…Le prix est lourd, cher. Plus d’un an après ce chambardement unique entre tous, les extravagances de l’autocrate commencent furtivement à prendre le dessus, grignotant l’euphorie générale de ses sujets qui s’essouffle comme une piètre peau de baudruche. La nouvelle autorité amorce le processus en élaborant un système qu’elle appelle “innovant et créatif”, fondé sans exception sur la stimulation. De l’effort à l’obéissance, de l’initiative à la délation, du courage à l’intégration – tout devient sujet à récompense. Et nourri par les avoirs sans cesse plus copieux venant d’Edrich, le système paye. Car tout se paye, jusqu’à faire poindre la méfiance.
La liste de ces fantaisies est longue, l’éventail large et l’impact profond et sournois. L’histoire du pays débute le jour de l’achat; éducation et union deviennent libres et à option, ce qui les abolit de fait; les seules couleurs admises sont le gris et le vert – hanté par une agression, Edrich veut fusionner paysages naturel et bâti; les aliments sont hiérarchisés, lipides et glucides en fin de liste – Edrich déteste les obèses; l’entière vie du pays se déroule sur 12 heures, 7-19, Edrich est un lève-tôt et un couche-tôt; la monnaie devient le yot, le papier gris-vert est muni de son visage; l’anglais est langue unique et les plus de 1.90m sont les premiers promus.
Une fois le système avéré efficace et bien installé, l’autorité passe à l’étape suivante: la protection absolue de son Tui, habité par le spectre constant d’un attentat à sa vie, bref obsédé par la mort. On recense d’abord les nains mâles entre 1.25m et 1.45m. On active et finance à gogo la Section de recherches organiques fondamentales (SROF) de l’Institut de bio-sciences (IBS) à Litaqébo – la capitale. Les efforts portent autant sur le rajeunissement forcé superficiel que sur son pendant, le vieillissement. C’est l’’industrie pétrolière qui fournit les subsides massifs accordés aux élus, soit 1 million de yots par tête. Cette deuxième étape prend fin neuf mois plus tard.
Un bloc compact de 2163 pseudo-edrich aisés de 42 ans, état civil modifié, est pour ainsi dire “relâché dans la nature” à l’échéance. L’ADN manipulé par le clonage et la génétique intracellulaire les rend parfaitement identiques à l’Edrich de base. Le volet insensé et compulsif en moins. Le germe est néanmoins là. Le plus important pour l’Edrich originel reste que cet artifice d’envergure lui permet enfin de sortir de sa retraite pour se promener à loisir au milieu de son peuple, qui le salue avec le respect dû, comme d’ailleurs il le fait pour chacun de ses clones. N’empêche, peu à peu il y a comme une gêne diffuse qui gagne la rue et la campagne. Le malaise couve.
Lorsque deux ans plus tard le carreleur Edrich 817 se tue dans un rodéo en voiture, ses funérailles – nationales – concluent un cortège funèbre d’une heure à travers les avenues de la capitale. Deux mille edrichs et tout autant de marausaines et de marausains s’inclinent en silence au passage du char vert, ouvert. 44 salves de canon font vibrer les fenêtres. L’edrich 16 prononce l’oraison funèbre. Flanqué par deux gardes d’honneur d’edrichs triés sur le volet, le mausolée inauguré la veille à la hâte reçoit sa première dépouille. Un deuil national de trois jours clôt l’événement. Par la suite, le même triste cérémonial est repris lors de chaque nouveau décès d’un edrich.
Heureusement pour Edrich, appelé désormais le Grand par ses proches dans l’intimité, le processus initial de création élaboré et initié par la SROF de l’IBS est amélioré et accéléré avec le temps pour s’installer dans l’économie du pays comme volet important du secteur biostriel. La densité des edrichs ne fait qu’augmenter. Il y a toujours plus d’apport d’edrichs que de perte. Six ans après la première volée, leur poids d’environ 10% de la population est non négligeable. Pourtant c’est moins par le nombre et plus par l’influence politique et sociale qu’ils deviennent prépondérants. À présent ils sont synonymes de loi et d’ordre, et par là de progrès.
