L’histoire extroyable de Félix Doussett (4/4)

Catégorie: Fiction
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Le pré­lude

L’avènement

L’éclosion

La cou­pure

Les suites

Le tour­nant

La cas­sure

L’envol

L’éclat

La véri­té

Le chan­ge­ment

L’épreuve

La déci­sion

Le sage

L’apogée

La fin

[…]

Les heures passent. Il y a cepen­dant urgence, d’abord légale sur la déci­sion à prendre, ensuite de san­té, vus l’état d’Alma, le choix à faire et le risque encou­ru. Le col­lège médi­cal passe au vote et le soir venu réveille Jean. Éton­né et docile, il ne se rap­pelle de rien. On lui explique le poids cru­cial de l’enjeu. Il consent mi éveillé et signe. On le ramène au lit de sa femme sous l’étroite pro­tec­tion de rigueur. Encore dans un état tiers, Jean entend mal­gré tout sa petite voix lunaire lui souf­fler: «Mon amour, sur­tout ne t’en veux pas. Pou­voir t’aimer est le don du Ciel. Pro­mets-moi de prendre soin et d’aimer notre enfant.» Les yeux fer­més, elle soupire.

Jean retourne au salon et reçoit un autre séda­tif. La césa­rienne se pra­tique sans délai avec suc­cès. Pour le gar­çon – que trois jours plus tard, dès son retour par­mi les vivants, son père appelle sans hési­ter Vla­dyme. Même que lar­ge­ment pré­ma­tu­ré, le nou­veau-né se porte bien, tou­te­fois de l’avis géné­ral la pru­dence n’est pas un luxe dans un tel cas. Une équipe dédiée garde donc l’enfant sous obser­va­tion à la mater­ni­té, pen­dant qu’une autre veille à l’état du père dans la réserve dédiée aux trau­ma­tismes psy­cho­lo­gique. Dix jours passent, puis père et fils rentrent chez eux, où le ser­vice de pué­ri­cul­ture assigne une sage-femme aux soins basiques du bébé.

À l’entrée de l’immeuble, une demi dou­zaine de mini­bus et une autre de types armés jusqu’aux dents de camé­ras, micro­phones et pro­jec­teurs. Chan­ger l’identité c’est bien mais pas assez: le drame fuit le jour même. C’est une per­for­mance de joindre sans un seul mot l’appartement, où attend une cerise sur le gâteau, pour dire. La tâche de la femme de ménage est le ménage, pas la nour­ri­ture. Le vieux Le Chien est ain­si retrou­vé étouf­fé, sans vie, sur le sol de la cui­sine. Fou de faim à la chasse au pâté, il est emmê­lé dans un bas de nylon. Coup de chance, au moins Alma n’est plus là pour le pleu­rer et pour les funé­railles, dont se chargent les survivants.

Les récentes épreuves creusent des sillons pro­fonds. D’abord, et tout au contraire de ses habi­tudes, Félix exige de la sage-femme Indu­ma­thi qu’elle rem­place sur-le-champ l’horaire diurne par un per­ma­nent et qu’elle s’installe dura­ble­ment dans une des pièces. Les sor­ties et les venues sont exclues, en échange d’un salaire hors normes. Ensuite, huit des vigiles affec­tés au ser­vice de sécu­ri­té du groupe changent de postes: quatre se relayent – par deux – devant la porte de son immeuble, quatre devant celle de l’appartement. Enfin, toutes ses charges chez Oltent et auprès des autres enti­tés éco­no­miques, sociales et poli­tiques sont aban­don­nées sans délai.

La déci­sion

L’homme devient ermite. De la tra­gé­die il a un sou­ve­nir vague. À force de pres­sions et à contre gré des méde­cins, pour­tant Félix finit par l’apprendre en détail: les états répé­tés d’Alma, ses visites en soli­taire, les com­pli­ca­tions, l’urgence, le col­lap­sus, l’impossible choix, le résul­tat de l’autopsie. Conclu­sion: au grand jamais il ne peut se par­don­ner son rôle – certes invo­lon­taire mais lour­de­ment cou­pable – au centre de cette catas­trophe. Fruit de leurs amours, d’une cer­taine façon Vla­dyme suit ses propres traces: à son insu, il est le bour­reau non de ses parents mais de sa mère. La déci­sion de Félix est enté­ri­née: sa vie recluse sera dédiée à leur enfant.

