Le prélude
L’avènement
L’éclosion
La coupure
Les suites
Le tournant
La cassure
L’envol
L’éclat
La vérité
Le changement
L’épreuve
La décision
Le sage
L’apogée
La fin
[…]
Les heures passent. Il y a cependant urgence, d’abord légale sur la décision à prendre, ensuite de santé, vus l’état d’Alma, le choix à faire et le risque encouru. Le collège médical passe au vote et le soir venu réveille Jean. Étonné et docile, il ne se rappelle de rien. On lui explique le poids crucial de l’enjeu. Il consent mi éveillé et signe. On le ramène au lit de sa femme sous l’étroite protection de rigueur. Encore dans un état tiers, Jean entend malgré tout sa petite voix lunaire lui souffler: «Mon amour, surtout ne t’en veux pas. Pouvoir t’aimer est le don du Ciel. Promets-moi de prendre soin et d’aimer notre enfant.» Les yeux fermés, elle soupire.
Jean retourne au salon et reçoit un autre sédatif. La césarienne se pratique sans délai avec succès. Pour le garçon – que trois jours plus tard, dès son retour parmi les vivants, son père appelle sans hésiter Vladyme. Même que largement prématuré, le nouveau-né se porte bien, toutefois de l’avis général la prudence n’est pas un luxe dans un tel cas. Une équipe dédiée garde donc l’enfant sous observation à la maternité, pendant qu’une autre veille à l’état du père dans la réserve dédiée aux traumatismes psychologique. Dix jours passent, puis père et fils rentrent chez eux, où le service de puériculture assigne une sage-femme aux soins basiques du bébé.
À l’entrée de l’immeuble, une demi douzaine de minibus et une autre de types armés jusqu’aux dents de caméras, microphones et projecteurs. Changer l’identité c’est bien mais pas assez: le drame fuit le jour même. C’est une performance de joindre sans un seul mot l’appartement, où attend une cerise sur le gâteau, pour dire. La tâche de la femme de ménage est le ménage, pas la nourriture. Le vieux Le Chien est ainsi retrouvé étouffé, sans vie, sur le sol de la cuisine. Fou de faim à la chasse au pâté, il est emmêlé dans un bas de nylon. Coup de chance, au moins Alma n’est plus là pour le pleurer et pour les funérailles, dont se chargent les survivants.
Les récentes épreuves creusent des sillons profonds. D’abord, et tout au contraire de ses habitudes, Félix exige de la sage-femme Indumathi qu’elle remplace sur-le-champ l’horaire diurne par un permanent et qu’elle s’installe durablement dans une des pièces. Les sorties et les venues sont exclues, en échange d’un salaire hors normes. Ensuite, huit des vigiles affectés au service de sécurité du groupe changent de postes: quatre se relayent – par deux – devant la porte de son immeuble, quatre devant celle de l’appartement. Enfin, toutes ses charges chez Oltent et auprès des autres entités économiques, sociales et politiques sont abandonnées sans délai.
La décision
L’homme devient ermite. De la tragédie il a un souvenir vague. À force de pressions et à contre gré des médecins, pourtant Félix finit par l’apprendre en détail: les états répétés d’Alma, ses visites en solitaire, les complications, l’urgence, le collapsus, l’impossible choix, le résultat de l’autopsie. Conclusion: au grand jamais il ne peut se pardonner son rôle – certes involontaire mais lourdement coupable – au centre de cette catastrophe. Fruit de leurs amours, d’une certaine façon Vladyme suit ses propres traces: à son insu, il est le bourreau non de ses parents mais de sa mère. La décision de Félix est entérinée: sa vie recluse sera dédiée à leur enfant.
Le nom de l’enfant, à première vue ridicule, est en réalité plein de sens, puisqu’il réunit les lettres typiques des noms portés par – cette fois – les trois femmes de sa vie: Alma, Yvy et Médæa. C’est la meilleure manière qu’il a trouvée pour garder à tout moment leur souvenir. L’enfant a tout de sa mère et tout de son père, qui s’y dévoue à corps perdu. Il emplit son existence. Il apprend à se relayer avec son aide pour tarir la nuit des révoltes chaque trois heures, torcher le popotin rose, changer les linges, tiédir le lait, manier le biberon, faire la bicyclette, bercer, baigner, dormir œil ouvert et oreille dressée. Il n’avait jamais rêvé si sublime corvée.
