Le prélude
L’avènement
L’éclosion
La coupure
Les suites
Le tournant
La cassure
L’envol
L’éclat
La vérité
Le changement
L’épreuve
La décision
Le sage
L’apogée
La fin
[…]
[Dans toute histoire d’action et notamment d’amour telle que celle-ci, à un certain moment donné du récit vient inévitablement une sorte de bouleversement angulaire qui déclenche un déroulement différent, où le cours bascule et où plus rien n’est comme avant, le rythme se casse, les séquences changent, l’intrigue s’accélère, la direction se perd, une espèce de poussée apparaît, le volet dramatique s’amplifie, la dynamique prend des à-coups, les revirements s’entassent, les imprévus prennent le dessus, les situations s’entrechoquent, les contrariétés se suivent, les problèmes déferlent et le doute s’installe. Eh bien, il faut admettre que pour Félix Doussett et son l’histoire, ce temps n’est pas venu. Pas encore du moins.]
Les suites
Très vite, notre héros reprend déjà ses esprits, puis un complet sur mesure offert par le recteur, enfin un second original de son diplôme, cette fois sous cristal Lalique. Soigné aux frais de l’ITC dans l’aile privée des Étblssmnts St. Vicaire-au-Monts, il guérit aussi très vite. Morgand est foudroyé par le désespoir au rappel du tableau passionnel dont il a été le témoin accidentel. De son cerveau réputé aride jaillit aussi sec un effrayant torrent d’idées barbares. Tout au contraire, Yvy et sa Médæa de mère unissent euphories, soupirs et souhaits dans un hymne unique. Pour elles, le récent imprévu explosif n’est qu’un signe explicite des dieux.
Tout s’emballe. Elles invitent le Félix récemment rétabli venir occuper une pièce avec vue au deuxième étage de leur manoir – l’Aqaïa. Il accepte et passe la grande porte du riche univers des Oltent, chaudement accueilli par les Zoulous Bongani et Thulile, maître et maîtresse de maison. Une petite semaine lui suffit pour récolter toutes les faveurs: du jardinier à la cuisinière, en passant par le chauffeur et les femmes de chambre. Il est aimé de tous. Enjoué, délicat, discret, habile, éclairé, zélé, instruit, moins d’un mois plus tard on le veut rester. Félix se cherche, car il a d’autres plans. Pourtant les Oltent lui font une offre qu’il ne peut refuser.
Feu l’époux-père a bâti un lourd groupe industriel – chimie, mécanique, énergie, bâtiment – dont Médæa est la présidente du conseil d’administration en plus de celui – académique – de l’ITC, école financée par sa fondation. Elle lui propose une affectation d’assistant chez le vice-président technologique même. Le jeune homme sent la finesse: le but est Yvy, pas l’emploi. Yvy, il l’aime bien, sans plus. La fille a des rêves de mariage, tandis que lui il en a de carrière. Le jeune ingénieur mécanicien entend vite aborder une deuxième formation, juridique. Partant, il veut passer chez les Guldenstandt, ses parents (adoptifs), prendre bon conseil.
Puis Félix se laisse gentiment submergé par la déferlante de la fille et de la mère. Rien n’est trop peu et tout y passe. Sans effort, sans insistances déplacées, sans intimidation aucune de leur part, les perspectives qui se dessinent finissent simplement par l’avoir. Pour lui, c’est l’occasion de faire ses preuves dans la pratique, et en même temps déjà de bâtir son expérience. Pour Yvy de faire tranquillement ses études de physique, son bien-aimé à ses côtés. Pour sa mère, d’assurer dans la famille les prémices de la relève. Rendez-vous est donc pris avec le secrétariat du vice-président technologique, M. Egon I. Kricken. Oui-oui, le père de Morgand.
Le tournant
Une dérogation sans précédent à la loi sur le travail permet à notre adolescent de se lancer sur une orbite astrale unique, parce que le missile Félix Ier carbure au triglomérat fait d’intelligence, d’excellence et d’ardeur. La majorité à peine là, il dirige le corps de contrôle de l’unité chimique. Laques, solvants, engrais – tous les produits finis et avec eux la gloire de la maison sont entre ses mains. Il y passe deux ans féconds, puis accepte la place vacante de coordonateur au centre de recherches du groupe. Il écarte les premières offres de la concurrence. Ses compétences et sa nature irradient déjà très loin. De toutes parts on se l’arrache pour chef.
