Reclus sur l’île aux Ours1
Le temps de plusieurs whiskys, les révélations du justicier remontent au plus haut niveau de l’État. Une réunion du cabinet est organisée en fin d’après-midi. On rembobine le film des événements, on réécoute son témoignage, on retrace le parcours de la poursuite, on refait les calculs et les comptes, on repense la stratégie et on se replace. À minuit passé, la nouvelle position officielle du gouvernement est entérinée. Il n’en reste pas moins que l’auteur – direct ou indirect – du forfait s’en tire avec un blâme sévère. Tous comptes faits, le prix à payer par le pays reste très lourd, que ce soit en termes d’image, de crédibilité ou de relations internationales. Le mal est fait, il est profond et vraisemblablement durable. Dans le langage euphémique de tous les jours il est courant d’appeler cela «trouver un bouc émissaire»: le lendemain, l’homme reçoit ordre rien que de s’effacer pendant quelque temps, garder profil bas, déposer arsenal et plaque.
Les mois passent. L’affaire s’émousse, puis tombe dans l’oubli collectif à l’heure où une menace d’une autre envergure et d’une autre complexité se précise. Dans sa retraite sur l’île aux Ours, le protagoniste de l’aventure milanaise ronge son frein. Par quelques informateurs internes restés fidèles, il est au courant des difficultés rencontrées par son département à trouver une solution définitive adéquate. Son heure est venue se dit-il, et retournant impromptu au travail, le revoilà assis devant son chef. «Je vous croyais à l’abri.» «J’y ressors.» «Puis-je savoir pourquoi? On ne vous a pas autorisé.» «Je sais bien…» «…» «…mais vous savez aussi que je suis l’homme de la situation.» «…» Silence. «Situation?» Le “retraité” sourit et dessine une forme dans l’air avec l’index. «!!!» Silence. Ses lèvres miment un mot. «Vous n’êtes pas sérieux… Après tout ce qui s’est pas…» Sur quoi les nerfs lâchent un peu. «Eh bien qu’est-ce qui s’est passé, qu’est-ce qui s’est passé? Je vais vous dire, moi, ce qui s’est passé. Depuis des mois je suis comme mort, traité comme si j’étais pestiféré, volatilisé. Je vis reclus, surveillé par des pingouins et des phoques. Et pourquoi? Parce que j’encaisse à tort une espèce de punition à ce qu’on m’a dit, d’accord?» «…» «Ce n’est pas une première pour le département – et pour vous même en passant – de défiler avec les lauriers d’opérations que je mène et conclus pratiquement seul. Voilà ce qui se passe.» «Écoutez, il.…» «Je n’ai pas terminé. Donc pour revenir, dans ce cas vous savez trop bien que vous n’avez point d’éléments capables de liquider une telle affaire qui a toutes les chances de nous péter à tous et bientôt à la gueule, correct?» «…» «Évidemment, à moins que vous n’ayez trouvé hier matin votre rara avis,2 pendant que je me les gelais et j’alimentais les mouettes. J’ai fini.» «Écoutez, il n’est pas question de reprendre du service… pour l’instant… enfin, pour un certain temps encore… D’ailleurs je viens justement d’en parler au directeur, on a aussi évoqué votre cas, c’est non… c’est sans appel… on verra… on trouvera une solution.» Silence encore. Sans crier gare, le reclus se lève pour sortir. «Où allez vous comme ça?!» L’autre, de dos: «Prendre une douche.» Et il sort.
Au fait, ce ne sont pas tant les soins du corps qui le préoccupent. Il passe au stade du forcing et se fait éconduire partout: «le Premier ministre est en voyage privé avec des hommes d’affaires», «le Secrétaire à la Défense a eu un léger malaise, il récupère», le Secrétaire adjoint vient d’être remplacé, donc inutile de s’énerver avec le nouveau, qui forcément doit tomber des nues, «le Conseiller à la Sécurité est en conférence prolongée avec ses homologues», «le Ministre de l’Intérieur et le Directeur des services de renseignements assistent aux manœuvres conjointes de leurs troupes», et enfin «le Chef des opérations spéciales est indisponible, il est très, très occupé, désolée».
