à surmonter son passé compliqué avec l’appui gracieux, précieux et généreux de m’sieur da Silva, le voici devenu la risée injuste de cette institution de légende. En effet, comment, cadet candide et novice, gérer correctement un quotient à 140, du haut de ses 140 cm, sous 40 kilos avant déjeuner, et sans un poil sous les aisselles, au milieu d’une armada de jolies jeunes femmes et de forts jeunes hommes qui forniquent déjà, souvent en ville ? ‘Rira bien qui rira le dernier se dit-il’ et se met au travail comme jamais auparavant.
Une école reste cependant une école avant tout, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un temple de l’enseignement tel que l’ITC. Dans un tel creuset, former les étudiant(e)s à l’ultime perfection passe avant tous autres considérants. Puisse-t-il s’agir de filles à barbe, de nains à bosse ou d’orphelins (sponsorisés), honorées sont juste les ressources (intellectuelles) et la passion. Le frêle Félix se voit dès lors immergé dans son élément. Et cela paye: une scolarité de cinq ans, il la comprime en deux, qui plus est Summa Cum Laude. En dépit du dépit de ses collègues, il devient la fierté de l’école, est porté de colloques en concours et récolte des lauriers partout.
Entre temps, il gagne aussi en neurones, taille, poids et poils. Remise des diplômes: sur le préau orné, le voilà donc à seize ans non révolus, fier, radieux, svelte, droit, robuste. Dans un silence cryptal, il ouvre le cérémonial, s’avançant droit et de pas ferme vers une présidente du collège académique sourire humide qui – toute excitée – lui décerne le fruit de son travail. Le baise-mains sobre et délicat mouille les genoux de la dame et fend le cœur de sa fille, assise au rang central. Disons que sans le savoir, Félix est depuis des mois dans l’œil et de la première et de la dernière, qui est sa collègue. À présent, un avenir radieux se dessine devant lui.
[Bâti sur un pic qui jaillit de l’océan au milieu des nuages, l’Institut Technique Civil – l’Académie Civile pour certains – se dit aussi Le Nid des Aigles. Le rocher est un repaire âprement revendiqué autant par les aigles barbus – Haliæetus albicilla, les rois des mers et princes des prés – que par les grands albatros hurleurs – Diomedea exulans, rois des mers seulement. Les accrochages entre ces guerriers de l’espace sont fréquents, les va-et-vient également: en effet, les oisillons doivent être nourris sans cesse et la réserve de chasse se trouve ailleurs. Il n’est ainsi pas rare de les voir surveiller en vol circulaire, à très grande hauteur, au dessus des édifices, comme c’est le cas en ce jour ensoleillé de belle célébration.]
La coupure
Un regard furtif au trésor serré contre sa poitrine, cinq courtes révérences vers chaque membre ravi du directoire scolaire, une rotation de 180°, une longue inclination complice vers le parterre de collègues désappointés et enfin le retour de pas ferme droit à sa place. Qu’il n’atteint pas. Son trajet coupe celui en piqué d’une énorme fiente lâchée par les intestins d’un de ces géants des airs à l’instant où notre jeune diplômé quitte la tribune. À son insu, la coiffe noire stoppe court la chute d’une bombe puante faite d’à peu près 340 grammes de déjection, lâchée environ 102 mètres au dessus pour s’abattre à quelque 161 km/h. Le temps stoppe aussi.
Le vacarme infernal déclenché par cet impact fusionne avec le silence cryptal, alimenté lui par le choc visuel. Ce qui résulte est une hystérie généralisée. Pour la victime c’est le dégoût extrême. L’intolérance aiguë à l’acide urique, à l’ammoniaque et surtout à la streptomycetaceae lui font perdre connaissance sur le coup. Il s’écroule sec. Les enseignants se volatilisent illico dans la déroute, à l’image des étudiants, sauf des plus cyniques qui ovationnent en ouvrant des bières béats de rire. Oublié de tous, anéanti, écrasé, blessé, Félix Doussett aurait pu succomber asphyxié hic et nunc si la fille de la présidente du collège académique n’avait pas été là.
