Les découvertes sont quelque chose d’extraordinaire, parce que de par leur définition même, elles ne peuvent se produire qu’une seule, première et dernière fois (autrement elles ne pourraient plus être considérées comme tel, alors que les redécouvertes… à peine si elles sont de vulgaires plats réchauffés), mais aussi parce qu’elles ont la caractéristique d’un seul avant et d’un seul après. L’histoire de leur venue est tout aussi extraordinaire. Découvrons alors comment cela s’est passé pour quatre banales composantes de nos vies de tous les jours qui aujourd’hui y participent plus ou moins anonymement. Attention: il ne s’agit ici ni d’inventions ni d’innovations, qui sont le résultat du travail de l’esprit, mais bien – il faut le souligner – de pures découvertes fortuites d’éléments gracieusement offerts par Mère Nature puis saisis par l’adresse et la perspicacité de l’homme, qui les a aussitôt mis à son service.
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L’œuf à la coque
À l’aube du IVe siècle (av. J.-C.), ce plaisir subtil du palais fut l’œuvre Owkendu, l’un des 28 habitants de l’atoll Atafu, aux îles Tokelau, dans le Pacifique Sud. La tâche de ce géant autochtone de 1.48 m (vu la moyenne locale de 1.22 m) était d’inspecter jour après jour les nids des albatros, dispersés le long des plages, et de cueillir des œufs. Discipliné et diligent, Owkendu s’en acquittait irréprochablement. Les œufs ainsi récoltés étaient disposés avec soin dans une bourse en peau de dauphin qu’il portait au cou. Ensuite, il se rendait au village et les remettait solennellement au kiagzu, le cuisinier-chef en quelque sorte, qui les cassait dans un superbe bol en émail (c’était la coquille gigantesque d’une huitre dorée – Lecoparcellus Dernecopta), les mélangeait attentivement et versait aux familles le liquide jaunâtre dans des coques de noix de coco. Hommes, femmes et enfants le buvaient cru à cœur joie.
Puis, un beau matin, alors qu’il quittait la plage avec sa récolte, un dénivelé du sable déstabilisa fâcheusement Owkendu. Pour ne pas trébucher, tomber et casser les œufs, il dut tordre son corps en quête d’un bref équilibre salutaire. Qu’il trouva: il était jeune et souple. Malheureusement, ce fut au détriment de sa cargaison: ravi de l’avoir sauvée, il ne se soucia point de vérifier le contenu de la bourse et poursuivi allègrement son chemin. Le lendemain, en retournant sur ses pas pour la tournée habituelle, quelle ne fut sa surprise lorsqu’il aperçut droit devant, intact, l’œuf qui était tombé lors de la séance acrobatique de la veille ?! Enfin, plus ou moins intact: le bout pointu, tourné vers le ciel, était cassé. Mais l’œuf, entier, était sagement logé dans une confortable pochette de sable. Ému, Owkendu le ramassa délicatement, mit le service du matin entre parenthèses, retourna sitôt au village et le tendit au kiagzu. Qui, lui, le posa sur une feuille de palmier, se dépêcha de l’examiner attentivement, le peser, le tourner, légèrement le secouer puis, même, le retourner ! Même qu’accidenté à sa tête, l’œuf avait le bon poids. Il était donc plein, mais point de couler ! Les deux hommes se regardèrent sans comprendre. C’est là que le cuisinier-chef, plus âgé, prit le taureau par les cornes et se mit à écarter lentement les quelques éclats de la coque. Sur quoi, ses yeux s’ouvrirent comme lors de la naissance de ses jumeaux. Ce qu’il voyait était magique. Plus ferme, le jaune était encore jaune, alors qu’autour, l’habituel bain limpide n’y était plus. À la place, un matelas blanc ferme comme le noyau jaune. Un peu. Pas trop.
