L’histoire extroyable de Félix Doussett (3/4)

Catégorie: Fiction
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Le pré­lude

L’avènement

L’éclosion

La cou­pure

Les suites

Le tour­nant

La cas­sure

L’envol

L’éclat

La véri­té

Le chan­ge­ment

L’épreuve

La déci­sion

Le sage

L’apogée

La fin

[…]

L’éclat

Voi­ci com­ment, depuis l’au-delà des vivants, en quelques mots qu’un fonc­tion­naire cer­ti­fie, l’amour de Médæa pro­jette ce Félix – sau­vé des ruines – dans la stra­to­sphère du gra­tin, lui qui au bout de ses études était per­sonne, à part un étu­diant hors normes. Les maga­zines s’emparent de son cas. Il est his­sé dans les six pre­miers sur la liste des cent plus nan­tis. On com­mence à s’en réfé­rer à lui comme plus convoi­tée âme jeune et seule, mais divor­cer est hors de ques­tion. C’est le déluge. Son monde autour change ex abrup­to. Un asso­cié reprend le pro­jet péda­go­gique tant ché­ri. Le comble: à trente-deux ans seule­ment, il s’accorde un congé sabbatique.

L’eau calme. Une mer entière encore plus, tant qu’elle et calme. Sur son voi­lier, seul, il a tout ce qui lui faut – sur­tout la paix et le temps – pour assoir ses esprits et se les retrou­ver. Et du temps, il y passe. Quel­que­fois les flots montent, néan­moins pas beau­coup, seule­ment pour rap­pe­ler que l’existence n’est pas un océan vaste et pai­sible. Rem­bo­bi­nant les étapes de sa courte vie, à sa sur­prise voit que la bobine est net­te­ment plus four­nie que ce qu’il pen­sait d’habitude. Le mot ultime de Médæa le tra­vaille. Dire qu’elle est celle qui lui a offert sa gra­ti­tude, alors qu’elle avait tout fait pour qu’il devienne celui qu’il est ! Retour à terre, corps et âme remis.

Au manoir, où il vit seul et occupe à pré­sent la suite cen­trale de la mère, Bon­ga­ni, sou­la­gé mais cris­pé, lui fait les hon­neurs de l’accueil sur le per­ron fleu­ri après des semaines d’absence, à part que Félix connaît les yeux fer­mé son indes­truc­tible major­dome pour qu’il repère illi­co un cer­tain détail, autre­ment insai­sis­sable: sa tunique blanche est bou­ton­née deux sur trois. Regard fuyant vers le Zou­lou de pierre. Com­pris. Coup d’ œil vers les fenêtres du salon: un rideau bouge. Il s’y rend et découvre quatre hommes debout, l’air plat. Un est en uni­forme. Cinq minutes plus tard, ils sont cinq à quit­ter l’Aqaïa. L’un d’entre eux porte des menottes.

[Dans toute his­toire d’action et notam­ment d’amour telle que celle-ci, à un cer­tain moment don­né du récit vient inévi­ta­ble­ment une sorte de bou­le­ver­se­ment angu­laire qui déclenche un dérou­le­ment dif­fé­rent, où le cours bas­cule et où plus rien n’est comme avant, le rythme se casse, les séquences changent, l’intrigue s’accélère, la direc­tion se perd, une espèce de pous­sée appa­raît, le volet dra­ma­tique s’amplifie, la dyna­mique prend des à-coups, les revi­re­ments s’entassent, les impré­vus prennent le des­sus, les situa­tions s’entrechoquent, les contra­rié­tés se suivent, les pro­blèmes déferlent et le doute s’installe. Eh bien, il convient à pré­sent de dire que pour Félix Dous­sett et son l’histoire ce temps semble enfin approcher.]

Un huis­sier de jus­tice, un juriste d’office, un ins­pec­teur-chef et un ser­gent com­posent le qua­tuor qui pro­cède à l’arrestation. Les charges pesant sur Félix sont lourdes. Le pré­ve­nu l’apprend par la voix grave du juge d’instruction. Le par­quet a été sai­si pour viol aggra­vé, attri­bu­tion de pater­ni­té et vio­lences avec non assis­tance à per­sonne en dan­ger. Trois plaintes dis­tinctes dépo­sées par trois per­sonnes diverses, dans ce cas trois femmes dif­fé­rentes. Groupe et Meca­nolt sont sans des­sus des­sous. Une défense redou­table se dresse, à hau­teur des moyens et de l’enjeu. Sa contre-attaque vise en pre­mier à libé­rer sous cau­tion l’accusé. Ce que Félix refuse.