Le nom de l’enfant, à pre­mière vue ridi­cule, est en réa­li­té plein de sens, puisqu’il réunit les lettres typiques des noms por­tés par – cette fois – les trois femmes de sa vie: Alma, Yvy et Médæa. C’est la meilleure manière qu’il a trou­vée pour gar­der à tout moment leur sou­ve­nir. L’enfant a tout de sa mère et tout de son père, qui s’y dévoue à corps per­du. Il emplit son exis­tence. Il apprend à se relayer avec son aide pour tarir la nuit des révoltes chaque trois heures, tor­cher le popo­tin rose, chan­ger les linges, tié­dir le lait, manier le bibe­ron, faire la bicy­clette, ber­cer, bai­gner, dor­mir œil ouvert et oreille dres­sée. Il n’avait jamais rêvé si sublime corvée.

Une année passe. Vient le jour de la coif­fure. Indu­ma­thi quitte, copieu­se­ment remer­ciée. Elle garde quelques vifs regrets, puisque la vie sous cloche lui a fait décou­vrir un mou­flet char­mant et un papa poule comme elle n’aurait jamais pen­ser connaître. Le soir, l’anniversaire intime se fait aux chan­delles et au jus de pommes. Un gâteau miro­bo­lant, rond, tout en cho­co­lat, trône sur la table. En son milieu, un petit 1 en cire que le papa allume et le blon­din réus­sit enfin à souf­fler. Larme à l’œil, Félix aper­çoit sur la nuque chauve une mini mèche qu’il sépare et coupe d’une main indé­cise pour la ran­ger dans le même écrin où repose l’alliance d’Alma.

La vie close n’est pas vrai­ment un pro­blème si les res­sources ne posent pro­blème. C’est le cas. L’offre com­plète de ser­vices est là. Si ce n’est sim­ple­ment dans l’immeuble, comme le net­toyage et la les­sive, alors c’est sur appel télé­pho­nique pour toutes les sortes de livrai­sons et les pres­ta­tions occa­sion­nelles à domi­cile – avo­cat, notaire, doc­teur, ins­tal­la­teur, avo­cat, coif­feur. Aus­si, la télé­vi­sion  ouvre la voie aux jeux et aux cours. Les années s’enchaînent et le gar­çon gran­dit. C’est bien le père seul qui élève son fils et fait son édu­ca­tion, mais un besoin externe se res­sent. C’est après un long doute et un choix ardu qu’est pré­fé­ré mon­sieur I. de la Maria.

Mon­sieur I. de la Maria a soixante-quatre ans, Vla­dyme a six et Félix qua­rante-sept. Ce mon­sieur de la Maria a d’extraordinaires états péda­go­giques et un gros sou­ci: s’adapter à la fois au men­tal de ce petit gar­çon brillant et à celui de ce père à l’exigence rare. Vla­dyme a le men­tal argent vif et trois gros sou­cis: il révère son père, en pra­tique il ne connaît que lui et n’a jamais joué avec un autre enfant. Félix n’est plus à pré­sen­ter et a éga­le­ment trois gros sou­cis: il craint que sa com­pli­ci­té avec son fils ne soit minée par l’arrivée de mon­sieur I. de la Maria, que cette autar­cie ne nuit à la rela­tion avec les banques et que le fisc ne sou­haite le contrôler.

Son avoir est tout à fait légal, donc ce n’est pas sa com­po­si­tion qui pose pro­blème. La cause sont sim­ple­ment les dix zéros de son magot qui englobe argent liquide, par­ti­ci­pa­tions et actifs divers. Peu ou prou, depuis ce trau­ma de l’accouchement, l’homme put s’effacer de la vie sociale et pri­vée avec tous leurs inter­stices, puis réus­sit à se faire oublier, mais l’abondance de sa for­tune lui reste col­lée der­rière. Gérer en mode fur­tif, qui plus est avec un enfant en bas âge, s’avère hasar­deux. Chaque moyen uti­li­sé pour cou­per le lien richesse-per­sonne laisse fort à dési­rer, même le recours à un cor­don de man­da­taires. Une autre déci­sion radi­cale s’impose.

