Légende | A: vaste réunion d’États fédérés multi-ethniques |
B: vaste État multi-ethnique moins vaste que A | |
C: vaste État multi-ethnique beaucoup moins vaste que B | |
D: État autoritaire faiblement peuplé allié à B | |
E: Région autoproclamée république faisant partie de B | |
F: Puissant État voisin membre d’une alliance ennemie | |
U: société militaire privée | |
V: créateur de U | |
W: repreneur de U | |
X: ministre de la défense de B | |
Y: chef de l’état major des armées de B | |
Z: président de B |
Les faits burlesques de ces derniers jours m’ont inspiré un mot insolite que j’ai décidé de placer en titre de cet écrit: un hybride entre bouffonnerie et pantalonnade, termes qui en pratique sont synonymes, indiquant une farce pitoyable. Les équivalents pour le composer ne manquent pas – fumisterie, pitrerie, tartuferie – mais je suis resté sur l’idée initiale. Voici leur déroulement tel que je les vois, en laissant le lecteur identifier correctement les euphémismes, ce qui ne devrait pas être une tâche trop difficile.
Trente-deux ans en arrière, l’État A se défait en une quinzaine d’États distincts et plus ou moins indépendants de État A-mère, dont État B. Neuf ans en arrière a lieu l’annexion par cet État B d’un territoire appartenant depuis soixante ans à l’État C voisin, ce qui allume une situation d’animosité diplomatique, politique, sociale et militaire constante et réciproque entre ces deux États. Une force paramilitaire inconnue jusqu’alors s’affirme lors de cette attaque du côté de l’État B. Elle prend le nom de U, un auteur romantique allemand, et se fait connaître ensuite dans d’autres conflits ci et là. C’est un lieutenant-colonel des services spéciaux, citoyen V de l’État C, décoré par l’État B, qui créé pour l’occasion dite milice, partie d’un effectif estimé à 250 membres et formée de mercenaires dont une majorité d’anciens détenus. Les années la voient s’étoffer jusqu’à plus de 50ooo combattants.
Voici à présent l’acteur W, cette fois citoyen de l’État B, ancien détenu pour fraude et banditisme, également décoré par cet État, devenu milliardaire et accessoirement vieille accointance de Z, président de B. Quand et comment fait-il pour s’emparer de la société militaire créée par V n’est pas clair. De fait, à partir de là, son créateur tombe dans l’oubli et l’on s’habitue à parler de cette entité comme de la propre armée privée et active de W. En parallèle, durant le temps écoulé depuis, V et W sont frappés par des sanctions élaborées dans certains États dits démocratiques.
Seize mois en arrière, sans crier gare, l’armée de B main dans la main avec les formations de U, pénètre sur le territoire de C déclenchant ce qu’elle appelle une opération militaire spéciale qui fait des ravages dans les deux camps. Récemment, les forces de C, massivement appuyées par les renforts venant de certains États dits démocratiques, annoncent une vaste contre-offensive. Dans ces conditions et depuis plusieurs semaines, W multiplie ses critiques envers l’état major de B pour sa stratégie de guerre comme pour l’absence de support en matériel qu’elle est censée devoir à U. Son blâme s’adresse précisément à X et Y, à savoir le ministre de la défense et le chef de l’état major des armées de B, mais entre les lignes l’on peut facilement deviner des flèches qui pointent vers le régime autoritaire de Z.
Ainsi, 48 heures en arrière, tard le soir, hors de lui, W annonce que des obus de B avaient été tirés sur les camps d’entraînement de U tuant nombre de ses combattants. En réponse, il déclare vouloir supprimer X et Y puis, dans la foulée, libérer le peuple de B. Il indique lancer les troupes sur la capitale de B distante de 1300 km, vouloir aller jusqu’au bout voire jusqu’à la mort, et comme but ultime, pendre X et Y sur la grande place de la ville.