Les semaines pas­sées en mer l’ont vieilli, en tou cas blan­chi. Il s’est assa­gi, immer­gé au plus pro­fond de l’apparence illu­soire des choses, ayant pour finir par­fait sur la vie une concep­tion intègre et inté­grale qu’il s’approprie soli­de­ment. Veuf de femme vivante, il se laisse pous­ser barbe et che­veux. Sa rage vio­lente d’accomplir s’éteint petit à petit devant le soin crois­sant pour le deve­nir, qui rem­plit le vide. User de son influence, pro­fi­ter de ses res­sources, appe­ler à ses rela­tions, pra­ti­quer les tours de passe-passe, tout ça l’horrifie. Arrive alors pour lui l’heure de l’épreuve et de l’éclat. Il se défend seul, muni de son armure suprême: la véri­té absolue.

Le bruit part en vrille sur la ville, la région, le pays et au-delà. Que le monde soit déchi­ré par des guerres, ou que des éco­no­mies entrent en crise ne l’empêche pas de faire la une. Il est iso­lé, alors que son uni­vers est vaste comme son pres­tige, ou l’inverse. Il n’y a pas d’aveugle plus seul à ne pas aper­ce­voir la for­mi­dable vague de sym­pa­thie et de soli­da­ri­té qui se lève. Sous le silence humide de ses murs, Félix ne pour­suit jour et nuit qu’un but: ne pas s’égarer, ne pas lais­ser lui échap­per la véri­té. Cela tan­dis qu’en attente du pro­cès, dehors est réuni le plus large front de sou­tien jamais vu. De cette dis­pa­ri­té vite inte­nable sur­git la résur­rec­tion de Félix.

La véri­té

La véri­té ? Laquelle ? Pour l’action à ouvrir après seize mois de tra­vail, le par­quet vient sur­tout avec les décla­ra­tions des vic­times sup­po­sées sui­vies par une dizaine de témoi­gnages, directs ou non. Le jour fixé, le pro­cès n’ouvre pour­tant pas. Logique. Depuis leur réunion, après moult exa­mens croi­sés, un mois avant lan­ce­ment, par toutes les voies de dif­fu­sion ouvertes, les avo­cats du CCFF – soit le “Comi­té de Com­bat du Front Félix” – publient froi­de­ment la véri­té cachée au public et au par­quet: les trois plai­gnantes et leurs témoins sont payé(e)s selon un plan aus­si secret qu’odieux. Pro­cès mort-né, Félix libre sans délai et charges renversées.

Inima­gi­nable, une pres­sion popu­laire en mesure de sup­pléer la jus­tice, sans vio­lence et par des preuves inat­ta­quables. Mais alors  pour­quoi ?! Et qui, der­rière cette machi­na­tion abjecte ?! Affai­bli par tant de rations maigres et fades, notre héros se concentre sur l’après-prison, lais­sant la presse résoudre l’énigme. Au manoir et au groupe, on fait bien plus que célé­brer un reve­nant: on vénère presqu’un demi-dieu. Sauf que son inté­rêt est ailleurs. D’abord, il reprend esprit et forces. Ensuite, il invite sa “défense” à l’Aqaïa. Ils sont des cen­taines, d’où un cor­don de sécu­ri­té ayant cette fois appris la leçon du pas­sé. L’effusion est par­tout, et des deux côtés.

«Mes chères et mes chers, mots ou gestes sont – hélas – par trop faibles pour conte­nir et vous expri­mer le sen­ti­ment qui me sai­sit lorsque je vous regarde tous d’un coup puis cha­cune et cha­cun en par­ti­cu­lier. Ils sont inaptes à vous le trans­mettre, pour vous faire com­prendre ses dimen­sion et nature. La seule allé­go­rie qui vient à l’esprit est le feu du soleil. J’ignore tota­le­ment la cause de votre énorme élan d’amitié et de géné­ro­si­té, mais croyez qu’il me brûle. Qu’ai-je fait à méri­ter autant ? Qui suis-je à être frap­pé par tant de bon­té ? Par­do… excuse…» Gagné par l’émotion, il s’éclipse sous un orage d’hourras et une jeune femme sort de la mer de têtes.