Les deux se regardèrent à nouveau, perplexes. Le cuisinier-chef prit alors son courage à deux mains, trempa hésitant l’index et le majeur dans la coque, en sortit une masse jaune-blanche qui y tenait à peine, fourra les deux doigts dans la bouche et… se figea, fermant lentement les yeux. Seulement sa mâchoire bougeait à peine, alors que les traits de son visage se détendaient. Owkendu flairait l’extase. Quoi qu’il en soit, la mâchoire arrêtée et l’extase passé, le kiagzu ouvrit les paupières, attrapa des deux mains l’œuf en avalant avide tout son contenu à larges gorgées. La suite se devine. Le géant reprit sa tâche, modifiée, en creusant de petits trous sur la plage pour en y disposer méthodiquement les œufs récoltés, tout en les recouvrant de sable afin de les cacher et les protéger ainsi de leurs géniteurs, mais des pillards aussi. Il faut dire qu’en ce temps-là de l’année, un jour entier sous le soleil de l’Équateur la température de l’air atteint sans problème 45°C, et celle du sable 55°, si ce n’est 60. Mère Nature avait ainsi offert à l’homme l’idée de l’œuf logiquement mou, moyennement cuit.
L’habitude de l’œuf à la coque d’albatros (ou de l’œuf d’albatros à la coque) devint vite la fierté du hameau, ensuite de l’archipel, pour s’établir au cours des temps comme une tradition propre à tout le Pacifique Sud. À l’époque de Socrate, Démocrite, Aristote et Alexandre le Grand, sur un atoll perdu au milieu de l’océan, à des milliers de lieues du “monde classique”, un indigène primitif découvrit donc un plat des plus exquis et simples à mijoter. Deux mille ans ont dû passer pour qu’un galion de la marine anglaise s’aventure dans ces eaux-là. Une fois l’équipage à terre, un garçon apprenti canonnier appelé Audley Jensen-Mol put distinguer des autochtones tenant entre leurs jambes de grands œufs un brin sales, blanchâtres. Ils puisaient dedans avec délice au moyen de cuillères en bois. Tout intrigué, il courut annoncer la nouvelle au premier canonnier, qui l’annonça au navigateur, qui l’apporta au capitaine. Ce fut le signal de départ pour l’expansion planétaire de l’œuf – de poule, de canard, d’oie, de pintade – à la coque.
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Si cette histoire a pu être racontée, c’est grâce au choix de cet Audley de prendre domicile sur l’atoll, prendre le nouveau nom de Nuniingvyu, prendre comme épouse Yingnazane et apprendre l’idiome local, ensuite à son assiduité de trouver l’origine de cette découverte. Tâche difficile dans un trou sans langue écrite, mais largement allégée par une mémoire orale collective prodigieuse. Son manuscrit, au départ confié en échange de gîte et nourriture à un baroudeur surnommé Le Pétard, échoué dans ce coin on ne sait pas quand et comment, passa ensuite de main en main pour être finalement récupéré par les Archives Nationales, où il a été possible de l’étudier pour dresser l’histoire de l’œuf à la coque.
La scie
Le siècle est IV (av. J.-C.). Aussi. Environ. L’endroit est plus au sud, soit dans la mer de Tasman, à distance plus ou mois égale de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et de la Nouvelle-Calédonie. C’est l’île Norfolk. Le découvreur est Wanakatchoubwe, encore un autochtone sauf qu’il est plongeur lui, plus âgé d’une fratrie de quatre. Son occupation est de pourvoir en nourriture marine sa famille – mère, un jeune frère et deux petites sœurs. Il a quinze ans, notre plongeur. Il a repris le métier de son père, happé il n’y a pas si longtemps par l’océan. C’est un jour des plus ordinaires. Avant de s’y lancer depuis un rocher qui s’avance dans les eaux, il se munit comme à son habitude de la dague en épine de requin et du filet en réseau d’algues translucides. L’eau est claire et la pêche bonne: il y fourre des poulpes, des crabes et des huitres. Il y en a bien assez pour toute la famille et même pour ses voisins. Wanakatchoubwe décide de prendre l’air. Mais, tout à coup, c’est la nuit qui vient d’un coup: une vaste obscurité s’installe par dessus sa tête. Il ne comprend rien. Trop peur pour remonter et vérifier, alors il reste immobile. L’ombre aussi. Mais bientôt l’air vient à manquer. Il essaie follement d’échapper au noir, mais le noir bouge avec lui. C’est l’effroi. Au point de couler, l’ombre s’éclipse soudain comme par magie et l’eau s’illumine. Avec ses dernières forces il s’écroule dans le sable, exsangue, le filet à côté.
