Un étrange pays 3/5

Catégorie: Fiction
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[…]

III. Le gra­don, le grand-père et le grand méchant cha­pe­ron rouge

Avec cette eau jusqu’au des­sus de la poi­trine puis ces flots qui vont dans tous les sens et trop vite montent jusqu’au men­ton, je risque à tout moment d’avaler des gor­gées insoup­çon­nées. Mais j’avance tant bien que mal, en essayant d’éviter tous les obs­tacles ren­con­trés presqu’à chaque pas. Que fais-je ici ? Com­ment suis-je arri­vé là ? Il est où grand-père ? Et grand-mère, et maman, et papa ? Je contourne len­te­ment et avec la plus grande atten­tion les objets les plus divers qui gisent sur le sol : jouets, patins, lampes, flûtes, livres, cloches, pelles. Mer­ci à l’eau qui est si lim…

gloup !

…pide qu’il n’y a la moindre peine à les voir, même de loin. Qui plus est, le soleil brille d’une clar­té éblouis­sante. Par moments, tel des bouées de sau­ve­tage, un roi ou une reine, pous­sés par les vagues, viennent me tou­cher déli­ca­te­ment. Flot­tant sur le dos avec leurs ventres énormes, on dirait des bau­druches. Ils sou­rient, clignent de l’œil, après quoi ils détournent leur regard et repartent, cha­cun dans sa direc­tion. Quant à moi, j’ai une seule idée dans ma tête : gagner l’île au tré­sor dont j’ai tel­le­ment enten­du par­ler. Elle est là, là-là, pas très loin. Le pal­mier dres­sé à

goulp !

son som­met je le vois par­fai­te­ment. Mais je sais aus­si que l’île est gar­dée par l’homme au man­teau noir qui me fait ter­ri­ble­ment peur. Lui, l’homme, je ne le vois pas, en revanche je sais où il se trouve : il se cache der­rière le pal­mier, je vois – par­don, madame reine ! – son grand cha­peau dépas­sant de chaque côté. Aus­si j’avance, j’avance mal­gré la crainte, mal­gré l’eau, mal­gré les vagues, les bau­druches, les objets et le soleil qui brille en mille reflets. Flueooo, flueooo, flu… et j’entends “Au son du pas-pas-pas mi-li-taaaaire…”, je regarde der­rière et j’aperçois grand-père tout

gloup !

sou­riant qui avance bien plus vite que moi et entonne à gorge écla­tée. “…le petit sol­dat-dat-dat…” Bien­tôt il va me rat­tra­per. “Hé, grand-père, grand-père !” “Oui, mon petit, c’est moi, j’arrive, j’arrive.” Grand-père approche à grande vitesse et j’observe qu’avec sa grosse barbe blanche qui part dans tous les sens il res­semble – par­don, mon­sieur roi ! – beau­coup au père Noël. Mais grand-père ne marche pas comme moi : il pagaye sur un immense coco­drille jaune aux yeux bleus, plus long que le tuyau d’arrosage du jar­din et plus dodu que le pal­mier. On dirait un bateau à aubes. Quand

goulp !

il me rat­trape puis me dépasse, je ne vois pas en son dos le sac tout rond, immense, rem­pli de jouets, seule­ment mon grand arc en rotin avec les flèches reçues pour mon pré­cé­dent anni­ver­saire. Comme c’était sage de les prendre avec, grand-père ! Fon­çant comme moi vers l’île au tré­sor, il sla­lome à toute vitesse entre rois et reines alors que je pro­fite pour m’engouffrer dans le sillon. Quand la cible n’est plus qu’à une lan­cée de grand-père, je sens der­rière moi ce que je soup­çonne être une épou­van­table menace. Je m’époumone “Grand-père… Noël !!!”. Sauf qu’il est déjà presqu’au

gloup !

but. Les flots cassent ma voix et tout autour de moi s’étend une ombre qui ne cesse de s’agrandir. Ooufle, ooufle, ooufle, oouf… je me décide enfin de regar­der en haut et je souffle : c’est le gra­don mul­ti­co­lore, c’est mon énorme gra­don touuut gen­til ! Je suis très content. Il m’a fait la meilleure des sur­prises au meilleur moment en venant m’accompagner. Zdroïng ! Ah, boulp, boulp ! Pour dire bon­jour à mon ami je ne l’ai pas vu, ce pia­no ! Bien heu­reu­se­ment j’arrive à pré­sent près de l’île et j’ouvre les yeux : mal­heu­reu­se­ment il y a là aus­si le méchant loup tout-tout maig…

goulp !

…re qui sort des sables comme une énorme che­nille poi­lue. C’est une mau­vaise sur­prise, celle-la : ça veut dire que le petit cha­pe­ron rouge et là éga­le­ment quelque part et que le loup va très vite la man­ger, mais alors où pour­rait-elle bien être, pour que je puisse la sau­ver ?! L’île est aus­si petite que ma chambre et m’y voi­là arri­vé. Je cours dans tous les sens, le loup – ses yeux grand rouges – der­rière moi, et tou­jours pas d’homme au man­teau noir, juste son cha­peau qui dépasse de chaque côté du pal­mier, je pense qu’il doit tour­noyer comme un héli­co­ptère au…

gloup !

tour du pal­mier. C’est là qu’une rafale de vent l’emporte et le pro­jète contre moi. Il me ren­verse. Je tombe à terre, son visage contre le mien. Je suis en train de m’évanouir et je pousse un énorme cri de hor­reur-bon­heur. Au fait, l’homme au man­teau noir est bien le cha­pe­ron rouge qui ne porte plus de capu­chon mais un énorme cha­peau noir et un yata­gan. Elle com­mence à me secouer pour que je retrouve mes esprits lorsque l’affreux méchant loup bon­dit vers nous pour nous man­ger. Alors d’un seul geste, le cha­pe­ron rouge sort son fusil et s’emploie à frapp…

goulp !

– Héi ! Héei ! Hé-éé-ei ! Réveilles-toi enfin, jeune homme !

– … hein… quoi… zbgl… flmh…

– Quel zbgl ? Quel flmh ? Tu rêvais, sol­dat. De quoi t’as rêvé ?!

– !…

– Allez, dis, qu’est-ce qu’il y a ? T’as eu peur de quelque chose ?

(La petite voix de maman est si douce, cela fait tou­jours si bien de l’entendre…)

– …le loup… le grand méchant cha­pe­ron rouge… le yatagan…

– Quoi ?! Mais qu’est-ce que tu racontes-là ?!

– …sais pas… il est… grand-père est là ? il est où grand-père ?

– Non, grand-père n’est pas là, il est par­ti à l’aube pour chas­ser sur l’île d’en face. Mais pour­quoi tu demandes ?

– Il a pris mon arc et mes flèches ?!

– Maais noon, pour­quoi aurait-il pris ton arc ? Ha-ha-ha ! Non, tu sais bien qu’il a tou­jours son vieux fusil de chasse, lui.

– Il-A-Son-Fou-Chasse.

– Ha-ha-ha, tu vois ? Même le per­ro­quet le sait ! Allez hop, debout, c’est le matin, et ne fais pas cette moue.

[…]

[7 février 2020 – 31 jan­vier 2022]

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