On n’est pas de la dernière pluie lorsqu’on pratique dans un tel domaine, à fortiori si l’on compte une certaine ancienneté. À quelques centaines de mètres seulement du lieu de travail, se trouve ce qu’il appelle la caverne d’Ali Baba, qu’il a minutieusement créée avec le temps. Cet antre nébuleux n’est pas seulement un dépôt qui recueille tout ce que l’on peut imaginer en termes de matériel de surveillance, de désinformation, d’interception, d’armement tactique, de leurres, etc. Il fonctionne surtout comme point de rassemblement pour une poignée de clandestins irréductibles: le meilleur faussaire du pays est le boulanger du coin, le spécialiste en cryptographie tient une galerie d’art, l’armurier est un retraité, ancien préposé aux impôts, l’homme des communications est en réalité une femme, pharmacienne diplômée. Si chacun est disponible, leur réunion a lieu généralement sous l’heure. C’est le cas. Il en faut encore quarante-huit à l’équipe pour obtenir la totalité de l’attirail nécessaire. Quand au topo de l’affaire et au contact avec la base, les informateurs loyaux s’en chargent, comme à l’habitude.
Au-delà des légendes et des frivolités folkloriques, n’importe quel espion reste toujours un homme, d’une constitution physique et psychique certes plus poussée, plus solide, mais un homme quand même, avec ses points forts et ses faiblesses, ses qualités et ses défauts. Peut-être aussi, dans une moindre mesure, avec ses aspirations, ses remords, ses incertitudes. Et en tous les cas son passé qui, dans des moments comme celui-ci, revient. Avant de se lancer, pour un bref moment l’espion est juste un homme ordinaire. Retour en arrière.
Devenir ∞8
Tout a commencé le jour où les Blonde – papa Ami et maman Ima – déjà comblés, ont vécu un nouvel instant d’émotion lorsqu’ils ont pu s’assurer que la chevelure de leur Jacques chéri allait rester à jamais blonde. Et blond, joyeux et vivace – quoiqu’assez retenu – le petit resta son enfance durant. Hélas! alors que le garçon quittait le bas âge, les parents furent emportés en un éclair par le tsunami ‘Alice’ sur la plage de l’Algue Rêche au Chili. Ce fut finalement le vieil oncle Charles – ancien légionnaire, homme à tout avoir fait, renfermé et dur à cuire – qui façonna son éducation beaucoup plus que l’école.
De collèges en internats et en universités, Jacques Blonde arriva au Portugal puis en Suède, où il se forma aux sciences de la vie avec comme à côté une maîtrise en latin-grec. C’était à présent un jeune homme charmant et stylé, pince sans rire cultivé, avec – c’est vrai – un certain faible pour les jupons, mais particulièrement déterminé. À l’opposé de W, un type plat, sec, carré, sorti droit de l’Académie de police, qui le remarqua lors d’une cosmopolite soirée portes ouvertes organisée par les anciens étudiants de Göteborg. Cet inhabituel voisinage de contraires fut clairement fertile puisqu’à peine un mois après Jacques était officiellement reçu au SABRE.3 Dès lors, tout s’enchaîna: yoga, danse, cryptage, arts martiaux, hébreux, chinois, hindou, arabe, espagnol, russe, finances, tir, procédés d’anamorphose et de survie en milieu hostile, gastronomie, pilotage, anthropologie, histoire, jeux, parapsychologie, anatomie. Il brillait en tout. Un an plus tard il était prêt pour sa carrière d’exception.
Le Service était omniprésent et inexistant, sorte d’abstraction ubique. C’était juste une entité. Son simple nom était craint. Structure, moyens, histoire – mystère! Aussi bien pour W, son présumé chef, que pour ses membres. Que dire alors du public?… Le rituel de communication était inflexible et inviolable. Il n’existait qu’une finalité certaine, absolue: le salut de la patrie et – par extension – de l’humanité. Au Service, on n’avait pas de famille, on n’était pas marié mais on était bien payé et d’habitude on disparaissait assez vite dans l’inconnu, car entre putsch téléguidés, fous internationaux liquidés et structures occultes détruites, le pronostic vital – souvent engagé – des “acteurs”4 se transformait la plupart du temps en éloge funèbre. Pour le choix des méthodes et pour atteindre ses buts, le Service disposait d’une liberté d’appréciation et d’action totale, comme d’ailleurs chacun de ses membres, au bénéfice permanent d’un permis de tuer. Une opération achevée supposait impérativement un objectif atteint à cent pour cent et aucune limite de temps, de coût ou de toute autre nature ne pouvait faire obstacle à cet implacable diktat.
