Sur les rives parisiennes de la Seine, l’obscur boulanger missionnaire espagnol José Fernando Lluis etc, etc… se retrouva donc sur les bras avec cette toile offerte par un jeune Scandinave inconnu. Il s’empressa de la glisser furtivement sous le manteau pour vite regagner l’hôtel et la rouler dans sa valise. Et ce n’est pas Marco, le sujet, qui objecta. Il la sortit les jours suivants pour la regarder avec lui, l’air entendu: c’était une vraie horreur. Ils s’accordèrent en revanche qu’elle exprimait on ne pouvait mieux la destinée dramatique du garçon: cet artiste avait miraculeusement saisi toute la souffrance qui avait jusqu’alors jalonné son destin. De retour à Burgos et terrorisé comme son fils par cette image, le boulanger l’enferma dans un cartable et l’enfila derrière une lourde armoire, où elle gagna durablement le droit à l’oubli.
Contrairement à Marco, José Fernando Lluis ne connut pas la fin de la monarchie puisqu’au mois de mars 1931, à l’âge de 84 ans, il chuta sur la glaise alors qu’il se promenait en solitaire dans la forêt de Fuentes Blancas tout en croquant une cuisse de poulet. Un éclat d’os avalé arrêta sa vie. Ce moment tragique renversa le destin du bâilleur qui se retrouva d’un coup livré à lui même. Par malheur, le vieil homme n’avait pensé le préparer à l’après-trépas. Choqué, le désormais quinquagénaire Quechua à la bouche ouverte perdit tout repère et tomba dans la déchéance, vivotant par la grâce des voisins. Cinq années passèrent ainsi puis, tout à coup, il ramassa son peu d’affaires, quitta la maison en pleine nuit et s’évanouit dans la ville. Sa trace fut perdue et on ne le revit plus. Une année plus tard éclata l’épouvantable Guerra Civil.
Déserte depuis le départ de Marco, la maison fut sitôt investie par les franquistes du brigadier Javier Miguel Felipe López qui y fit son quartier général pour la province de Burgos. Après avoir dératise, désinfecté, asséché et chauffé les lieux, la troupe aménagea les pièces selon ses besoins avec le mobilier restant, tout en le complétant avec divers équipements nécessaires. Dans le tapage dressé par l’installation, il fallut déplacer la lourde armoire pour fixer au mur la carte du pays. C’est là que le cartable tomba sec dans un nuage de poussière. Les soldats le filèrent à l’ordonnance qui l’ouvrit et vite le referma effrayé pour le présenter au général la minute d’après, garde à vous, tétanisé. Celui-ci jaunit, rougit, s’étrangla, prit son pot de rouge, feignit le jeter sur la toile et hurla hors de lui: “¡Que es esta mierda?! Quien la hizo? A la basura!”. [Note] “C’est quoi cette merde?! Qui l’a faite? Aux ordures!”[/Note]
Par miracle, dans un spasme d’audace insensé, l’ordonnance – replète – réussit à sauver du désastre la peinture en se jetant dessus de toute sa corpulence, ce qui lui valut un flot rouge dans les yeux et un beuglement de rage du brigadier qui le chassa aussitôt, son trésor avec. De fait, tout avait une explication. Brute épaisse, le général d’infanterie López était ancien maçon. Son esprit carré était réputé, sans l’ombre du doute dernier haut gradé espagnol susceptible d’aimer l’expressionnisme scandinave des années 1900 comme tout courant artistique suivant. A contrario, il se trouve que la jeune ordonnance, au civil frais diplômé de la Facultad de Bellas Artes de la Universidad de Madrid, était un grand admirateur de l’œuvre tourmentée de Munch dans son entier, dont il avait reconnu d’emblée non seulement le style, mais aussi la signature.
Le sort du tableau prit là une toute autre voie. Le grand-père maternel de Hugo l’ordonnance était Norvégien, arrivé en Galice un siècle plus tôt et fauché par la grippe. Hugo adorait cette Norvège qu’il avait visité l’été avec sa mère – les fjords, la nature, les hommes, le soleil. La guerre l’écœurait. Alors piqué par une sorte de furie vengeresse, il attrapa son sac le soir même, roula dedans la toile, prit la clé des champs direction Bilbao, puis Brest, ensuite cap vers le Nord avec comme guide la Providence. Comme Elle n’informe pas, peu s’est transmis quant à la suite de cette l’histoire. On sait seulement que vingt ans plus tard la peinture fut retrouvée par un gardien sous l’auvent d’entrée de la Galerie Nationale d’Oslo, intacte dans son cartable. Dans un coin était gribouillé au crayon: “Ça ne pouvait être peint que par un fou.”
P.S. L’épilogue du bâilleur finit ici. Resterait à savoir par qui, où, pourquoi et quand le tableau a été depuis rebaptisé “Le cri”.
[18 février 2024]
2 réponses
🤙
🙂