« Vous qui êtes ici en réponse à son appel, je veux lui par­ler au nom de tous: Félix, si la racine de cet élan t’échappe, cela signi­fie qu’elle est encore plus fon­dée. Si tu ne sais pour quelle rai­son tu nous mérites, sache qu’elle n’est pas seule: ce sont ton exemple, ta vision, ton cou­rage, ta droi­ture, ta décence, ton par­cours, ta foi. Et si non plus tu ne sais qui tu serais à avoir été frap­pé par tant de bon­té, comme tu le dis, sache que pour toutes ces rai­sons-ci il ne s’agit pas de bon­té, mais juste d’amour. En bref, nous espé­rons être dignes de toi. Offres-nous le pri­vi­lège de pou­voir jouir aus­si de ton amour.» Sur quoi, elle rejoint la foule. La suite se devine.

Son­né, Félix ne revient plus sur la pelouse, où l’on fait la foire jusque tard au soir. Bon­ga­ni et Thu­lile s’occupent de recueillir les cadeaux qui affluent – qui un des­sin, qui un pot de fleurs, qui un poème, qui une tarte-mai­son ou juste un mot avec son nom. Pour sûr, de cette attaque très mal par­tie il s’en sort gran­di. Et comme un bon­heur ne vient jamais seul, de retour au poste des sur­prises l’attendent. Une mini-guerre bien pla­cée affole le coût du pétrole et per­met à l’unité “maté­riel d’exploitation” de Meca­nolt de lever sa marge. Mieux encore: l’État s’alimente aux réserves du groupe et sol­li­cite des forages plus sou­te­nus dans les zones maritimes.

Le chan­ge­ment

Fin de la crise. Oltent célèbre le jubi­lé de son demi-cen­te­naire. His­sé au som­met de l’industrie lourde – sidé­rur­gique, fer­ro­viaire, navale, extrac­tive, chi­mique, en même temps le groupe s’érige en poids lourd poli­tique, en “fai­seur de rois” comme on dit. Riche, plei­ne­ment épa­noui, léga­le­ment marié, méta­pho­ri­que­ment veuf, concrè­te­ment céli­ba­taire, âge trente-sept, voi­ci Félix en tête de la fusion Meca­nErg, mal­gré plein d’avis qui le poussent à prendre la direc­tion géné­rale. La voie qu’il s’est tra­cée – d’abord deve­nir, puis accom­plir – il ne veut sur­tout pas la perdre. Dans ce but, il tire pro­fit des fré­quentes sor­ties soli­taires en mer sur son voilier.

[L’époque est trouble. Un mal­heur nou­veau s’empare du monde. C’est une mala­die hau­te­ment mor­telle, abreu­vée par un vieux fléau appe­lé du nom chic d’“héroïne” et qui monte en puis­sance. Pour les plus nom­breux, il y a triple mal­heur: au début on s’infecte, ensuite on sème à tous vents et enfin on meurt jeune. Pour les peu nom­breux, il y a un seul bon­heur, de taille: le mar­ché – culture, fabri­ca­tion, contre­bande et vente – sur­git, donc les prix explosent. Des coins jusqu’alors ano­dins s’affirment en tant que plaques tour­nantes de pre­mier ordre et empoi­sonnent le mar­ché de l’argent par des cir­cuits opaques. Ils attirent la ver­mine mon­diale avide de gains faciles et fabu­leux, dont fait par­tie un cer­tain spé­ci­men connu.]

Sœur Yda (non, la cupide tra­fi­queuse n’est pas elle) pen­dant ce temps rem­plit les trois vœux essen­tiels, à part que l’un d’eux pose pro­blème. C’est ain­si qu’un jour, Bon­ga­ni, gri­son­nant et un peu voû­té, remet à Félix un pli affran­chi au vil­lage. Le cachet gris est moi­tié effa­cé: blssnt t. cair-au-nts. Mais l’homme se rap­pelle bien la main, ouvre le pli et lit: “Ma joie en Dieu est sans mots, voi­lée seule­ment par notre liai­son pas­sée, pour laquelle depuis huit ans tu n’as plus d’obligation. Puisses-tu suivre l’admirable voie que tu t’es choi­sie, Félix, dans la cha­leur de mon affec­tion. Ceci te libère ain­si de tout enga­ge­ment. Sœur Yda / Yvonne Oltent-Doussett.”