L’effectif de U présent sur le territoire de C se retourne et se met en marche forcée en direction de la capitale de B. Peu après il passe la frontière entre les deux pays. L’agence de presse d’État annonce des mesures de sécurité renforcées dans les principales villes situées sur le tracé annoncé. Entre temps, X se défend de ces accusations et le procureur général de B ouvre enquête envers W pour instigation à la guerre civile et mutinerie armée. Sur ce, l’État C dit affermir sa contre-offensive pour tirer profit de la provocation de W. Plongés dans l’incompréhension, les États dits démocratiques ou non suivent attentivement la situation, alors que la guerre entre les armées de B et C continue de plus belle.
Au milieu de la nuit, W révèle que ses forces ont abattu un hélicoptère militaire de l’État B, où les autorités locales appellent la population de rester à la maison. Du côté de U on signale que ses 25000 combattants sont prêts à mourir dans ce défi et que si tel était le cas, ils seraient remplacés sitôt par 25000 autres. À l’aube, depuis l’exil, un riche opposant à Z invite quiconque à rejoindre le bandit W pour faire tomber le bandit Z. Le maire de la capitale transmet sur les réseaux sociaux que des préparatifs antiterroristes y sont en cours. Ville après ville, l’avancée des unités rebelles semble inarrêtable au point que tôt le matin est diffusée l’information que Z parlera à la nation, tandis que le ministère de la défense promet la sécurité aux soldats de U se retirant de l’aventure criminelle engagée par leur chef. Bientôt, Z s’adresse à la nation parlant de trahison, de coup de poignard dans le dos, de menace mortelle et d’unité nationale. Sur un ton martial il insiste sur la punition des traîtres. La tension approche l’apogée et l’on commence à se poser des questions sur la capacité qui resterait encore à Z de maîtriser la situation.
Un après l’autre, les dignitaires du régime ainsi que le chef de l’Église apportent leur soutien au président pendant qu’à 600 km de la capitale des combats s’engagent entre l’armée régulière de C et les forces de U. À midi, W se dresse directement contre Z et l’accuse de se tromper lourdement en prenant les combattants de la milice pour des traîtres, lui compris. Il doute que le président ne soit dupé sur la réalité du front par les mêmes X et Y, qu’il accuse aussi, mais cette fois vertement, pour avoir envoyé à la mort des dizaines de milliers d’enfants du pays. Très vite sort et se propage le bruit que Z a quitté précipitamment son palais et s’est réfugié dans une de ses villas bien gardée par les troupes d’élite, mais la rumeur est aussitôt réfutée par son porte-parole.
L’après-midi commence par des gestes de soutien à Z venus de l’extérieur, d’abord de l’État D, éternel allié aux airs de vassal, ensuite du président de E qui envoie sans attendre des barbus armés dans les zones de tension, et enfin du président de F, lui même cible d’un putsch sept ans plus tôt. Cependant, vers le milieu de l’après-midi, U se trouve à 400 km du but, au moment où le ministère des Affaires étrangères informe les États dits démocratiques que «Nous mettons en garde contre toute tentative pour profiter de notre situation intérieure afin d’atteindre des objectifs hostiles. De telles tentatives seraient futiles. Tous les objectifs fixés par l’opération militaire spéciale seront atteints». N’empêche, le long du parcours désormais bien connu, les préparatifs s’intensifient. En parallèle, la propagande de l’État C envahi appelle les soldats de B à choisir leur camp, donc à la désobéissance militaire. Les États dits démocratiques finissent par déconseiller formellement à leurs citoyens tout déplacement vers ou dans l’État B. Moins de 24 heures après le début de la crise, la tension atteint l’apogée.
Puis, tout à coup, lorsque les troupes rebelles ne se trouvent plus qu’à 200 km de la capitale et que dès lors le monde entier est légitimement accroché au dénouement du conflit, pile à l’heure du téléjournal, on apprend que le président autocrate de l’État D a intercédé auprès de W en faveur de Z, et a surtout négocié l’arrêt des mouvements de U sur le territoire de l’État B ainsi que la désescalade des tensions, que W a acceptés pour éviter un bain de sang entre frères. Voilà, il n’a tenu qu’à ça.
Très vite, les colonnes de U se retournent sur leurs talons et 24 heures après entament la marche inverse vers le point de départ. À l’arrivée, ils sont tout de même acclamés par des habitants en liesse qui scandent le nom de la milice, font des photos et se prennent en selfies avec les rebelles. Quant à la fin de l’histoire, eh bien comme partie de l’accord, W doit semble-t-il s’installer dans l’État D, permettant du coup au procureur général d’abolir les charges contre lui et tous ses combattants.