Le sage

Avide de tout connaître et curieux par nature, il y a une chose dont Félix n’entend être dépour­vu à aucun prix: l’information, au sens et plus large et plus minu­tieux. Une énigme, une ano­ma­lie, une ana­lo­gie, une inven­tion, un news (comme ça se dit à pré­sent) – le tra­vaillent sys­té­ma­ti­que­ment et il les tra­vaille obses­si­ve­ment. Les lec­tures d’abord, sui­vies par la radio, la presse, la télé­vi­sion, par­fois le télé­phone, tout abreuve cette soif constante. S’ajoutent les échanges sans cesse plus sui­vis avec ce mon­sieur I. de la Maria, tout aus­si veuf que lui, ins­tal­lé dans l’ex-pièce de l’ex-Indumathi et dont les rap­ports avec son fils ont finis vali­dés par le père.

Mon­sieur I. de la Maria appré­cie, res­pecte et vou­voie mon­sieur Félix, indé­pen­dam­ment d’une rétri­bu­tion qu’il n’a pas eu besoin de négo­cier, tan­dis que ce der­nier appré­cie, res­pecte et vou­voie mon­sieur I. de la Maria mal­gré l’argent que ça lui coûte. Cela dit, mon­sieur I. de la Maria se rend bien compte, ne serait-ce que par la masse et l’excentricité des signes inté­rieurs de richesse, que des choses pas si banales expli­que­raient l’état, le choix et la vie de ce mon­sieur. Alors l’un avec ses signaux et l’autre avec ses tra­cas, ils se tournent autour, s’examinent et se reniflent. Puis, un soir, le fils cou­ché, finissent par se rap­pro­cher autour d’une bouteille.

Félix n’a qu’une conscience et elle l’écrase. Quelque temps déjà qu’un bou­quet d’idées germe dans sa tête, une en tête. Il est vite par­ti suivre ses traces mais elles sont enche­vê­trées, s’entremêlent, s’embourbent et fina­le­ment se perdent. Isi­dor (là, du coup, ils se tutoient) ne connait pas ce type de tra­cas. En revanche il connaît un peu des gens qui pour­raient s’y connaître un peu. Ils se ruent ensemble sur la biblio­thèque débor­dante d’Alma pour y pas­ser la nuit entre mémoires, bio­gra­phies, maté­riel didac­tique, études et autres cri­tiques. C’est un Vla­dyme éton­né qui secoue le matin un père – large sou­rire sur le visage – noyé dans des livres ouverts.

[Oltent, comme l’univers éco­no­mique en géné­ral, se relève avec peine de la récente débâcle bour­sière pen­dant qu’un sys­tème poli­tique mon­dial sup­po­sé mûr s’écroule, et que la mort blanche sème détresse et ter­reur, déci­mant hommes et femmes, jeunes et moins jeunes. D’énormes moyens finan­ciers et mili­taires sont levés dans la chasse aux fos­soyeurs choyés avec des noms aris­to­crates: prince, baron, sei­gneur. Un des plus cruels fau­cheurs est une vieille accoin­tance de cin­quante-cinq ans par­ve­nue au som­met du pou­voir et de l’opprobre. Et c’est bien réfu­giée au som­met de son palais four­ré dans la jungle qu’elle est tirée tel une chienne galeuse par un com­man­do d’élite. Son nom est Mor­gand (Mort) Kricken.]

La recherche est sou­te­nue, fébrile et com­pli­quée. Remon­ter en dou­ceur infor­ma­tions et per­sonnes pour atteindre la source exige beau­coup d’habileté et de patience. Toutes les méthodes sont de rigueur, y com­pris la mise sur pieds d’un dédale d’intermédiaires abou­tis­sant dans les mains de Félix. Isi­dor de la Maria à pré­sent. Il a ouvert la voie. Il a long­temps conduit – puis sui­vi – Félix dans sa quête. Il com­mence à sen­tir le poids de l’âge et son dos lui fait mal. Vla­dyme est sur ses qua­torze ans, par­fai­te­ment for­mé, et en fait il n’a plus grand chose à lui apprendre. Enfin, doré­na­vant il a de quoi vivre sans aucun sou­ci. Vient alors l’adieu des hommes.

Le grand jour arrive. Le fils est seul à connaître le plan du père, qui sera absent pour vingt heures. Une pre­mière La nuit, dégui­sé, mécon­nais­sable, ni vu ni connu Félix s’extirpe de sa pri­son dorée et joint en taxi l’aéroport où il s’enfonce dans un petit jet. Quatre heures après l’avion se pose sur une route taillée en pleine steppe. L’homme s’engouffre dans un tout-ter­rain décré­pit où une heure durant il cogne sièges, vitres et toit. À l’arrêt rien qu’un lac bor­dé d’arbres, un canot et comme une tache noire au loin. Il s’assied et rame vers la tache, où il s’enlise peu après. C’est une petite île. Au milieu, une cabane, porte ouverte. Le ciel jau­nit. Il ose entrer.