L’affaire fait vite le tour du bled. Le lendemain, ils étaient trois à redescendre avec Wanakatchoubwe, et plus costauds que lui, armés à qui mieux mieux. Par chance, si on peut dire, l’ombre se pointa à nouveau dessus. Un instant d’effroi et ils s’élancèrent tous avec force et vitesse, qui avec ses pieux en roseau, qui avec son harpon en bambou, qui avec son poignard en silex et pour finir le garçon avec sa dague en épine de requin. C’est une marée de sang qui les couvrit aussitôt, dans un tapage qu’on aurait dit la saison des typhons. Ils eurent le plus grand mal à sortir de l’eau ce monstre qui, une fois traîné sur la plage, occupait la surface d’une hutte entière et pesait autant que la moitié des habitants du village. Des siècles après, un suédois lui donna un nom: Pristis Pristis. C’était un spécimen majeur de poisson-scie commun de la famille des raies de mer. Ainsi débute l’histoire de la scie égoïne.
Disons d’emblée que l’énorme éperon de la créature dépassait Wanakatchoubwe étendu sur la plage. Il n’en fallut pas trop pour que le village entier dépèce et mange l’animal. Sa viande était bonne. Mais surtout, son trophée fut vite séparé du corps et mis à lourde contribution. Adieu les radeaux chaotiques composés de vieux troncs d’arbres pourris abattus par les vents, les paillotes recouvertes de roseaux de toutes les longueurs, les lances sans fin en bambou qu’à peine homme pouvait tenir. Bonjour les clôtures parfaitement alignées, les bûches à jeter dans le feu, les radeaux parfaitement proportionnés. Le rostre du poisson fit donc tout ce travail à merveille. Mais à force d’accomplir sans relâche les tâches les plus variées, il perdit ses crocs, au point qu’à la longue, complètement édenté, il devint bon à rien, sauf pour séparer la chair. Et par le plus grand des malheurs, aucun autre spécimen, vieux ou jeune, ne se présenta depuis dans la zone. Que faire ?!…
Poussée par la détresse, jaillit de la tête d’Wanakatchoubwe – à présent jeune homme dans sa plénitude – l’idée qui allait lancer des occupations aussi diverses que la construction, la menuiserie, l’ébénisterie, la serrurerie, entre moult autres. Il prit l’éperon usé et, muni de sa dague affilée tel un rasoir, se mit à trancher dans la pointe vieillie du poisson, en ayant l’original comme modèle. Des coupes à intervalles réguliers, comme des dents en forme de notre lettre V, rapprochées, d’égales largeur et profondeur. Il en fit une cinquantaine sur chaque bord, opposées, une centaine au total. Lorsqu’il se présenta avec l’objet devant les vieux du village, ce fut d’abord la consternation, suivie du doute, et pour finir ce fut l’euphorie. Le reste est désormais connu. L’outil se répandit tout le long de la côte du Pacifique, puis il fut importé au Vieux (puis au Nouveau) Monde et, de là, il gagna la Terre entière.
