Tout fout le camp

Catégorie: Essais
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Plus de 43 ans déjà que j’ai choi­si de vivre en Suisse, à Lau­sanne. À l’époque les choses étaient bien dif­fé­rentes, mais depuis, une flo­pée d’acteurs de tous bords annoncent bâtir (ou veiller à) un monde meilleur, de sorte qu’avec le temps et la répé­ti­tion, ce syn­tagme est deve­nu une pure for­mule qui, elle, s’est enfin pra­ti­que­ment bana­li­sée. Alors sérieux: vrai­ment meilleur?! Voyons ça.

*

Tu es en train de rou­ler tran­quille­ment au volant de ta voi­ture lorsque devant, sur un trot­toir, à droite ou à gauche, un pié­ton se trouve jambe à peine levée à moins de 50 cm de la bor­dure, face à la route, avec l’intention plus ou moins mani­feste de la tra­ver­ser sur un pas­sage mar­qué, ou entre deux pas­sages, c’est à dire n’importe où, feu vert, jaune ou rouge pour lui, c’est égal. Gare si tu n’arrêtes net ta voi­ture sage­ment devant les bandes jaunes du pas­sage (s’il y en a), pour le lais­ser tra­ver­ser, même si un îlot de repos est pré­vu entre les deux voies. Gare encore si tu ne t’arrêtes qu’en catas­trophe en “mor­dant” ces bandes quelques cen­ti­mètres (si elles existent). Si par chance un poli­cier vigi­lant ne t’aura pas déjà sif­flé, tu devras de toute façon encais­ser le regard de feu, impi­toyable, du pié­ton outré, en plus de ses plus variées injures.

De même, sur un trot­toir, à droite ou à gauche, devant ta voi­ture qui roule, un pié­ton se tient raide à moins de 50 cm de la bor­dure, face ou non à la route. Lui, il sait (ou non) qu’il ne fait que regar­der quelque chose, n’importe quoi, ou qu’il tapote sur son télé­phone. Mais toi, au volant, ça tu ne le sais pas. Obsé­dé de ne pas tom­ber dans le cas d’avant, d’abord tu ralen­tis, ensuite tu freines et enfin tu t’arrêtes. Deux ou trois secondes et autant de klaxons der­rière plus tard, tu redé­marres, à l’étonnement du pié­ton tou­jours figé ou qui ne t’aura peut-être même pas remarqué.

Et encore, peu importe si un pié­ton s’engage pour tra­ver­ser la route com­plè­te­ment à l’aveugle, sur un pas­sage mar­qué, ou entre deux pas­sages, c’est à dire n’importe où, feu vert, jaune ou rouge pour lui, les yeux col­lés sur le télé­phone por­table ou, en plus et encore mieux, écou­teurs dans les oreilles, et peu importe si, ayant gagné le trot­toir de vis-à-vis en traî­nant les pieds tout absor­bé qu’il est dans son télé­phone, il ne fait de la main aucun signe de cour­toi­sie ou, encore mieux, qu’il ait remar­qué ton arrêt: c’est toi au volant et c’est encore toi l’imbécile qui doit res­pec­ter ses droits.

Com­ment expli­quer qu’à la Place de la Gare, qui était déjà encom­brée par de mul­tiples sta­tions de bus et de taxis aux­quelles s’ajoutait une poi­gnée de places de sta­tion­ne­ment pour 15 minutes maxi­mum des­ti­nées à char­ger et à déchar­ger les voi­tures, les édiles ont jugé que le moment était venu d’enlever jusqu’à la toute der­nière telle place et tout restruc­tu­rer afin d’installer – en été – une plage arti­fi­cielle avec sable et arbustes plan­tés par­tout dans de gros bacs en bois et – en hiver – une pati­noire arti­fi­cielle? On peut faci­le­ment ima­gi­ner le voya­geur qui, l’été, des­cend vite du train, sort de la gare, se met en tenue de plage et pro­fite d’un rare moment de soleil sur une chaise-longue avant de gagner la mai­son ou une confé­rence. Et tant pis s’il fait déjà nuit. Ou alors le voya­geur qui, l’hiver, des­cend vite du train, sort de la gare, enfile ses patins, s’offre un moment de détente sur la glace du pati­noire avant de cher­cher sa voi­ture de loca­tion ou prendre le bus.