«Assieds-toi. Là.» Il voit et entend tout juste, car il fait sombre et la voix semble cen­te­naire. Il s’assied par terre. «J’ai lu tes mots. Ils sont sin­cères. J’ai lu ta dou­leur. Tu as bien fait de venir. Cette charge est très lourde. D’autres l’ont aus­si. Mais tu dis être déci­dé de la dépo­ser. Une voie existe. Pour la plu­part, elle est âpre. Sauf pour toi. Peut-être. Alors tu ne dois chan­ce­ler.» Les mots, faibles, coupent comme une lame dans la paix du lac. La nuit pâlit et les traits de la voix se devinent peu à peu. ‘Il doit avoir mille ans.’ se dit Félix, sidé­ré et muet. «Voi­là… Main­te­nant dis-moi: es-tu sûr de toi ? » Un ins­tant Félix se le demande, puis dit: «Oui.» «Bien.»

«L’homme ne choi­sit pas de naître. Dès qu’il naît, il doit por­ter le poids de la vie. Pour cer­tains, c’est une joie, et ils sont heu­reux. Pour d’autres, c’est une cal­vaire, et ils sont mal­heu­reux. Les uns à peine tirent leurs jours. Les autres ne savent qu’en faire. Il n’y a pas d’entre-deux. Ain­si va ce monde. Ton far­deau est très lourd: décharges-toi en entier. Dépose-le et donne le tout au misé­reux. Tu ver­ras leur joie et la tienne. Et tu vivras de leur joie et eux de la tienne. C’est tout.» Félix est pros­ter­né: «Tout mon être te crie mer­ci. Qui est tu ?» «Je suis celui qui te dit mer­ci.» «Pour­quoi ?!» «Parce que je vois que je ne suis pas seul. Va, et sois heureux.»

L’apogée

[Dans toute his­toire d’action et notam­ment d’amour telle que celle-ci, à un cer­tain moment don­né du récit vient inévi­ta­ble­ment une sorte de bou­le­ver­se­ment angu­laire qui déclenche un dérou­le­ment dif­fé­rent, où le cours bas­cule et où plus rien n’est comme avant, le rythme se casse, les séquences changent, l’intrigue s’accélère, la direc­tion se perd, une espèce de pous­sée appa­raît, le volet dra­ma­tique s’amplifie, la dyna­mique prend des à-coups, les revi­re­ments s’entassent, les impré­vus prennent le des­sus, les situa­tions s’entrechoquent, les contra­rié­tés se suivent, les pro­blèmes déferlent et le doute s’installe. Eh bien, il est temps de conclure que pour Félix Dous­sett, son his­toire n’est pas une d’action ni d’amour, mais de…]

Le retour se passe beau­coup plus vite, puisque Félix est ailleurs,  inca­pable d’émerger de ses pen­sées. Aus­si rentre-t-il avant terme, à la joie de son fils, pour lan­cer une acti­vi­té intense qu’il pour­suit plu­sieurs années. Les pré­pa­ra­tifs sont labo­rieux, car empreints de la plus haute pru­dence. Il orga­nise un pre­mier cercle de notaires asser­men­tés, bâtit un réseau d’agents calés dans les recherches et les ana­lyses sociales, restruc­ture à fond ses rela­tions avec le fisc et met sur pieds une règle close pour les échanges avec les banques. Le tout à dis­tance, dans l’anonymat. Il se consi­dère suf­fi­sam­ment hors socié­té pour lais­ser son fils rejoindre l’école secondaire.

Une fois tout le sys­tème soi­gneu­se­ment mis en place, l’homme peut déclen­cher son plan gran­diose, qu’il voit comme sa mis­sion. Les mon­tants sont à dis­po­si­tion. Tous les opé­ra­teurs sont à leurs postes. Il est super­flu de s’assurer les médias, puisque les news s’en occupent natu­rel­le­ment. Ce ne sont pas les cibles qui manquent: hôpi­taux, asiles, paroisses, orphe­li­nats, crèches, hos­pices, écoles, péni­ten­ciers… Enfin, une lote­rie spé­ci­fique est créée, uni­que­ment adres­sée aux plus dému­nis. C’est le tour­nant du mil­lé­naire. Avec lui, vient celui des liens entre les hommes. Sa cin­quan­taine est là et Félix s’apprête à décou­vrir où peut mener la bon­té absolue.