De l’autre côté il y a les “géants” de 1.90m et plus, qui prolifèrent aussi, mais par une procédure subtile de sélection génomique en amont. À l’âge préscolaire, leur taille dépasse déjà celle des edrichs adultes. Quand ils arrivent à la maturité, le système les guide avec adresse vers certains domaines-clé de la société, soit favorisant leur études, soit les plaçant dans le tissu économique, si ce n’est encore directement par des soutiens financiers ouverts. Ou comme les 12 balèzes de 20 ans et de 2 m, experts dans le total combat, promus à la GPR – la garde prétorienne rapprochée – d’Edrich le Grand. Les projections les donnent à près de 15% et à Marau ce chiffre compte.
Avec environ un quart de la population totale du pays – enfants et séniors compris – regroupé dans ces deux formations compactes, solides et bien définies, le restant de 75% fait pâle figure, éparpillé qu’il est en moult catégories aussi diverses que hétérogènes. Et c’est peut-être pour cette raison et bien là qu’il faut chercher la source du malaise. Dans une société si stratifiée, sinon polarisée, c’est dans la couche qui s’estime délaissée et lésée – fut-elle dominante par le nombre – que jaillit l’étincelle. Ci on aperçoit une blouse jaune, là un toit en tuiles rouges, on se passe des gâteaux sous la main, une travaille la nuit, un prêtre bénit un mariage. On appelle ça fronde.
Mais le système a ses moyens d’anticipation sortant du travail d’intelligence mené en secret par ses organes de renseignement. Vient donc le moment opportun pour lancer la troisième étape. Elle est radicale. Edrich le Grand s’empare de la situation. Après analyse, il décide de scinder ces 75% qui posent problème en trois tiers distincts. D’abord il y a la catégorie A instrumentalisée dans la conformité au système. Vient la B, dont le non-conformisme est attisé habilement. Et entre ces deux-là, tel un arbitre, quelque part au milieu du terrain de jeu, sont placés ceux de la catégorie C: les indécis, les neutres, les sans opinion et les faiseurs de paix.
Les moyens d’action pour construire et modeler ces catégories sont ajustés selon les particularités de chacune d’entre elles. La catégorie A compte ceux déjà recensés comme dociles. Ils sont séduits à coups de promotions, de stimulants et d’incitations au mouchardage des séditieux regroupés dans la catégorie opposée et des agissements auxquels ils se livrent. L’arsenal utilisé pour la catégorie B affiche l’infiltration, la diffusion de renseignements fictifs et, à l’occasion, le sabotage coordonné de certains objectifs mineurs. Enfin, la catégorie C est vue comme une sorte d’espace tampon utile plutôt comme caisse de résonance des deux autres.
Profitant du repère majeur occasionné par le jubilé des 60 ans d’Edrich le Grand, le Tui dresse ses comptes. Et s’en réjouit: en si peu de temps il voit la base des edrichs consolidée et stabilisée à 12% et le corps des “géants” à 18%. En parallèle, le lot de la classe A est porté à 30%, celui de la classe B ramené à 15% et la classe C légèrement baissée à 20%. Sous ces auspices, il faut dire que les 5% restants perdent de l’importance, alors que le ¾ de ce quota compte des gens qui de fait n’ont jamais fait usage de leurs rôles civiques et, ce faisant, se sont quasi auto-exclus de la vie du pays. Et c’est l’imprudence qu’Edrich le Grand aurait mieux fait d’éviter.
Être arrivé à façonner toutes les catégories de la société à sa manière et tout ceci en simultané est un exploit en soi, se dit-il. Eh bien, il n’est pas suffisant pour bétonner à vie son confort et sa domination. Le ver ronge le fruit si savamment élaboré. C’est ce fichu 1.25% de la population qui se soustrait à toute catégorie. Il n’a jamais été aussi actif. Dotés de facultés peu communes, ce sont les irréductibles ayant pu passer pour des indécis mais qui en fait constituent un danger létal pour le système. Une poignée de gens, à peine quelques milliers, mais avec un cran fou à forcer le pari absurde de casser l’œuvre du Toi pour détruire son régime.