Une année passe. Vient le jour de la coiffure. Indumathi quitte, copieusement remerciée. Elle garde quelques vifs regrets, puisque la vie sous cloche lui a fait découvrir un mouflet charmant et un papa poule comme elle n’aurait jamais penser connaître. Le soir, l’anniversaire intime se fait aux chandelles et au jus de pommes. Un gâteau mirobolant, rond, tout en chocolat, trône sur la table. En son milieu, un petit 1 en cire que le papa allume et le blondin réussit enfin à souffler. Larme à l’œil, Félix aperçoit sur la nuque chauve une mini mèche qu’il sépare et coupe d’une main indécise pour la ranger dans le même écrin où repose l’alliance d’Alma.
La vie close n’est pas vraiment un problème si les ressources ne posent problème. C’est le cas. L’offre complète de services est là. Si ce n’est simplement dans l’immeuble, comme le nettoyage et la lessive, alors c’est sur appel téléphonique pour toutes les sortes de livraisons et les prestations occasionnelles à domicile – avocat, notaire, docteur, installateur, avocat, coiffeur. Aussi, la télévision ouvre la voie aux jeux et aux cours. Les années s’enchaînent et le garçon grandit. C’est bien le père seul qui élève son fils et fait son éducation, mais un besoin externe se ressent. C’est après un long doute et un choix ardu qu’est préféré monsieur I. de la Maria.
Monsieur I. de la Maria a soixante-quatre ans, Vladyme a six et Félix quarante-sept. Ce monsieur de la Maria a d’extraordinaires états pédagogiques et un gros souci: s’adapter à la fois au mental de ce petit garçon brillant et à celui de ce père à l’exigence rare. Vladyme a le mental argent vif et trois gros soucis: il révère son père, en pratique il ne connaît que lui et n’a jamais joué avec un autre enfant. Félix n’est plus à présenter et a également trois gros soucis: il craint que sa complicité avec son fils ne soit minée par l’arrivée de monsieur I. de la Maria, que cette autarcie ne nuit à la relation avec les banques et que le fisc ne souhaite le contrôler.
Son avoir est tout à fait légal, donc ce n’est pas sa composition qui pose problème. La cause sont simplement les dix zéros de son magot qui englobe argent liquide, participations et actifs divers. Peu ou prou, depuis ce trauma de l’accouchement, l’homme put s’effacer de la vie sociale et privée avec tous leurs interstices, puis réussit à se faire oublier, mais l’abondance de sa fortune lui reste collée derrière. Gérer en mode furtif, qui plus est avec un enfant en bas âge, s’avère hasardeux. Chaque moyen utilisé pour couper le lien richesse-personne laisse fort à désirer, même le recours à un cordon de mandataires. Une autre décision radicale s’impose.
Le sage
Avide de tout connaître et curieux par nature, il y a une chose dont Félix n’entend être dépourvu à aucun prix: l’information, au sens et plus large et plus minutieux. Une énigme, une anomalie, une analogie, une invention, un news (comme ça se dit à présent) – le travaillent systématiquement et il les travaille obsessivement. Les lectures d’abord, suivies par la radio, la presse, la télévision, parfois le téléphone, tout abreuve cette soif constante. S’ajoutent les échanges sans cesse plus suivis avec ce monsieur I. de la Maria, tout aussi veuf que lui, installé dans l’ex-pièce de l’ex-Indumathi et dont les rapports avec son fils ont finis validés par le père.
Monsieur I. de la Maria apprécie, respecte et vouvoie monsieur Félix, indépendamment d’une rétribution qu’il n’a pas eu besoin de négocier, tandis que ce dernier apprécie, respecte et vouvoie monsieur I. de la Maria malgré l’argent que ça lui coûte. Cela dit, monsieur I. de la Maria se rend bien compte, ne serait-ce que par la masse et l’excentricité des signes intérieurs de richesse, que des choses pas si banales expliqueraient l’état, le choix et la vie de ce monsieur. Alors l’un avec ses signaux et l’autre avec ses tracas, ils se tournent autour, s’examinent et se reniflent. Puis, un soir, le fils couché, finissent par se rapprocher autour d’une bouteille.
Félix n’a qu’une conscience et elle l’écrase. Quelque temps déjà qu’un bouquet d’idées germe dans sa tête, une en tête. Il est vite parti suivre ses traces mais elles sont enchevêtrées, s’entremêlent, s’embourbent et finalement se perdent. Isidor (là, du coup, ils se tutoient) ne connait pas ce type de tracas. En revanche il connaît un peu des gens qui pourraient s’y connaître un peu. Ils se ruent ensemble sur la bibliothèque débordante d’Alma pour y passer la nuit entre mémoires, biographies, matériel didactique, études et autres critiques. C’est un Vladyme étonné qui secoue le matin un père – large sourire sur le visage – noyé dans des livres ouverts.