En privé, Médæa prépare posément sa retraite du groupe et de l’école. Dans ce but, elle prend toujours plus habitude d’associer Félix aux réunions de direction et aux séjours d’affaires. Le jeune homme loge toujours au manoir Aqaïa, mais depuis a troqué sa mansarde pour un appartement à l’aile gauche du premier étage, opposé à celui qu’Yvy occupe près du kiwi. La suite de la mère se trouve entre les deux, les trois avec vue sur le parvis d’accueil. Le vouvoiement est désuet: il y règne un climat farouchement filial, franc, fraternel. Par une vive ressemblance, on pourrait croire les deux jeunes frère et sœur, ou l’inverse. Seule la barbe les sépare.
Vingt-deux ans les deux et dix jours entre. Vierges, ascendants jumeaux. Coïncidence ou non, ils consolident conjointement une connivence complice: lui lui concède son comportement par trop convenant, elle lui conteste sa conduite pas trop convenue. Par contre et de concert, ils concoctent des combines coriaces à des convives conquis. Cette conjoncture fait que leur connexion n’est plus contestée, au point qu’un soir, content, le commis de cuisine se présente devant Thulile avec un billet où il est écrit «madam FYlyx ont comander des oufs à la cock»! Par conséquent, ce coco consacre concomitamment la conjugaison de leurs co-personnes.
Et Kricken senior alors ?!… Et son junior de belphégor, avec sa formation chaotique, sa frustration dantesque et son torrent de plans féroces de rétorsion ?! Ah-la-la, patience, patience pour les rebondissements. Il s’agit donc des FYlyx. Entre professionnel, privé et public, c’est disons le méli-mélo dans la vie de ce Félix. Il trempe dans l’harmonie d’une famille qui n’est pas la sienne, sa carrière explose dans un contexte de tous les dangers et, pour un sommet, il commence encore un projet pédagogique important dans l’institut même où le souvenir de sa “performance finale” est resté dans les mémoires des quelques nullités encore scolarisées.
Le parcours de Félix Doussett est ponctué par deux proverbes de valeur: ‘Qui trop embrasse mal étreint’ et ‘Qui se brûle avec la soupe souffle dans le yaourt’. Vingt-six ans chacun maintenant et déjà douze de complicité. L’été indien berce la propriété entière d’une douce lumière cristalline. Les vendanges battent le plein. Les pruniers plient sous la charge. L’année est bonne. Yvy et Félix choisissent ce bel après-midi d’octobre pour s’unir. Ce n’est que simple logique et cela ne contrarie personne ou presque. La liste des invités fait huit pages. Le pré fourmille de convives, les tables drapées débordent et l’air est rempli d’un vif Dixieland revival.
Le tournant vient le lendemain. La mariée et ses demoiselles se prélassent. Le marié se précipite vers ses nouvelles obligations de délégué à l’assemblée des actionnaires, programmée l’après-midi. De passage au siège, il paraphe le récent contrat d’Énergolte pour la livraison de gaz aux ménages de la région, sur dix ans. Médæa a décidé à l’avance de s’offrir des jours de repos après le raffut de la veille. Bongani et Thulile en tête, tout l’effectif d’Aqaïa s’affole à mettre en ordre le domaine et les environs. Sous ces auspices, le fait de retrouver un petit chien pattes en l’air dans les buissons qui entourent l’étang passe pour ainsi dire quasiment inaperçu.
C’est un extra qui fait la découverte. Un sac, et la dépouille est posée par terre dans le bûcher. Les heures passent et personne ne passe. Il fait chaud. Tard le soir, notre commis vient chercher du bois pour le four et y trébuche. Le sac ne contient pas “un” chien: c’est bien le joyau de la famille et le chéri de Félix, le carlin Louki lui même. Le Louki a la bave à la gueule. La perplexité se propage telle une décharge électrique dans l’eau. C’est l’alarme de guerre, puis le conseil de guerre. Quand, comment, qui, pourquoi ?! On interpelle l’extra. Il jure sur la tête de sa fille. Que faire ? Appeler la police ? Ne rien bouger ? Et si ce ne serait qu’un pur accident ?
Mais que non ! C’est un projet clair de tuer. Nuit blanche. Le matin, Louki est porté au dépositoire, pour examen. Verdict net: septicémie, due à un éclat d’os en bakélite qui a perforé l’intestin. Et, surtout, l’on trouve des grains de phénocarboxate cyanuloïde mélangés à de la sauce bolonaise, dont le joyau raffolait. Le doute est dépassé: c’était un appât trempé dans de la “mort aux clebs”. Le deuil – immense – s’installe. Le jeune délégué à l’assemblée est anéanti. Sa patriarche de belle-mère aligne les AVC. Cinq mois après, la jeune physicienne fait une fausse couche. Qui pour leur vouloir tant de mal ? Grand Dieu, et pour quelle raison funeste ?!