Au sortir de son année de préparation, Jacques était un homme de vingt-cinq ans métamorphosé, excepté son humour cru, resté intact. La preuve: lors de la cérémonie finale qui avait eu lieu dans la cour d’honneur du centre de formation, à l’instant solennel où il venait de recevoir de W son Glock 175 fabrication spéciale en téflon-titane, une grosse mouche insolente se promenait sur le bord d’un verre de vin de la table de collation. La suite fait partie de la légende du Service: intrigué, le temps d’éclaircir sa voix, Jacques se retourna, chargea, visa à 30 m et la balle scia les ailes de l’insecte. Sur ce point les avis divergent, car certains jurent l’avoir vu suivre attentivement du regard la trajectoire du projectile se perdre dans la forêt voisine, pour se retourner ensuite vers un W interdit, cligner et lui souffler d’un air entendu «C’était rien que pour vos yeux, colonel.». Une chose est sûre: son geste accompli, il s’inclina à peine vers les membres de la commission et vers ses collègues, traversa calmement le jardin dans un silence mortuaire, l’air un rien amusé leva de la table dressée pour le banquet l’objet honteusement souillé par l’infecte diptère, nettoya méticuleusement son bord, remplit le verre et s’adressant à l’assemblée pétrifiée, toasta avec un fin sourire: «Elle mourra certainement un autre jour. Tchin». Grandiose.
De son père, Jacques avait gardé l’air toujours parfait, neutre, posé et racé dans ses complets et smokings parisiens. Du vieux Charles, ça avait été le goût des Coronas6 cubains, du rhum haïtien et du thé noir, ce qui n’était pas pour nuire à une impeccable image d’ensemble. Ses études finies summa cum laude,7 et au vu de la foi témoignée dans sa future profession, Jacques reçu directement le grade de capitaine et surtout le matricule ∞8, qui résumait tous les attributs de ses génome et cybome,8 réunis à l’école dans le nanoprocesseur 256 bit de 12 GHz et 64 TB planté au bas de sa nuque pour un contact bilatéral permanent et complet avec le Service. Dès lors, son nom, bientôt mythe, devînt ∞8. Sa mutation allait cependant au delà de ce gadget. Pendant sa formation, l’acteur ∞8 avait suivi un programme soutenu de densification corporelle et mentale. Résultat: squelette quasi incassable, masse musculaire endurcie, circulation sanguine accélérée, acuité intensifiée et mécanismes cérébraux réorganisés en flux continus.
Ses performances mesurées à l’issue de cette formation sont restée depuis inégalées: résistance à la compression de 1 kN/cm2, vitesse de déplacement de 60 km/h sur terre et de 18 km/h dans l’eau, force de traction-propulsion de 350 kN, vitesse de calcul de 2 Pflop/s, nullité auditive de 0.001 dB (soit à partir de 100 m, imperception du son émis par l’impact d’une bille d’acier de 10 gr lâchée depuis une hauteur de 1 m sur une plaque de verre), sensibilité visuelle de 10-15 (soit la vision d’un corps noir de 1 mm de diamètre éclairé par une source de 1 lumen se déplaçant à 100 km/h sur un fond noir à une distance de 100 m) et, peut-être la plus importante de toutes, capacité d’émission d’un flux ondulatoire méta-perceptif (entraînant une déformation cognitive contrôlée du milieu) de 10 T pendant 50 ms sur un rayon de 10 m. S’il n’était pas encore le parfait surhomme, il n’en était pas très loin non plus.