[Oltent, comme l’univers économique en général, se relève avec peine de la récente débâcle boursière pendant qu’un système politique mondial supposé mûr s’écroule, et que la mort blanche sème détresse et terreur, décimant hommes et femmes, jeunes et moins jeunes. D’énormes moyens financiers et militaires sont levés dans la chasse aux fossoyeurs choyés avec des noms aristocrates: prince, baron, seigneur. Un des plus cruels faucheurs est une vieille accointance de cinquante-cinq ans parvenue au sommet du pouvoir et de l’opprobre. Et c’est bien réfugiée au sommet de son palais fourré dans la jungle qu’elle est tirée tel une chienne galeuse par un commando d’élite. Son nom est Morgand (Mort) Kricken.]
La recherche est soutenue, fébrile et compliquée. Remonter en douceur informations et personnes pour atteindre la source exige beaucoup d’habileté et de patience. Toutes les méthodes sont de rigueur, y compris la mise sur pieds d’un dédale d’intermédiaires aboutissant dans les mains de Félix. Isidor de la Maria à présent. Il a ouvert la voie. Il a longtemps conduit – puis suivi – Félix dans sa quête. Il commence à sentir le poids de l’âge et son dos lui fait mal. Vladyme est sur ses quatorze ans, parfaitement formé, et en fait il n’a plus grand chose à lui apprendre. Enfin, dorénavant il a de quoi vivre sans aucun souci. Vient alors l’adieu des hommes.
Le grand jour arrive. Le fils est seul à connaître le plan du père, qui sera absent pour vingt heures. Une première La nuit, déguisé, méconnaissable, ni vu ni connu Félix s’extirpe de sa prison dorée et joint en taxi l’aéroport où il s’enfonce dans un petit jet. Quatre heures après l’avion se pose sur une route taillée en pleine steppe. L’homme s’engouffre dans un tout-terrain décrépit où une heure durant il cogne sièges, vitres et toit. À l’arrêt rien qu’un lac bordé d’arbres, un canot et comme une tache noire au loin. Il s’assied et rame vers la tache, où il s’enlise peu après. C’est une petite île. Au milieu, une cabane, porte ouverte. Le ciel jaunit. Il ose entrer.
«Assieds-toi. Là.» Il voit et entend tout juste, car il fait sombre et la voix semble centenaire. Il s’assied par terre. «J’ai lu tes mots. Ils sont sincères. J’ai lu ta douleur. Tu as bien fait de venir. Cette charge est très lourde. D’autres l’ont aussi. Mais tu dis être décidé de la déposer. Une voie existe. Pour la plupart, elle est âpre. Sauf pour toi. Peut-être. Alors tu ne dois chanceler.» Les mots, faibles, coupent comme une lame dans la paix du lac. La nuit pâlit et les traits de la voix se devinent peu à peu. ‘Il doit avoir mille ans.’ se dit Félix, sidéré et muet. «Voilà… Maintenant dis-moi: es-tu sûr de toi ? » Un instant Félix se le demande, puis dit: «Oui.» «Bien.»
«L’homme ne choisit pas de naître. Dès qu’il naît, il doit porter le poids de la vie. Pour certains, c’est une joie, et ils sont heureux. Pour d’autres, c’est une calvaire, et ils sont malheureux. Les uns à peine tirent leurs jours. Les autres ne savent qu’en faire. Il n’y a pas d’entre-deux. Ainsi va ce monde. Ton fardeau est très lourd: décharges-toi en entier. Dépose-le et donne le tout au miséreux. Tu verras leur joie et la tienne. Et tu vivras de leur joie et eux de la tienne. C’est tout.» Félix est prosterné: «Tout mon être te crie merci. Qui est tu ?» «Je suis celui qui te dit merci.» «Pourquoi ?!» «Parce que je vois que je ne suis pas seul. Va, et sois heureux.»
L’apogée
[Dans toute histoire d’action et notamment d’amour telle que celle-ci, à un certain moment donné du récit vient inévitablement une sorte de bouleversement angulaire qui déclenche un déroulement différent, où le cours bascule et où plus rien n’est comme avant, le rythme se casse, les séquences changent, l’intrigue s’accélère, la direction se perd, une espèce de poussée apparaît, le volet dramatique s’amplifie, la dynamique prend des à-coups, les revirements s’entassent, les imprévus prennent le dessus, les situations s’entrechoquent, les contrariétés se suivent, les problèmes déferlent et le doute s’installe. Eh bien, il est temps de conclure que pour Félix Doussett, son histoire n’est pas une d’action ni d’amour, mais de…]
Le retour se passe beaucoup plus vite, puisque Félix est ailleurs, incapable d’émerger de ses pensées. Aussi rentre-t-il avant terme, à la joie de son fils, pour lancer une activité intense qu’il poursuit plusieurs années. Les préparatifs sont laborieux, car empreints de la plus haute prudence. Il organise un premier cercle de notaires assermentés, bâtit un réseau d’agents calés dans les recherches et les analyses sociales, restructure à fond ses relations avec le fisc et met sur pieds une règle close pour les échanges avec les banques. Le tout à distance, dans l’anonymat. Il se considère suffisamment hors société pour laisser son fils rejoindre l’école secondaire.