À vrai dire, le choix n’est pas per­mis: c’est une invi­ta­tion claire. Elle-même parle de sa “joie voi­lée” par leur mariage. Il a la main libre et l’option facile. De sur­croît, même pas besoin de rompre les noces, car à l’époque il n’y a pas eu d’union à l’église, il ne sait plus pour­quoi. La pre­mière idée – de prendre bons conseils chez les Gul­dens­tandt – se révèle vite caduque: en effet, le dilemme est faux, par consé­quent une pro­cé­dure sim­pli­fiée s’engage sans délai sous la baguette d’Alma, sa deuxième secré­taire (chez Meca­nolt) qui lui obéit tel à un demi-dieu, pas­sée à coups de mas­ters chef juri­dique de Meca­nErg et conseillère de son comi­té directorial.

Alma Zed­qoff, que ses col­lègues badins appellent “de A à Z” ou “AZ” tout court, puisque – il faut le dire – de par sa nature elle est au cou­rant, à tout ins­tant, de tout et sur tous. Cette jeune femme férue de lec­tures, qui occupe seule un cinq pièces cos­su en vieille ville, est depuis la pre­mière heure une de ses incon­di­tion­nées les plus fer­ventes, fon­da­trice du CCFF, où ses recherches achar­nées contri­buent beau­coup au suc­cès final. AZ mène l’action tam­bour bat­tant, de sorte que la déci­sion de la juge tombe dans l’année: le voile est ôté de la joie d’Yda et du quo­ti­dien de Félix par l’union Oltent-Dous­sett qui s’éteint, sui­vie d’une autre qui s’allume.

Bien­tôt deux fois six années que du matin six heures au soir six heures, deux fois six heures donc, Alma par­tage six jours sur sept le temps si char­gé de son patron. Tran­quille­ment, patiem­ment, sobre­ment, conscien­cieu­se­ment, fidè­le­ment, ils passent ensemble six fois davan­tage d’heures que lui ne passe avec son (ex-)épouse. Elle lui passe tous ses caprices, fière dépo­si­trice de ses pas­sions, peurs, doutes, joies et on en passe. Il occupe en pra­tique toute sa vie, excep­té son ani­mal qui l’accompagne par­tout: un vieux nano chien gâté et détes­té par tous, sauf par Félix, ache­té comme pour se ven­ger de la mort de Lou­ki et qu’elle a bap­ti­sé Le Chien.

Disons ain­si: deux êtres dans la fleur de l’âge, une au bord de la qua­ran­taine, l’autre cinq ans de moins, agréables, se retrouvent libres, seules, amies, intègres, enga­geantes, auto­nomes. Qu’est ce qu’elles ont à se dire ? Il y a fort à parier qu’elles se disent “oui” devant l’officier de l’état civil. Et, du coup, voi­ci créée la nou­velle famille Dous­sett-Zed­qoff. Et, du coup, tout s’emballe. Félix vend l’Aqaïa, prend congé de l’effectif coi par de larges rentes via­gères, prend domi­cile dans le cinq pièces et prend enfin les com­mandes des indus­tries Oltent lors de la sui­vante AG, à l’euphorie de tous.  Alma, elle, se retire et prend le che­min si dif­fi­cile de la gestation.

Ces revi­re­ments sou­dains et spec­ta­cu­laires excitent des médias der­niè­re­ment un peu endor­mis sur le cas Félix. Points de presse, inter­views, bourse, articles, émis­sions, prises de posi­tion, débats, état de la future maman, décla­ra­tions, opi­nions – tout y est. On veut déce­ler une force publique en deve­nir, repré­sen­tant brillant d’une nou­velle vague jeune, for­tu­née et ins­pi­rée. Le poli­tique est là aus­si. On lui ima­gine un ave­nir par­le­men­taire ou minis­té­riel, diplo­ma­tique ou pré­si­den­tiel. La tor­nade s’abat en quelques jours pour des mois. Et il se plie en plus de sa charge chez Oltent. Félix est aspi­ré tel l’eau des égouts. Pen­dant ce temps, Alma, seule…