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Taillée dans sa roche préférée, une effigie quelque peu naïve montrant le découvreur et un poisson-scie avec l’inscription en créole “Wanakatchoubwe POISSON SCIE ICI” put être vue très longtemps près de Point Hunter, sur la côte sud de l’île. C’était sans doute la révérence de ses contemporains – à l’homme tout comme à l’animal. Hélas, d’avoir été tant maltraitée par les vents, les vagues et les touristes, dernièrement on peut à peine la deviner. Sa légende en revanche, restée toujours vivante, a réussi à triompher des vents, des vagues et des touristes. Et du temps.
Le toast
La révélation de ce qui est devenu une authentique institution est un fait beaucoup plus récent. Longtemps objet de culte, aimé, adulé, vénéré, adoré, sujet de rituels initiatiques, offert comme trophée, le simple pain de blé bénéficie – avec le vin – d’un statut particulier dans l’existence de l’homme. L’événement eut lieu le 15 octobre de l’année 1066, au lendemain matin du combat qui se déroula près de la ville de Hastings, sur le littoral méridional de l’Angleterre. L’épisode était quelconque. L’alizé agitait les fleurs, les buissons et les feuilles des arbres. Les soldats de Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, prenaient du bon temps après avoir écrasé les Saxons et abattu leur roi. De grosses poches de vin bon marché circulaient, se vidant à grande vitesse, moitié sur les cottes de mailles. Loin des chevaux, des blessés, des estropiés et des mourants, l’euphorie, la faim et la soif se partageaient l’ambiance auprès de lits de braise d’où – sur des boucliers en fer, sacrifiés – des sangliers et des chevreuils charcutés levaient une odeur à faire tomber tout guerrier. Le pain, on l’a vu – précieux, était rare, ainsi était-il réservé à quelques nobles commandants. Et justement, il s’avère qu’à ce moment-là, Eustache II, comte de Boulogne, accompagné par son troupier chargé comme une mule, inspectait les Normands au repos. Les plus diverses denrées, aussi bien que des affaires courantes du comte, débordaient de cette large hotte que l’homme portait au dos. Du coup, les soldats se tournèrent vers leur chef. Au signal, il le saluèrent droits sur les jambes. Aucun ne remarqua donc le morceau de pain tombé de la besace sur le bouclier brûlant et sitôt renversé par un coup de vent. Derrière le conte, le troupier posa affolé la hotte, saisit la miche avec la pointe de l’épée mais horreur! – le pain était passé grisâtre. Brûlé, évidemment. De ses yeux bleus, le seigneur perça l’homme, qui tomba à terre en lui offrant l’épée, trophée cramé au bout. Les soldats fixaient pétrifiés leurs bottes. Eustache prit le fer en silence, l’air officiel, évalua un long moment le fragment terni, le renifla, le tourna, le retourna, le piqua, le toucha, et finit par le pincer discrètement du bout des dents. Un frisson traversa le groupe, mais le conte avait l’air d’apprécier la morce. Preuve: il prit une autre, puis une autre, mâchouillant les yeux plissés. Le climat se relâcha lorsqu’il baissa la pointe de l’épée au dessus du feu, trophée toujours en place, le tournant lentement de tous les côtés. Il n’attendit pas longtemps, releva son fer pour tenter une nouvelle pincette. Et une seconde. Le sieur semblait conquis et tel fut aussi le cas de son supérieur, Guillaume le Conquérant, qu’il conquit par une démonstration en grande pompe. En ce jour de gloire-là donc, l’armée des normands, tout en mettant la main sur des terres plus vastes que leur propre duché, découvrit l’expression suprême de cette denrée déjà culte: le pain de blé.