Une fois tout le système soigneusement mis en place, l’homme peut déclencher son plan grandiose, qu’il voit comme sa mission. Les montants sont à disposition. Tous les opérateurs sont à leurs postes. Il est superflu de s’assurer les médias, puisque les news s’en occupent naturellement. Ce ne sont pas les cibles qui manquent: hôpitaux, asiles, paroisses, orphelinats, crèches, hospices, écoles, pénitenciers… Enfin, une loterie spécifique est créée, uniquement adressée aux plus démunis. C’est le tournant du millénaire. Avec lui, vient celui des liens entre les hommes. Sa cinquantaine est là et Félix s’apprête à découvrir où peut mener la bonté absolue.
Le jour de l’an, le système démarre tel une machine colossale et merveilleuse que l’opinion publique guette cœur serré parce que habilement mise au parfum à travers des “fuites” et rumeurs bien distillées crescendo. Le coup d’envoi est lancé dans une préventive pour un bougre mal appuyé par une avocate stagiaire mal payée par l’État, dans une petite paroisse où le toit de l’église risque de tomber, un hôpital avec plus d’alités que de lits, un asile qui sert les mêmes plats chaque semaine et l’école d’un village où la vieille pompe est souvent en panne. Le début est favorable, la demande élevée, et cela fait un bail que les médias n’ont eu meilleur scoop.
Dès lors, l’éclat du phénomène est presque instantané et aussi proportionnel au mystère qui entoure la source des dons. Ensuite le phénomène suit la liste de requêtes, qui menace de submerger l’équipe dédiée au projet. En une année le disponible passe de dix à neuf zéros. Qu’importe: c’est l’excitation mondiale. Les paris et pronostics vont bon train. Cette campagne d’humanité accapare les unes des quotidiens et des journaux télévisés avides de casser l’énigme, alors qu’internet entre en jeu. Les zéros peuvent partir l’un après l’autre: il reste assez à boire et à manger. Enfin, le plus important est que l’on attend de pied ferme la loterie annoncée.
Sa préparation se déroule sur huit ans. Elle est lancée en pleine nouvelle déconfiture financière, et c’est la ruée. Sa fiche d’impôt à preuve, un pauvre peut risquer un et gagner cent mille. Malgré l’invasion, les intérêts sur l’avoir atténuent sa baisse. Mais encore plus surprenante est l’apparition de deux nouveaux phénomènes. Des fortunes tierces, anonymes ou non, se rallient de plus en plus à cette action. Leurs motifs, publics ou non, sont certes aussi de nature fiscale. N’empêche: c’est une bouffée d’air pour les caisses. Puis des témoignages déferlent dans les médias et sur les réseaux sociaux, dans une sorte de surenchère sur l’échelle de l’émotion.
«Je ne sais pas qui fait ça et pourquoi, mais il a changé ma vie.» dit le détenu. «J’aimerais tant dire de tout mon cœur un énorme merci à ces gens, si seulement je pouvais faire voir ma gratitude.» dit le médecin. «Merci monsieur, merci !» dit l’orphelin. «Soyez bénis !» dit la nonne. «Il n’y a pas de mots… faire autant de bien sans contrepartie…» dit le vieux. «Ma reconnaissance est infinie.» dit l’infirme. «L’espoir est dans l’air et il se voit. Une telle charité donnant tant d’espoir, c’est qu’il y a de l’amour dans l’air. Et où il y a l’amour, c’est qu’il y a tout.» dit le professeur. «Quel meilleur exemple de bonté !?» dit l’indigent. «On vous aime ! Sachez ça.»
La fin
Assis dans son canapé devant la télé, Félix ne cesse de pleurer. Ils ne le savent pas, mais sa contrepartie il l’a, lui, qui chaque jour recueille bien plus que ce qu’il ne sème. Vers le soir de sa vie, il se la retrace et voit que son destin fut de toujours vivre des amours des autres. Le tour à présent d’en faire de même. Il se garde donc le strict nécessaire et donne le tout aux autres. Puis il voit que la moitié de cette vie il fut tout seul, soit avec son seul fils, soit avec lui-même. Et il s’endort muet et serein, souvent sur son canapé, mais toujours seul, écrasé sous le poids d’un océan d’amours. Son système fonctionne tout seul. La suite de l’histoire est sans relief.
Et à la fin de ses longs jours, Félix Doussett mourut d’amours.
[26 octobre 2021]