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1. Frau Edith Alterhaus, arrière-arrière-arrière grand-mère, infirmière retraitée (1903 -).
«Oh, que pourrais-je vous dire ? Vous savez, j’ai de la peine à me souvenir. Tout à tellement changé depuis. Ça me fait de la peine de me souvenir. À l’époque on parlait peu à la maison, mes parents. En tout cas devant nous, les enfants. Nous étions sept. Les enfants. Père parlait peu. Mère encore moins. Quand mon père parlait, c’était surtout pour nous sermonner. Et chaque fois il nous rappelait la vie dans les tranchées. À Saarbrücken et à Weissenburg. Il nous disait qu’on devait être heureux de manger à cette table-là. En fait on mangeait très mal. Pommes de terre, choux, haricots, enfin… Je peux avoir un verre d’eau ?… Il était si fier d’avoir été décoré par le maréchal von Steinmetz lui même, lui et deux camarades. J’ai oublié leur noms. Puis il se vantait avec ses blessures, il nous montrait les cicatrices au dos et tapait sa jambe en bois avec le dos de la cuillère. Merci. Toc, toc, toc, toc. Ensuite il se jetait sur la carafe de vin et nous on prenait peur. Mes petits frères surtout… Car il se mettait en colère quand il en venait au patron de l’entrepôt où il travaillait. Puis à peine qu’il se levait, toc, toc, toc, toc, et il tombait comme un tronc sur le lit. Et ma mère ne disait mot, elle hochait seulement la tête et marmonnait des chose. On ne savait pas quoi. Elle n’était pas heureuse, ma mère. Mais avec nous, les enfants, elle l’était, elle nous aimait beaucoup. Mon père aussi, il nous aimait, sauf que bon, c’était à sa façon… Pourtant, nous, dès qu’on voyait qu’il dormait, nous quittions la maison en débandade pour retrouver les enfants des voisins. C’est ce que je me rappelle. Ah, oui, la vie de mes parents… Que voulez-vous ? Ce fut un temps où on ne pouvait pas être sûr de quel côté on se trouvait. Il y avait beaucoup d’agitation, vous savez ? Empire à gauche, Empire à droite, et nous, entre les deux. Les gens avaient appris à composer avec. Ça avait aussi ses avantages. Ici on apprenait les langues. On a été parmi les premiers à éclairer les rues à l’électricité. Et puis les tramways… Sans chevaux! Encore un peu d’eau s’il vous plaît. J’adorais me tenir sur la plateforme. Le conducteur était un oncle très éloigné, ancien du Kamerun. Là il s’était exercé au commerce du coton mais il avait fait faillite. Petite, je me tenais souvent à ses côtés. Il était si fier à conduire “son” tramway. Il chantait du “Parsifal” et récitait par cœur “Der Wille zur Macht”. Des passages. D’ailleurs il portait la même moustache que Nietzsche. C’était drôle. Bah, qu’est-ce que vous voulez ? Ça avait été une époque… ces gens-là avait découvert la “modernité” ils disaient. Ça vous change, vous savez ? Merci. Mais les hommes en Zylinderhut saluaient encore les dames dans la rue, alors que… Je crois qu’ils ont bien vécu. Plein de choses…»
«Bon, euh… pour ceux après nous ça a été eine Katastrophe. Un dé-sas-tre! Moi j’ai dû me marier jeune. Mon mari avait 30 ans, dix ans… non, onze ans plus que moi et une situation meilleure. Il était adjudant-chef, alors que moi je n’avais aucune formation. Que voulez-vous ? Je venais de finir l’école. Je faisais la couture. Et les enfants… Ils sont tous nés, quatre, pendant la République. Mais c’était très dur, très-très dur, vous savez ? La solde de mon mari… Werner, la solde ne suffisait pas. Pardon, je peux prendre un biscuit ? Oui ? Merci. C’était tantôt bien, tantôt pas bien du tout. Les garçons on vite commencé à gagner quelques sous chez … comment il s’appelle ?… enfin, le cordonnier. Puis en… je ne me rappelle plus l’année exacte, on a pu acheter notre première radio… une radio Seibt, oui, je crois que c’était en 1928… et on écoutait, on écoutait celle-là… Claire… Claire Waldorf, c’était merveilleux… non, Claire Waldoff, c’est ça, oui. Je peux un autre biscuit ? Merci. Et puis… mais il… on n’avait pas autre chose pour… on n’avait pas la télé et les enfants adoraient la radio, on écoutait aussi… Maurice Chevalley, j’adorais. “Dans la vie faut pas s’en faire. Moi je ne m’en fais pas.” Hi-hi-hi… Ah oui, Maurice Chevalier, pardon. Oui… Puis bon, ça a passé comme ça et tout à coup on a eu la crise et Dieu merci! mon Werner a pu garder son emploi à l’armurerie, sinon ça a été partout un cauchemar, les files de gens sans emploi… enfin, vous connaissez. Ah oui, oui, eh bien les enfants ont grandi comme ils ont pu, enfin, comme on a pu les élever avec tous ces… toutes ces turbulences. Rudy est parti à douze ans comme apprenti menuisier, Gustav… le petit pauvre, on l’a perdu… le tétanos… il n’avait que huit ans… ensuite Berta elle est restée longtemps avec nous. D’un côté on a eu, j’ai eu de la chance avec elle, d’un autre côté… mais bon, puis Hilda… Hilda a été ma joie, elle a fait du violon et a pu entrer à… la… à la Strassburger Philharmoniker, oui, puis elle est parti à Stuttgart, puis à Wien, non, Zürich… maintenant elle est en Argentine, à Sao Paulo, cela fait longtemps que je ne l’ai plus vue… mais elle m’écrit. Je suis un peu fatiguée, un peu d’eau s’il vous plaît. Et… Oui, et puis … moi je crois qu’ils ont eu la vie beaucoup plus dure que nous, Werner et moi. Bon, lui a dû partir, il a fait la Libye. Merci. Ensuite on l’a muté plus près, à Metz, et là il est tombé dans une embuscade. Je l’ai cru mort mais non, il est rentré, mais il était comme mort… enfin… C’est que… oui, après la crise il y a eu celui-là qui est venu et tout a changé, vous savez ?… Rudy, Werner, Berta… S’il vous plaît, j’aimerais me reposer un peu.»
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[25 juin 2020 – 12 novembre 2021]