Pendant près d’un millénaire, les moyens et techniques pour le produire eurent le temps d’évoluer. Au départ se fut directement sur les tisons ardents qu’on y mettait des morceaux entiers. Puis un écuyer vif d’esprit jeta un caillou dans la braise et y rangea les bouts de pain. Des années plus tard vînt un forgeron saxon qui eut l’idée de remplacer la pierre par un fer plat. Ce procédé fut ensuite perfectionné en y posant dessus une rangée verticale de pierres plates ramassées dans les rivières. On fichait un morceau chaque deuxième pierre. Gain de temps et de qualité. Assez vite, les pierres furent supplantées par des fers, toujours plats, puis par des grilles tressées, qui se substituèrent aussi au fer de base, ce qui pour finir avait l’air d’une grande peigne, très lourde mais très pratique. Cet assemblage traversa les époques sans grands changements et il fallut attendre les années 1900 pour que – grâce à l’électricité – il puisse enregistrer l’avancée la plus spectaculaire. Le principe moderne du grille-pain universel était né et, avec lui, l’apogée du toast (voire du pain cramé) comme pur événement. Certes, les améliorations apportées depuis restent significatives, sans pour autant être révolutionnaires. Hormis d’avoir sorti et généralisé la version automatique bondissante, l’on s’est surtout occupé de ce qui peut être vu comme une norme: pain de mie, donc mou, carré, le côté entre 10 et 15 cm, par tranches épaisses de 0.8 à 1.2 cm, à base toujours de blé, mais également de seigle.
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Toast caviar dans une main, coupe de champagne dans l’autre, il sied donc de conclure le récit sur l’origine du toast en levant solennellement la coupe comme cela se doit lors de tout éloge, pour porter un toast en honneur de ce grand visionnaire que fut Eustache II, dit aussi Eustache aux longues moustaches, comte de Boulogne. La preuve de sa révélation est encadrée sous verre au Cabinet Royal d’estampes, dans la salle réservée aux manuscrits.
La colle
Rien ou presque du monde autour ne serait comme cela se voit et se pratique de nos jours si une fillette du nom de Zabel n’avait été surprise par un violent orage et ne cherchât à se réfugier dans un repaire d’abord, d’où elle fut vite chassée par les bestioles de la terre, et ensuite sous un arbre centenaire qui se tenait dessus. L’événement s’est passé à la même époque – qui pourrait s’appeler à juste titre “l’âge d’or de la découverte”, si ce n’est qu’il est l’an de disgrâce 1054 où l’Église de Christ se brisa en deux moitiés, dos à dos depuis. Avec son petit frère Poghos, 5 ans, Zabel, 12, était allée cueillir des bolets dans la forêt Dilijan, près de son bled du même nom, en Arménie du nord. Cet été-là, des torrents d’eau et des avalanches de glace avaient effrayé la région, tuant les truites du lac, les volailles des basse-cours et noyant les enclos des porcheries. La nuit était descendue en plein jour sur toute la nature, des éclairs ramenant le jour pendant un seul instant. Des tonnerres à faire tomber le ciel. Quelques gouttes d’eau à remplir une par une les godets. Tout portait à croire que les calamités étaient loin de s’arrêter. À raison, la fille devait trouver abri pour elle et son frère. Quelques instants après s’être tapis au pied de l’arbre, les rivières d’eau se mirent de nouveau à tomber. Malgré son âge, c’était un très haut, gros et dense conifère. Pourtant, les gouttes d’eau étaient encore plus denses que la masse d’aiguilles. Ainsi, bientôt la pluie l’emporta sur la défense verte. Pire, sur ce flanc de colline-là ça ruisselait de partout. Poghos par terre entre ses jambes sanglant affolé et trempé le panier d’osier rempli de champignons, Zabel dû reculer encore plus vers le tronc. Pas assez pour autant puisque vînt la grêle avec le vent. Les boules de glaces ne tombaient dès lors point verticalement, à la régulière, mais frappaient dans tous les sens. Il n’y avait donc plus qu’à se planter le dos au bois et tirer avec elle le petit frère qui pleurait.