…s’occupe. Com­battre les affres de la gros­sesse. Cher­cher dans sa nou­velle condi­tion un autre sens, au-delà du foi­son­ne­ment de témoi­gnages pré­sen­tés par les bro­chures nutri­tives, les livres de conseils ou les émis­sions jeune maman. Ne pas faillir de sou­te­nir Félix mal­gré la souf­france de son absence. Ne pas fai­blir. L’aide à vaincre le guet infi­ni vient sur­tout de Le Chien, qui git sans répit dans ses bras. Mais à force de, son état se gâte, puis empire. Des dou­leurs frappent, des crampes déchirent. Seule, elle panique par crainte de com­pli­ca­tion. L’énergie lâche. Elle tombe. Le soir, c’est sirène, exa­mens, doutes, appels, coups d’œil, effroi, puis sommeil.

L’épreuve

[À voir le bien et le mal dans le monde; si Héphaïs­tos n’était pas un mythe; s’il for­geait une balance grande comme la Terre entière; si bien et mal avait une masse; si on pou­vait les his­ser sur chaque pla­teau de la balance à les peser, ce ne serait pas sur­pre­nant que celui du mal plonge et que sa chaîne casse. Seize ans que la hyène rôde, douze que sa poudre blanche tue à dis­tance, neuf qu’il coiffe un réseau inter­lope et deux qu’il loue les diables pour la mort de son vice-pré­sident de père, son farouche juge moral. Son bras est long, si long que lors d’une visite médi­cale de rou­tine Alma reçoit d’un infil­tré un “cal­mant” puis, le len­de­main se fait livrer une piz­za “bien rele­vée” par – fait curieux – la même personne.]

Au réveil tout est blanc. Pen­ché au des­sus, son dieu la rem­plit de ce regard ines­ti­mable qui sou­lage tout mal­heur, sauf le sien. À tra­vers ses grands yeux vifs, Alma voit et lit jusqu’au tré­fonds de son âme de dieu. Elle lit alors en silence: l’enfant va bien; pas toi. Et l’âme de son dieu devient un trou noir. Ses yeux vifs fondent dans la brume. Et de l’eau coule. Un homme flou, avec bouche et sans visage, s’approche en pro­non­çant des mots muets. Ça se voit à ses lèvres qui bougent mais elle et son dieu sont trop loin. Puis, tout à coup, elle croit entendre: «…il fau­dra… faire le choix… im… po… ssible…». Elle chute sans fin, à nou­veau seule. Félix est parti.

Sor­ti seule­ment. En fait, le dieu est au milieu du cou­loir voi­sin, où les civières, les chaises, les lits et les gens se heurtent dans un tour­billon inces­sant. De là il gagne fina­le­ment la sor­tie. Après, il gagne le centre de la Terre avec un hur­le­ment de loup, déchi­rant au pas­sage ses habits, barbe et che­veux, puis se jetant au sol avec les spasmes d’un pos­sé­dé. On le retrouve un peu plus loin, sans le recon­naître. Fouillé, iden­ti­fié et trans­por­té dans un salon pri­vé, le dieu est un ancien homme ou plu­tôt un spectre. On lui colle le matri­cule 0192 Jean Dieu­mer­ci (Sexe: M). On le prend en charge, lui injecte un séda­tif et attache au lit, pour l’avoir sous contrôle.

Les heures passent. Il y a cepen­dant urgence, d’abord légale sur la déci­sion à prendre, ensuite de san­té, vus l’état d’Alma, le choix à faire et le risque encou­ru. Le col­lège médi­cal passe au vote et le soir venu réveille Jean. Éton­né et docile, il ne se rap­pelle de rien. On lui explique le poids cru­cial de l’enjeu. Il consent mi éveillé et signe. On le ramène au lit de sa femme sous l’étroite pro­tec­tion de rigueur. Encore dans un état tiers, Jean entend mal­gré tout sa petite voix lunaire lui souf­fler: «Mon amour, sur­tout ne t’en veux pas. Pou­voir t’aimer est le don du Ciel. Pro­mets-moi de prendre soin et d’aimer notre enfant.» Les yeux fer­més, elle soupire.

[…]

[26 octobre 2021]

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