La cassure
[C’est connu: la vie est une suite continue de mystères, faisant penser qu’en réalité et en majorité elle ne serait qu’un puzzle de hasards. Pas dans notre cas, cependant. À dessein ou à son insu, chaque action ou inertie d’un homme entraîne une réaction, bonne ou souvent mauvaise. Alors qu’au QG le frais retraité vice-président technologique ignore tout des plans délétères ourdis par son rejeton, même que rejeté en bloc par sa famille épuisée celui-ci s’emploie à l’ouvrage. Et ce n’est pas l’occasion en or d’une fête à huit cents invités qu’il manque. Trouver donc un allié parmi, ou alors ne serait-ce que la demi-sœur d’un allié, ou au moins une amie d’un collègue de la demi-sœur d’un allie, n’est pas si difficile.]
Hélas, la désolation est un plat qui se digère lentement. La fin tragique de Louki est un souvenir ferme. Les FYlyx ne sont plus tout à fait les mêmes. Le temps passe et ne panse pas, surtout que l’enquête bat le pas et prive l’énigme de réponses. La fougue de Félix a reçu un coup et c’est presque par devoir qu’il prend la tête de Mecanolt plus la place au CA qui va avec, car depuis ce jour d’automne-là Médæa ne cesse de faiblir. Au travail, à tel point le personnel l’entoure de ses précieuses amitié, énergie et loyauté, que le premier exercice comptable de Félix comme PDG s’achève sur un bénéfice net en hausse de 26%. On dirait le cap dépassé.
On dirait… Des choses, on en dit plein. En cette année si pas comme les autres, Yvy est à nouveau enceinte mais perd sa mère, l’amie d’une vie. Sa fin est lente. Qu’importe, le choc est cruel et le souvenir de Louki, irremplaçable, s’estompe. Le drame revient: IVG pour raison de psychose pré-partum. De fait, mère et enfant perdus la même année, c’en est trop. Les FYlyx ont beau être sur leurs vingt-neuf ans: Félix a le vent en poupe alors que la carrière d’Yvy semble gelée par des tragédies, et on lui apprend qu’elle ne pourra plus enfanter. Adieu donc famille tant désirée ! Tonnerre: trois mois plus tard, elle fait le bond jusqu’alors invraisemblable.
Le froid est sec. Hagarde, elle se fait ouvrir à grande peine par la sœur cénobite Xénnia le portail millénaire en chêne rond ferré du Couvent St. Vicaire-au-Monts. Rentré au soir, le mari n’a qu’a découvrir abasourdi le papier fermé que lui remet Bongani. Il lit: “Mon amour, dorénavant je m’occuperai d’essayer à sauver ce qui serait encore de bon dans mon âme. Tu sais ce qui m’arrive. Je ne puis rester ta femme. Ce pas vient de mon seul jugement. Tu n’as rien pour t’en vouloir. Te connaître a été un bonheur. Vivre avec toi, un don du Ciel. Pardonne-moi et soit béni ! Puisses-tu avoir une vie heureuse. Ne me cherche pas. Je t’aimerai à jamais. Yvy”
Arides sont – oh ! – les mots qui illustrent le fleuve de pensées lui inondant l’esprit et le flot de projets qui le jette sur le canapé. Le brave Bongani se pointe furtivement avec pilule, carafe d’eau et verre de whisky. Cassé, Félix dégringole dans le gouffre de son destin. Yeux fermés, il s’endort aussitôt. Ou il s’évanouit. Ou les deux. Le matin venu, à 39.7° de fièvre il manque en première les rapports de son adjoint. Pris de délire, il reste au lit le jour entier et se lève encore frileux la nuit tombée. Le chauffeur le conduit au couvent, où il frappe au portail une fois, dix fois, cent fois, et encore plus fort. Autant dire que le portail reste fermé pour lui.
Pour lui mais aussi pour les autres, qu’il y dépêche en son nom. D’une part, la fatigue de ces tentatives vaines s’installe. D’autre part, il pense que les délégués ont une chance de tromper cette vigilance des sœurs, elles qui ne peuvent tout de même pas avoir un don surnaturel pour toujours faire le bon tri. Illusoire. Croire qu’en effet elles l’en ont bien, ce don surnaturel. Et ça s’enchaîne durant de très longues semaines, à divers moments du jour et de la nuit, à deux, à trois ou en équipe. Entre temps, son travail est en deuil, l’état de Mecanolt également. Sept mois jour pour jour après le départ d’Yvy, il se force d’arrêter. Son “deuil” prend fin.
Peu après arrive la trentaine. Le lendemain matin d’un souper festif en petit comité, une colombe passée par la baie ouverte de sa chambre à coucher dépose un billet sur son épaule. L’homme connaît l’écriture et lit: «Je ne pourrai jamais te savoir assez gré pour l’arrêt de tes efforts. Suis ton chemin lumineux dans la paix. Sache que mon affection est avec toi pour toujours. Je crois fort en Dieu, et après Lui je crois fort en toi et prie pour ce que tu vas devenir. Sœur Yda.» Un nouveau coup, alors qu’il vient de ranger cette étape derrière lui. Se réjouir, s’attrister ? Il tranche que joie et tristesse peuvent aller ensemble. Et sur ce, il part à son travail.