Au rayon de l’extravagance urbaine se remarque aus­si ce trai­te­ment par­ti­cu­liè­re­ment inno­vant réser­vé en plein centre-ville à une courte por­tion du long axe prin­ci­pal est-ouest de l’agglomération, où sur une soixan­taine de mètres a été amé­na­gée à peine une dizaine de places de sta­tion­ne­ment pour voi­tures au milieu et le long de la chaus­sée, sans pré­ci­sions si elles sont acces­sibles depuis l’est ou depuis l’ouest ou depuis l’est et l’ouest, si elles sont payantes ou non, si le temps de sta­tion­ne­ment est limi­té et, si oui, à com­bien de minutes ou de heures, et sans se sou­cier de com­ment fera le chauf­feur quit­tant sa voi­ture par­quée à cet endroit-là, au milieu du tra­fic, pour atteindre en toute sécu­ri­té un trot­toir ou l’autre en l’absence de tout pas­sage pré­vu à cet effet. Sans oublier l’embellissement de la Place de la Sal­laz avec trois gran­dioses paral­lé­lé­pi­pèdes en plaques per­fo­rées de fer rouillé qu’on dirait récu­pé­ré de l’épave du Tita­nic, ton fécales, dont deux impre­nables, appa­rem­ment sans autre rôle sauf celui déco­ra­tif, à part s’ils sont l’expression inédite de la ves­pa­sienne urbaine. Quel bon­heur donc de pou­voir à leur vue se poser (pour cer­tains jour après jour, pour d’autres à l’occasion) la ques­tion cor­né­lienne “Mais quel édile a donc pu deman­der ou vali­der de telles abjections?”

Pour le contri­buable, la paix sonore et la sécu­ri­té en géné­ral sont pri­mor­diales, c’est la rai­son pour laquelle cet aspect est petit à petit deve­nu le sujet prin­ci­pal de pré­oc­cu­pa­tion des édiles. Preuves les camé­ras de sur­veillance his­sées à peu près par­tout, les radars qui ne par­donnent rien au delà d’un dépas­se­ment de vitesse de quelques pour-cent, les pan­neaux qui ont pro­li­fé­ré comme la pan­dé­mie aver­tis­sant en grosses lettres lumi­neuses et cli­gno­tantes soit la vitesse ins­tan­ta­née (avec quelques km/h en sur­plus, pour la bonne cause) soit le mot BRUIT même si vous y pas­sez devant en voi­ture élec­trique, des feux qui tournent au rouge pour les véhi­cules sans qu’aucun pié­ton ne se pré­sente à l’horizon, les “gen­darmes cou­chés” dis­sé­mi­nés là où on s’attend le moins, par­fois tous les 50 m et par­fois tel­le­ment hauts qu’il convient de les fran­chir à 10 km/h pour évi­ter soit des secousses trop vio­lentes soit de raser le des­sous de la voi­ture, les blocs de béton et autres chi­canes qui vous obligent à zig­za­guer en ralen­tis­sant, sans oublier les arrêts de bus ins­tal­lés 5 m devant un pas­sage à pié­tons pour­vu d’un îlot entre les voies, afin que les voi­tures arrê­tées der­rière ne puissent sur­tout pas contour­ner le bus durant son arrêt et doivent donc attendre. En conclu­sion, tout cela est bon, car on ne fera jamais preuve d’assez de pré­cau­tion par rap­port aux migrants, aux étran­gers en géné­ral, aux tou­ristes et à nous mêmes. Cet ensemble de mesures for­te­ment limi­ta­tives quant au com­por­te­ment rou­tier a aus­si un autre impact oppo­sé et béné­fique, per­met­tant le déploie­ment ful­gu­rant de véhi­cules rele­vant des ser­vices d’ambulance, polices diverses et pom­piers, qui peuvent ain­si se faire vive­ment entendre à la ronde au moyen de sirènes qui crèvent les tym­pans même si la route est dégagée.

[…]

[20 février 2024]

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2 réponses

  1. Ah, t’a quand meme oublie les sirenes d’ambulance au beau milieu de la nuit, pro­ba­ble­ment pour les chats de la rue; et a-t-on renonce a la limi­ta­tion de vitesse a 30 km/h annon­cee ce prin­temps de 22 heures a 6 heures du matin?…Il parait que les ediles, euro­peens en tout cas, se sont accordes ( sous la baguette de qui?…) a trans­for­mer les villes en agglo­me­ra­tions de pie­tons – pour notre bien, bien-sur! https://www.gandul.ro/actualitate/cele-16-orase-din-romania-care-vor-sa-elimine-carnea-lactatele-si-masinile-20044335

    1. Les sirènes des ambu­lances ça existe depuis tou­jours. Un infarc­tus peut venir à tout moment.
      Et quand je vois que TOUT Paris roule à 30 km/h 365/24/7 je me dis qu’il y a quand même pire.

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