Son portrait resterait toutefois incomplet sans évoquer quelques merveilles de O, le «professeur Tournesol» du SABRE: canons plasma dans les index dirigés par le cortex, stylets dans les coudes, moteurs-fusées dans les fessiers, le tout en carbone; chronographe avec compteur Geiger plus réserve d’oxygène; stylo à rayons X et IR; sans oublier la Hispano-Suiza HS219 amphibie de 4000 ch avec mortiers à obus inductifs perforants, ailes rétractables et blindage polymère.
La première mission, ∞8 dût la repousser de plusieurs jours, le temps de se rendre au chevet de son cher oncle agonisant, pour participer à son dernier combat. Désormais il était bien seul et à jamais, si l’on ignore toutes les demoiselles, secrétaires ou top-modèles sans arrêt séduites et abandonnées par cet espion qui aimait court et vite. Déjà une déformation professionnelle, probablement. Sans doute.
De retour au travail, le jeune homme élimina le souci majeur du MORPION.10 Au rythme assidu de cinq à six missions par an, son emploi du temps était devenu drôlement dense, et son carnet d’adresses de plus en plus fourni. Parfois, une affaire entraînait ou menait à une autre, de sorte qu’en quelques années il était arrivé à connaître (en tous les cas de nom ou de notoriété, si ce n’est de vue, voire de plus près encore) toute la fine fleur de la pègre mondiale. Dans la plupart des cas, l’inverse était bien sûr valable. Il faut aussi savoir que l’homme a toujours été talonné par la chance. Sûrement plus que nombre de ses collègues – ∂9, ∆7, Ω88, π6, ∑√4, la liste est longue; tous formés à l’identique, et pourtant tous des DAC11 avant l’heure. Comme la relève tardait, il fut de plus en plus sollicité, ce qui bien sûr ne manqua pas de mener à des ratés. Pas qu’une mission était bâclée, c’eut été insensé, c’est-à-dire impossible, seulement la solution demandait plus de temps, et parfois il fallait s’y prendre à nouveau.
Plein d’histoires circulent sur lui, au point qu’il est impossible de séparer le vrai de la fiction, de situer le nombre de combats menés, rapprochés ou non, celui des tentatives d’assassinat déjouées, l’étendue de l’hécatombe qu’il traînait derrière, le compte des aventures gracieuses… Au fil des actions on le crut mort, altéré par la transgenèse, retiré chez les Kirghizes du Pamir ou purement inexistant. C’est par ses exploits solitaires que les gens se souvenaient de lui: libération d’Oslo, nettoyage des infiltrés martiens, paix au Proche-Orient, fin des cartels. Pourtant, la plus incroyable opération reste sans doute celle qui suit. Par conséquent, retour au «retraité» récalcitrant.
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Plein d’histoires circulent sur lui, au point qu’il est impossible de séparer le vrai de la fiction, de situer le nombre de combats menés, rapprochés ou non, celui des tentatives d’assassinat déjouées, l’étendue de l’hécatombe qu’il traînait derrière, le compte des aventures gracieuses… Au fil des actions on le crut mort, altéré par la transgenèse, retiré chez les Kirghizes du Pamir ou purement inexistant. C’est par ses exploits solitaires que les gens se souvenaient de lui: libération d’Oslo, nettoyage des infiltrés martiens, paix au Proche-Orient, fin des cartels. Pourtant, la plus incroyable opération reste sans doute celle qui suit. Par conséquent, retour au «retraité» récalcitrant.
- Île norvégienne située dans la partie occidentale de la mer de Barents, dans l’archipel du Svalbard.
- Oiseau rare (lat.)
- Service Anonyme de Brouillage, de Reconnaissance et d’Espionnage (le Service).
- Appellation officielle des membres actifs du Service, en mission (sur le terrain).
- Pistolet semi-automatique autrichien.
- Format courant de cigare.
- Mention honorifique signifiant avec la plus haute (ou grande) distinction (lat.).
- Bagage cybernétique conçu pour un rapport mutuel avec celui inné de l’individu.
- Célèbre marque espagnole d’automobiles exclusives.
- Abréviation de MORt aux esPIONs›, réseau criminel, subversif et ultra-secret.
- Disparu au combat.
2 réponses
Toute ressemblance avec des personnes reelles sera strictement accidental?
A toi de savoir. Mais à propos, à qui songerais-tu ?!…