Le jour de l’an, le sys­tème démarre tel une machine colos­sale et mer­veilleuse que l’opinion publique guette cœur ser­ré parce que habi­le­ment mise au par­fum à tra­vers des “fuites” et rumeurs bien dis­til­lées cres­cen­do. Le coup d’envoi est lan­cé dans une pré­ven­tive pour un bougre mal appuyé par une avo­cate sta­giaire mal payée par l’État, dans une petite paroisse où le toit de l’église risque de tom­ber, un hôpi­tal avec plus d’alités que de lits, un asile qui sert les mêmes plats chaque semaine et l’école d’un vil­lage où la vieille pompe est sou­vent en panne. Le début est favo­rable, la demande éle­vée, et cela fait un bail que les médias n’ont eu meilleur scoop.

Dès lors, l’éclat du phé­no­mène est presque ins­tan­ta­né et aus­si pro­por­tion­nel au mys­tère qui entoure la source des dons. Ensuite le phé­no­mène suit la liste de requêtes, qui menace de sub­mer­ger l’équipe dédiée au pro­jet. En une année le dis­po­nible passe de dix à neuf zéros. Qu’importe: c’est l’excitation mon­diale. Les paris et pro­nos­tics vont bon train. Cette cam­pagne d’humanité acca­pare les unes des quo­ti­diens et des jour­naux télé­vi­sés avides de cas­ser l’énigme, alors qu’internet entre en jeu. Les zéros peuvent par­tir l’un après l’autre: il reste assez à boire et à man­ger. Enfin, le plus impor­tant est que l’on attend de pied ferme la lote­rie annoncée.

Sa pré­pa­ra­tion se déroule sur huit ans. Elle est lan­cée en pleine nou­velle décon­fi­ture finan­cière, et c’est la ruée. Sa fiche d’impôt à preuve, un pauvre peut ris­quer un et gagner cent mille. Mal­gré l’invasion, les inté­rêts sur l’avoir atté­nuent sa baisse. Mais encore plus sur­pre­nante est l’apparition de deux nou­veaux phé­no­mènes. Des for­tunes tierces, ano­nymes ou non, se ral­lient de plus en plus à cette action. Leurs motifs, publics ou non, sont certes aus­si de nature fis­cale. N’empêche: c’est une bouf­fée d’air pour les caisses. Puis des témoi­gnages déferlent dans les médias et sur les réseaux sociaux, dans une sorte de sur­en­chère sur l’échelle de l’émotion.

«Je ne sais pas qui fait ça et pour­quoi, mais il a chan­gé ma vie.» dit le déte­nu. «J’aimerais tant dire de tout mon cœur un énorme mer­ci à ces gens, si seule­ment je pou­vais faire voir ma gra­ti­tude.» dit le méde­cin. «Mer­ci mon­sieur, mer­ci !» dit l’orphelin. «Soyez bénis !» dit la nonne. «Il n’y a pas de mots… faire autant de bien sans contre­par­tie…» dit le vieux. «Ma recon­nais­sance est infi­nie.» dit l’infirme. «L’espoir est dans l’air et il se voit. Une telle cha­ri­té don­nant tant d’espoir, c’est qu’il y a de l’amour dans l’air. Et où il y a l’amour, c’est qu’il y a tout.» dit le pro­fes­seur. «Quel meilleur exemple de bon­té !?» dit l’indigent. «On vous aime ! Sachez ça.»

La fin

Assis dans son cana­pé devant la télé, Félix ne cesse de pleu­rer. Ils ne le savent pas, mais sa contre­par­tie il l’a, lui, qui chaque jour recueille bien plus que ce qu’il ne sème. Vers le soir de sa vie, il se la retrace et voit que son des­tin fut de tou­jours vivre des amours des autres. Le tour à pré­sent d’en faire de même. Il se garde donc le strict néces­saire et donne le tout aux autres. Puis il voit que la moi­tié de cette vie il fut tout seul, soit avec son seul fils, soit avec lui-même. Et il s’endort muet et serein, sou­vent sur son cana­pé, mais tou­jours seul, écra­sé sous le poids d’un océan d’amours. Son sys­tème fonc­tionne tout seul. La suite de l’histoire est sans relief.

Et à la fin de ses longs jours, Félix Dous­sett mou­rut d’amours.

[26 octobre 2021]

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