C’est Yvonne. Oltent. Sa mère l’appelle Yvy. Son père l’appelait Gigi, étant mort. Yvy est donc orpheline mais riche d’un héritage considérable qu’elle partagera avec sa maman à sa maturité. Fi de la nausée et du danger, elle accourt, tire une lourde chaise encore debout, soulève le jeune homme à grande peine et l’assoit à grand effort. Assommé, lui penche pour retomber, alors désespérée et aussi sale qu’il est, Yvy arrache son pashmina turquoise et attache au dossier le martyre knock-out. Pas une âme qui respire autour, à part – au dessus – un vautour en rage, trompé par sa cible. C’est très beau, puisque de cette grande détresse naît un grand amour.
Jamais n’avais songé Yvy oser l’approcher. Jamais n’avait-elle osé faire part de ses soupirs à sa mère. Jamais n’avait sa mère osé imaginer sa fille oser l’approcher. Jamais n’avait-elle osé confier ses soupirs à sa fille. Jamais n’avait Yvy osé songer que sa mère oserait nourrir ces vœux. Jamais sa mère n’aurait-elle songé oser penser ce que sa fille oserait penser d’elle. Jamais n’aurait-il osé songer être si près de l’apothéose académique, de sa propre mort précoce et atroce et d’une fille si belle et si prometteuse – à tout le moins financièrement. Mais flottant au milieu de mille étoiles polychromes, dans son semi-coma Félix ne saurait songer à rien.
Yvy est comme seule au monde. Le visage de Félix est si près, si serein, si beau… En fait, juste ce qui se voit. Ses traits fins à peine se devinent sous la masse nauséabonde qui dégouline lentement. Le besoin violent de vomir domine, pourtant à 23 cm de distance c’est la magie de sa figure qui l’emporte. Il est enfin à sa portée. À sa discrétion, même. ‘Allez, rien qu’une fois, Yvy’, susurre-t-elle, et de son mouchoir blanc en batiste nettoie délicatement la zone qui l’intéresse, pour lui apposer une bisette en vitesse sans penser aux suites. Son cœur bat la fanfare; elle se lève vite pour s’enfuir vite, puis s’arrête horrifiée: le pantalon de Félix pompe le sang.
Transi, serrant fort son diplôme devenu torchon, il se réveille subito comme La Belle au Bois Dormant, puis vomit illico. Cela se complique évidemment, les suites étant sans surprise là. D’une part, Yvy s’affole, libère le lauréat, le relève (lui qui se déhanche) et le fait gagner l’infirmerie. D’autre part Yvy n’étant clairement pas seule au monde, sa mère, qui a tout observé par le judas de la salle où elle s’est retranchée, s’effondre. Enfin, un acteur tiers de cet épisode, néfaste et nettement plus jeune que cette mère, qui a tout observé par l’imposte du wc où, retranché, il fume, fulmine. Pour autant, un avenir radieux est toujours lié au destin de Félix.
L’acteur est Morgand Kricken, soupirant voilé d’Yvy comme elle est de Félix. À l’opposé de la fille qui n’est que rêverie, bonté, douceur et beauté, lui est laid, aigre, fruste et surtout vil. Il boit par derrière, fume pr derrière et fait des choses par derrière. Ce n’est que grâce à la duplicité du doyen et aux pots-de-vin de sa famille qu’il reste encore dans l’école. En effet, passer le cap de la première année ne lui réussit guère. Le mal entraînant le mal, à force d’alcools, de cigarettes et de blagues ineptes, en revanche il réussit à bâtir autour toute une équipe de cancres, plus abruti l’un que l’autre. Ils sont les cyniques acclamant le récent incident.
[Dans toute histoire d’action et notamment d’amour telle que celle-ci, à un certain moment donné du récit vient inévitablement une sorte de bouleversement angulaire qui déclenche un déroulement différent, où le cours bascule et où plus rien n’est comme avant, le rythme se casse, les séquences changent, l’intrigue s’accélère, la direction se perd, une espèce de poussée apparaît, le volet dramatique s’amplifie, la dynamique prend des à-coups, les revirements s’entassent, les imprévus prennent le dessus, les situations s’entrechoquent, les contrariétés se suivent, les problèmes déferlent et le doute s’installe. Eh bien, il faut admettre que pour Félix Doussett et son l’histoire, ce temps n’est pas venu. Pas encore du moins.]
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[26 octobre 2021]