C’est à partir de ce constat que l’intégralité du volet compulsif et insensé d’Edrich se déploie dans toute son effroyable étendue, nourri par le travail sournois de ses organes de renseignement: il s’agit de l’ultime étape quatre, à laquelle il ne pensait pas arriver. Elle commence avec la distorsion des facteurs climatiques, suite à l’augmentation ponctuelle de l’induction magnétique créant ainsi un état local de hypermatière noire densifiée. Résultat: des sauts de 80°C et de 10 bars entre le jour et la nuit et d’un jour à l’autre. Effet: désordre physiologique général dont n’échappe que le petit groupe chargé de l’affaire, doté – lui – des équipements adéquats.
L’étape quatre s’amplifie à travers les avancées enregistrées au Département d’études pathogènes (DEP) de l’IBS qui déverse par l’air, par l’eau et par vagues périodiques des bacilles pyocyaniques (Pseudomonas aeruginosa), bactérie sinistre si elle en est, surtout si dirigée vers des organismes déjà gravement affaiblis. La réussite est au rendez-vous, car le taux de mortalité directe par infection atteint environ 60% de la population, un autre 25% se suicide à la vue de l’hécatombe autour, alors que les 15% restants, malgré tout résistants physiquement et psychiquement à cette infamie, fuient le pays. Le Tui de Marau serait-il devenu roi d’un lieu vide ? Non.
Du haut de ses 1.15m (assis sur son trône lifté à 2.50m au dessus du sol), Edrich le Grand jubile: c’est qu’il a plus d’une corde à son arc. Depuis des années et – par précaution – dans le plus total des secrets, une équipe isolée de la SROF versée dans la transgénèse s’occupe à tourner dans les deux sens des cafards en abeilles, des escargots en sardines, des lézards en pigeons, des rats en lapins et des blaireaux en macaques. Depuis le début de la troisième étape et confirmés par leurs résultats, il sont passés à la transformation anthropomorphique des primates, de sorte qu’au moment de la vidange de population, ils disposent du produit de substitution.
Le tour de la dernière phase de la quatrième étape se produit et c’est un triomphe. En quelques mois à peine, Edrich le Grand réussit le grand chelem: mettre à l’abri sa vaste famille expatriée, se délester de tout danger intérieur réel ou fictif, et par l’ardeur de ses scientifiques – les nouveaux millionnaires – remplacer avec succès femmes et hommes d’âges, origines, couleurs, croyances, capacités, pensées et intentions diverses avec tout autant d’EGM (êtres génétiquement modifiés), qu’il ne peut décemment appeler personnes ou individus, mais robots ou cyborgs non plus, ce qui l’amène au seul “choix” réel: leur identité sera le numéro d’ordre.
De 1 à N (il faut savoir qu’avec les années, la population s’était multipliée, mais qu’après le grand remplacement les scientifiques s’étaient aussi expatriés) travaille en permanence, n’est pas payé, n’a pas de famille ni d’amis, ne prend pas de vacances, n’a pas d’opinions, exécute tel quel les instructions du Toi et ne vote pas. Quant à Edrich le Grand, il chasse le souvenir du maudit jour où il avait pensé ôter sa vie alors qu’arrivé à l’âge de la retraite (mais quelle retraite ?!…) il est le seul et absolu souverain d’une partie du monde qu’il détient en totalité, y compris la vie des êtres. Sur ces entrefaites il peut se coucher serein du long de ses 2m30. Oui.
Oui, car suite aux résultats brillants obtenus par ses chercheurs lors des précédentes conversions, il n’a pu empêcher la tentation de s’adonner lui même à ce genre de métamorphose en se faisant transférer les gênes d’un grizzli de la région, 2m70 debout sur ses pattes. Taille doublée, poids quintuplé, force décuplée, c’est vrai que la poilure et les dents ont eux aussi beaucoup augmenté, tout autant que la voix et la démarche ont changé, mais peu importe: le Toi de Marau n’a plus des comptes à rendre à qui que ce soit. Il passe donc le restant de ses jours dans son pays et dans la paix sans limites qu’il s’est efforcé d’obtenir, avec succès, toute sa vie.
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Ce récit est une fable si ce détail n’était pas évident, et si tel est aussi son second degré, eh bien elle s’inspire de la réalité actuelle.
[30 juin 2023]