L’envol
Privé des deux femmes ayant pesé le plus dans sa vie, Félix sent le poids d’états d’âme contrastés, voire opposés. Condamné à leur absence, elles lui manquent durement. En revanche, un horizon ample, unique et inédit s’ouvre: la liberté totale d’ériger des plans à la hauteur de ses idéaux et le pouvoir de les mettre en œuvre. Non, Yvy et sa mère étaient tout sauf des fardeaux, mais cet air frais grise. Son combat intérieur l’épuise et alourdit la remontée de la pente. Le travail se ressent, aussi que les résultats financiers. La mort de Médæa Oltent impose le scrutin légal pour compléter le CA, où Félix manque de volonté pour prendre la commande.
Et puisqu’il s’agit de la disparue. L’ouverture prompte de son testament, longtemps restée confidentielle, demeure sans effets tant que le labyrinthe des sociétés du groupe et les participations croisées de la défunte empêchent le lancement de la succession. Pour finir, le notaire invite le jour venu une centaine d’intéressés dans le grand salon du manoir. Les hommages, l’exposé, la lecture des dispositions, les débats, les questions-réponses et enfin les pauses occupent l’après-midi. L’issue d’un tel événement est sans surprises: les déçu(e)s dépassent le nombre des satisfait(e)s. Un seul absent notoire: Félix, qui, de surcroît, est le gagnant du lot.
Par simple respect pour la mémoire de sa noble inspiratrice, il répugne à notre héros d’assister au escarmouches entre chacals qu’il pressentent, ainsi choisit-il exprès de passer sa journée seul, au lac St. Vicaire, loin du manoir, où il ne retourne que tard, le soir de l’envol, pour se faire remettre dans une enveloppe scellée le papier officiel du notaire. Il ne l’ouvre pas, remercie le bon et fidèle Bongani et tombe dans son lit comme un roc, se refusant le loisir de se douter qu’un pan nouveau de sa vie s’ouvrirait au réveil. Cette fois il croise toutes les femmes de sa vie sans aucune exception, réunies dans un rêve singulier qu’il n’oubliera pas.
Sont là: Alice Gneil, sa toute première et vraie mère, qu’il peut ainsi connaître, Claire Guldenstandt, sa deuxième mère, qui le sauve des ruines, Elvira da Silva, sa troisième comme une mère, qui lui sauve son l’école, Médæa Oltent, sa quatrième comme une mère, qui le propulse vers son avenir, Yvonne Oltent-Doussett, sa première femme, qui le quitte pour Dieu, Talulla, sa première secrétaire, qui le prend pour un demi-dieu, Alma, sa deuxième secrétaire, qui lui obéit tel à un demi-dieu, Thulile, la maîtresse de maison, qui lui est toujours fidèle, Ena, la cuisinière, qui choie ses plats et Adila, la femme de chambre, qui range sa chambre.
Infini pré près de la mer. Marche lente le long du promontoire jaune. Chambre, avion, monastère, école, manoir, refuge, voiture, bureau, salon, lac, train, auditoire… Presses hydrauliques. Louki. Manchots. Dialogue… Railleries. Frederic, Egon, M’sieur da Silva, Bongani, Morgand… Aucun Félix… Coup dans le dos… Vide noir, béant, froid. Écho… Chute. Plongée… Averse de bouses. Culbute… Piqué… Frein… Filet de mains… Alice, Thulile, Médæa, Claire… Elvira, Yvonne, Talulla, Ena, Adila, Alma, Claire… Sable blanc, mou. Chœur suave de colombes. Marche lente le long de la plage chaude. Voilier dégarni. Pont désert. Vent levé. En avant ! Réveil.
Félix ouvre le pli. Les conclusions du testament disent que par une clé précise, deux dizaines d’aspirants se partagent deux-tiers du patrimoine. Trois pages lui sont dédiées. Il lit leur en-tête. “Je pleure mon destin qui m’empêche d’admirer ton épanouissement afin de m’en aller comblée. Accepte donc ce qui me reste encore à t’offrir de tout mon cœur, en signe de gratitude pour m’avoir si soigneusement enseigné à me réjouir des plus petites et simples choses de la vie. Moi, Médæa, qui aurait tant aimé être ta mère.” Yvy – fille unique – ayant depuis fait vœu définitif de pauvreté, la suite dispose que cet héritier reçoit la moitié des avoirs Oltent.
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[26 octobre 2021]