«Il y avait une fois un pays où les habitants étaient heureux et prospères, certains parce que riches d’argent, d’autres parce que riches d’enfants et d’autres encore parce que riches de travail. Les habitants de ce pays-là prenaient la vie du bon côté. N’ayant ni de vrais soucis ni des raisons d’être malheureux, ils vivaient dans la légèreté, cultivaient la terre qui leur donnait céréales, légumes et fruits, puisaient l’eau des sources, chassaient les animaux dans les champs et les forêts, pêchaient les poissons dans l’eau des lacs et des fleuves, élevaient les bêtes domestiques pour les abattre selon les besoins. Toutes les bonnes choses offertes par la nature ils s’en servaient pour s’habiller, se chausser, jouer, se parer, créer des objets, s’amuser, se soigner et plus encore. En un mot, ils prenaient beaucoup et rendaient peu en échange. Et c’est là que…
…un soir d’été, sur une route de campagne, un homme pressé écrasa par négligence sous les roues de son charriot un hérisson, le tua sur le coup et poursuivit son chemin sans s’arrêter. En réalité c’était une maman-hérissonne avec ses hérissonons, qui – bien fait pour eux – traînaient les pattes loin en arrière. Mais ça, cet homme ne le sut pas, de même qu’il n’entendit pas les petits criant leur désespoir à la vue de leur mère broyée à même la chaussée. En revanche, la forêt à droite et le pré à gauche entendirent aussitôt. Terre, arbres, sources, buissons, lacs, herbes, animaux, arbustes – ce fut comme si un courant géant de souffrance traversa l’espace dans un éclair, jusqu’aux oiseaux perchés dans les arbres, au point qu’on ne distinguait plus la douleur des petits orphelins. Ce fut une nuit de colère pour la création entière, et c’est au matin qu’elle se leva.
Il faudrait remonter très loin dans les temps, creuser jusqu’aux mythes anciens, pour retracer un soulèvement pareil, qui restait néanmoins à la mesure d’un monde alors méconnaissable en tout et dans lequel les hommes n’étaient qu’à leurs débuts. Voir se lever la nature ne saurait être rendu d’aucune manière: décrit par les mots, entonné par les chants ou dépeint en couleurs. Cette nature lourde de tant de viols et de servitudes mit la nuit entière pour rassembler les amertumes que lui apportèrent ses enfants – si nombreuses, terribles et diverses que les paroles ne pourraient exprimer. Ainsi, au lever du jour elle avait façonné l’arme ultime prête à frapper l’homme. Pas l’assassin de l’hérissonne – il ne fut que la goutte qui fit déborder le vase. Non, tous les hommes. Car la coupe s’était remplie avec le temps, et là elle était bien pleine.
Le jour arriva mais seulement pour les garde-temps. Personne n’aurait pu la séparer de la nuit. Les clochers perçaient le matelas de nuages qui couvrait la terre entière. Et il faisait si sombre et si froid, que l’on pouvait dire une histoire de loup-garou. Et des loups il y en avait en effet, et des meutes. Et toutes les bêtes de la nuit et du jour. Et du coup la terre craqua, se leva par endroits et laissa s’échapper ses bêtes à elle, avalant routes, maisons, voitures et hommes. Et les rivières se turent sec. En revanche, les arbustes, l’herbe, les arbres, les buissons, les fleurs se mirent à trembler en un fracas assourdissant de racines, de branches et de feuilles. Et en dernier, des nuées d’oiseaux criards piquèrent du ciel comme la pluie sur les villes et les villages pour achever ce qu’il en restait. Et pour finir vint la vraie pluie qui pour un temps ne partit plus.
Comme un magma lourd, lent et informe, surgirent alors du tréfonds des gouffres les spectres des animaux sacrifiés pour le plaisir des hommes, mélangés aux restes pourris des bois fauchés jusqu’à l’horizon. C’était une lave dense, noire et froide crachée de la gueule d’un volcan des ténèbres, s’écoulant, se répandant et mangeant la face de la terre de ces hommes-là. La nuit à nouveau tombée, il ne restait aucune lumière dans les rues et les maisons. Aspirées. Ces hommes-là qui avaient pu s’enfuir devant l’avancée inarrêtable de ce cauchemar visqueux avaient gagné la montagne en haillons, sans armes et bagages et ce qu’ils s’étaient appropriés durant leurs vies, se croyant à l’abri sur les hauteurs. Sauf que la montagne ne les voulait non plus, c’est pourquoi ils eurent droit à la plus effroyable des réceptions. Celle qu’ils méritaient à fond.
D’aucuns furent happés par des crevasses sans fin, d’autres furent dépecés par des éboulements de pierrailles, quelques-uns glissèrent sur les rochers en pleurs et se retrouvèrent en miettes au bas des falaises, certains servirent de repas aux fauves, certains autres enfin reçurent sur leurs têtes les sapins qui se sacrifièrent pour la cause. En réalité, il serait présomptueux et hasardeux de s’aventurer sur l’issue de cette révolte des enfants de la nature. Pris de court, le monde de ces hommes-là fut rayé d’un coup, alors que les animaux et leurs alliés vivants eurent aussi à pâtir dans ce choc colossal avec le peu mais redoutable qu’il fut resté à ces hommes-là pour résister et riposter – en principal le feu, vite éteint d’ailleurs, et encore une douzaine de lanceurs lourds, sans oublier la plupart des bêtes et des plantes avalées par le magma.
En fin de compte, ce sacrifice suprême fut le prix à payer pour que cette rébellion si juste, si primordiale, si attendue, si espérée, même que si mortelle, puisse finalement avoir lieu. Si ça avait été à refaire, ça l’aurait été, sauf que ce n’était plus nécessaire. Une fois les stigmates de la guerre effacés, les gouffres refermés, les champs nettoyés par les pluies puis séchés par le soleil, les bois reboisés, les bêtes et les oiseaux de retour dans les champs et les bois, les lacs et les rivières grouillant de poissons et – encore plus important – le monde de ces hommes-là effacé, l’harmonie et la paix furent rétablies. Puis, après un long repos, tout lentement, des hommes nouveaux venus d’ailleurs gagnèrent prudemment ces lieux et cette nature si éprouvée mais victorieuse. Sur quoi, a contrario des précédents, ils en firent aussitôt leurs camarades.»
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Plus qu’un exploit, retrouver ce récit – et encore que lisible et apparemment complet – lors des fouilles archéologique en cours à l’heure actuelle sur les hauts plateaux du Nayjbar Ghountarak, fut un coup de chance rare. Sa datation précise reste pourtant incertaine, entre les XVIème et XVIIIème siècles, mais c’est avant tout la localisation des événements qui intrigue au plus haut degré les spécialistes, sachant qu’autant le relief irrégulier que l’écosystème rudimentaire et par dessus tout le climat aride de la région ne correspondent en rien à celui de cette narration. Ainsi, identifier ce territoire-là sur la face de la Terre pour découvrir si des hommes, descendants ou non du nouveau peuple évoqué par le récit, vivent encore et toujours en totale et parfaite harmonie et communion avec la nature, est devenu leur première priorité.
[26 mai – 7 septembre 2023]