Les deux enfants y passèrent un bon quart heure mouillés à l’os, barbouillés par la boue, paralysés par la peur et transis par le froid. Et puis, en un rien de temps, la tempête cessa, le jour se leva à nouveau et le soleil remplit toute la nature. Plus un seul bolet indemne dans le panier. Ils n’osaient pas imaginer que pour ce jour-là c’était bien fini. Encore effaré, Poghos se retourna vers sa grande sœur pour avoir confirmation. Elle lui sourit à peine et voulut le soulever. Las ! Pas question de bouger: l’arbre la serrait dans ses bras. Perplexe, Zabel essaya – en vain – d’échapper à la contrainte. “La forêt est notre amie, c’est un avertissement de ne pas s’en aller car le danger demeure” se dit-elle un instant. Mais le ciel était bleu et le soleil brillait. Encore un effort, stérile, et un autre stérile aussi: ses bras bougeaient, tandis que tout le reste de son corps restait attaché à l’arbre par sa longue robe, de même que ses cheveux. L’acharnement du bambin désespéré de la libérer, plus le sien, n’y changeait rien. Après moult essais affolés, ils se rendirent à l’évidence que la fille était prisonnière du tronc ami.
Et maintenant alors ? Entre détresse et raison, Zabel trouva les mots pour inciter Poghos à courir au village et chercher de l’aide. Dilijan était à deux heures de marche et une de fugue pour le petit qui s’en acquitta sans même y penser. Les yeux hors de tête, haletant, essoufflé, il raconta le malheur comme il put à ses père et mère qui crurent que leur fils avait vu le croque-mitaine mais finalement admirent que quelque chose ne tournait pourtant pas rond dans cette histoire et soulevèrent tout le village pour courir à la forêt. Une longue chaîne humaine et des efforts démesurés ne réussirent cependant rien d’autre que d’arracher la fille à ses vêtements, ce qui mit sitôt la foule dans l’embarras. Sa mère jetée à terre pour la couvrir, on dépêcha un coursier pour retourner à la maison et revenir avec des habits. Ainsi, une demi heure plus tard, Zabel était à nouveau en état, debout. La robe et une bonne partie de ses cheveux noirs pendaient toujours au tronc du sapin.
Des jours durant il en fallut plus d’un chaman pour se risquer – sans succès – à pénétrer le mystère du vêtement et des cheveux restés enlacés par l’arbre sans bras. À ce stade du récit il convient de préciser qu’il s’agissait d’un sapin (Abies cilicica) dont le tronc, les branches et les aiguilles suintaient une quantité étrangement élevée d’un liquide ambré. Au cours de leur essais, divers savants observèrent que pratiquement tout objet – glaive, botte, essieu – appliqué simplement mais franchement contre le tronc, y restait attaché. L’énigme travailla la collectivité jusqu’à ce que Hachik, esprit hardi, osa couper sec une petite branche dégoulinante et la jeta dans un chaudron avec de l’eau à bouillir. Peu après, l’eau et le liquide jaune – brûlants – étaient séparés net. L’homme versa l’eau d’un côté et le liquide jaune d’un autre, le laissant refroidir dans un pot de terre. Le soir, une espèce de pâte assez molle s’y trouvait. Hachik prit deux planches de bois, les badigeonna avec cette mélasse et les pressa ensemble. À l’aube, le plus costaud du village essaya de défaire l’assemblage. Ce ne fut que peine perdue.
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Sans être mage, chaman ou sorcier, Hachik fut un des premiers vrais chimistes. Pendant longtemps, l’occupation de la résine de sapin progressa dans la région du Tavush. Ainsi, les gens du coin furent les seuls à profiter de leur découverte dans la vie de tous les jours. La colle artisanale remplaça avantageusement cordes, clous et autres bricolages plus ou moins esthétiques, efficaces ou précis. Plus de sept siècles après, un émigré français au Nouveau Monde élabora le produit industriel que l’on connaît et utilise.
[26 juin 2022]
2 réponses
Superbe, drôle et instructif
décidément, monsieur est régulièrement trop bon !