*
Si dans quelque temps on lit ou relit cette bouffonnade sans y avoir touché entre temps, on peut s’attendre à ce que l’on pense qu’il s’agit d’une fiction parodique, ce qui n’est aucunement le cas. Voilà pourquoi je veux clore ce récit par un certain nombre de remarques et questions de base jetées en vrac, street & cash.
Qu’est-ce qu’exactement et en réalité que ce colossal foutage de gueule ? À voir le déroulement, je crois que même ses acteurs ne le savent pas très bien.
Comment expliquer qu’aucun des griefs de W n’a été démenti fermement durant la crise, alors que l’État B réprime le moindre avis contraire à la ligne du régime? Mystère… Mystère?
Pourquoi y avait-il besoin des combattants barbus de la soit-disant république autoproclamée E alors que l’État B est la deuxième puissance militaire mondiale? Et boule de gomme.
Comment comprendre l’évaporation totale de X et Y durant la crise comme le maintien dans leurs fonctions après? La raison est simple: le week-end. Et leur succession n’était pas à l’agenda de Z.
Comment croire qu’après 800 km (600 Km ? 1100 km ? – peu importe, les avis divergent) de marche forcée – d’accord, sans doute dans des camions – 25000 brutes sanguinaires (ce qu’un mercenaire doit être) font une pirouette de 180° sur un simple ordre sans sortir le moindre couic? Un seul mot: discipline.
Qui goberait la médiation rapide, efficace, propice et pacifique du président de l’État D qui se targue d’une réputation au niveau de la mer auprès des États dits démocratiques? Nous. Tous.
À l’heure du live tous azimuts, des nuées de satellites et de smartphones, comment expliquer l’absence quasi totale d’images montrant les colonnes de U, la riposte des forces régulières de l’État B et les mesures antiterroristes? Excellente question.
Comment qualifier quelqu’un qui hurle des propos tonitruants couteau entre les dents, dit vouloir pendre des généraux et aller jusqu’à la mort, et vingt heures après laisse tout tomber pour ne pas verser le sang de frères? Il ne l’avait peut-être pas prévu.
Serait-ce pour y prendre du bon temps qu’un multimilliardaire se retirerait dans un des pays les plus austères et fermés? Chiche!
Devrait-on – tel l’avis général – interpréter ce bras de fer, voire ce bras d’honneur que je continue d’appeler bouffonnade, comme le début de la fin de Z? Pas sûr. Dans un avenir pas si éloigné, je serais encore moins étonné d’apprendre que Z a reçu l’invitation de W pour officier comme parrain de son nouveau rejeton.
Et finalement: cui bono?
P.S. Tel qu’il a été ouvertement déclaré par les autorités des États dits démocratiques avec leurs diverses agences expertes de renseignements et eu égard leur réserve inhabituelle et constante durant les 24 heures de crise, il faut bien se rendre à l’évidence que le comment et le pourquoi de cette parodie ont échappé aux analystes stratégiques les plus rompus ce qui, encore une fois, fait la démonstration des limites souvent étonnantes de cette caste de fonctionnaires spécialisés grassement payés avec l’argent du contribuable. Car l’explication est évidente, simple et à la portée de tout un chacun, répondant du coup à la précédente avalanche d’interrogations. En réalité ce n’est donc pas si compliqué: même les grands hommes sont forcément d’abord des hommes avant d’être grands, et ce même s’ils ne le sont pas de par la taille. À n’en pas douter, W et Z sont de tels grands hommes, actifs en plus et chacun dans son secteur précis. Leur spécifique vient là où enlisés dans la routine – Z de passé vingt ans de pouvoir sans partage, W d’avoirs à ne plus savoir qu’en faire – chacun est peu à peu abattu par un ennui mortel, et la canicule du changement climatique n’aide pas. Alors, au lieu d’une Ne partie de paint-ball ou de chasse, les deux comparses s’arrangent en catimini pour s’offrir ce loisir bien plus excitant donc gratifiant. C.Q.F.D.
[25 juin 2023]