l’ŒIL et le SABRE: mode d’emploi
Au zénith de son potentiel, ∞8 (car le justicier de Milan c’était bien lui) défie donc l’ŒIL et sa structure tentaculaire. L’ ŒIL, ce n’est pas Dieu, c’est un ersatz monoculaire de Dieu qui se prend pour Dieu, vu et vécu tel Dieu par ses fidèles, environ 1400, en fait de purs sujets de ce dieu succédané. Au contraire du pouvoir absolu qu’il a sur ces gens (mais pareil à Dieu), nul ne connaît son vrai visage, nul ne connaît sa vraie voix (soigneusement modifiée par ordinateur), donc nul ne connaît son âge, ni si c’est un homme ou une femme, ni s’il1 a une famille.
Pour la partie immergée de cette ample horreur, côté personnage on le dit fou de canaris nains, de macarons et de musique sacrée pré-baroque, aussi que totalement paranoïaque, voire pédophage,2 dévorant systématiquement la progéniture que ses nombreuses vestales se disputent de lui enfanter, en s’offrant à sa gloire divinoïde. Côté ressources, la porte des hypothèses est grande ouverte: industries d’extorsion, commerce illégal de matières rares, contrôle du marché de l’art, viols d’embargos. On le soupçonne de soutenir en secret le mouvement hacktiviste Anonymous3 et – le comble! – d’avoir initié le mouvement opposé Nominous, qui réunit de par le monde ses nombreux adorateurs et supporteurs. Le tout indémontrable.
Pour la partie émergée de la sinistre mascarade, ce que l’organisation offre à l’ovation publique, ce sont des fondations culturelles, de nombreux parrainages sociaux ou scientifiques, des œuvres de charité et des programmes de développement en Afrique, une campagne massive de donations. En réalité, dans nombre de régions, pour de plus en plus de gens, l’ ŒIL est la star qui monte. Son slogan, que l’on retrouve tous azimuts, est ‹Bravo pour les braves!›. Mais ce qui compte vraiment, ce que l’on connaît trop bien, ce sont ses desseins. L’ ŒIL veut faire revenir le vrai âge de glace sur Terre. Il veut aussi se mesurer à Wegener4 en recréant Vaalbara.5 Enfin et surtout, il veut régner seul sur les sept continents fusionnés et, par la suite, comme le monde ne lui suffit pas, contrôler aussi l’Espace. Pour accomplir son délire, l’ ŒIL s’est assuré deux types d’arguments non négligeables. D’une part, l’arsenal persuasif: allégeance des principaux réseaux d’information et des plus grands centres mondiaux de géo-, bio- et astrophysique avec leurs chefs de file. D’autre part, l’arsenal punitif: un tissu fin de missiles balistiques à têtes nucléaires dispersés dans le monde entier et pilotées en mode furtif depuis deux centres jumeaux relayés en permanence dans l’espace.
Le SABRE se doit donc de crever au plus vite cette pieuvrerie de l’ ŒIL – organisation, ressources, réseau et dieu. ∞8 commence par prendre un peu de repos à Essouk, un village du Mali logé à un jour de bus, suivi par un autre de marche de la capitale Bamako. Ordonner les idées, réunir les données, chercher des failles et, avec un peu de chance, bâtir un début de plan d’action. Sur place il trouve des collègues du Mossad israélien, de la CIA américaine, du BND allemand et du MI6 britannique. Une heureuse occasion qui lui permet d’envisager sa stratégie le conduisant d’abord à Maria.6 C’est là qu’après moult efforts, il réussit à dénicher et finalement gagner la confiance de la première capacité mondiale en sciences de la terre. Reclus dans sa roulotte, affaibli, laconique, le savant est incapable de se rappeler depuis quand a-t-il coupé tout contact avec le monde extérieur. Sur les parois, des images lumineuses de ce qui est sans doute sa famille laissent penser qu’il est victime d’un terrible chantage. Alternant patience et insistance, son visiteur le persuade finalement de s’ouvrir.
«Vous savez, même l’esprit le plus tordu, le plus dérangé ne… ne peut échafauder un tel truc. Pour en arriver là, il faut… une composante satanique… j’en suis persuadé. Ils sont malades… malades… Oh, mon Dieu…» Il chuchote presque, par petites phrases, s’interrompt souvent, essoufflé, hésitant, comme s’il veut mettre en place sa pensée. «Je n’ai plus… plus personne… ils m’ont tout pris… tout… c’est comme… comme si je n’existe plus… vous pouvez comprendre ça, monsieur?… pouvez vous?… mort-vivant?» En fait le professeur n’est pas censé de savoir que ∞8 a zéro mal à saisir cela, parce que lui-même est dans un sursis continu et que dès comme lui, il en a déjà croisé. «Je peux.» Le professeur le regarde sceptique, soupire doucement. «Mais on n’y peut rien… ils ont tous les moyens… vous savez? En plus ils ont toute ma famille… toute… dans ces conditions… que voulez vous faire?» Il dévisage son interlocuteur d’un air abasourdi. Air malin: «Les détruire. Pour ça, j’ai besoin de vous.» Ahuri, le prof se tait et pour la première fois son visage prostré se détend un peu.
«Il me faut trois choses: l’agenda de l’institut avec la liste des collaborateurs et des contacts dans le métier, m’expliquer comment, techniquement parlant, cette chose pense pouvoir mener sa petite besogne, à savoir ressources, méthodes, chronologie, coûts, et enfin me faire des expériences grandeur réduite en milieu ouvert, prouvant que tout cela est effectivement réalisable à grande échelle. Pour l’instant, c’est à peu près ça. Pouvez vous le faire?» L’homme sourit à peine. «Et bien plus encore, cher ami… je sais, ce n’est pas ton domaine… c’est normal que… tu sois un peu perdu… cela dit, n’oublies pas à qui tu parles… je suis bien mort-vivant, mais vivant quand même…». «Ouf! Parfait.» S’installent alors des jours d’intenses dissertations, car au début le savant ne sait non plus à qui il parle. De colloques, ces débats passent donc en échanges nourris. Une semaine après, l’acteur a bien avancé dans ses plans. Il remercie son hôte, transmet illico au Service à °∑8Ω°∂ƒ¬¢7 les instructions pour le sauvetage du savant, embrasse en vitesse la caissière du supermarché qui a pu lui offrir quelques bons moments et s’en va droit au CERN8.
Blanche-Beige
Genève, rive droite, Hôtel Kempinski. «Bienvenue monsieur. Ou plutôt… bien revenue!», sourit à la réception un visage agréablement entraîné. «Bonjour. Vous êtes nouveau…» «Six semaines, monsieur». «Je vois. Odile?» Visage poliment déçu: «Je suis navré, monsieur, elle a congé aujourd’hui.» «Ah.» «Souhaitez-vous vous installer, monsieur?» «Bien sûr.» «Souhaiteriez-vous la suite exécutive comme d’habitude? Elle est libre.» «Merci». Etrange personnage, étranges manières. Enfin, un cocktail colonel au bar FloorTwo pour se rafraîchir et bien se fixer les idées. «Et un cappuccino.» «Tout à fait, monsieur.» «Pardon, et un verre d’eau glacée. Avec une fine tranche de citron vert.» «Certainement monsieur, cela va de soi.» «Merci.» (“Genève, ça reste Genève…”) Et il se laisse séduire par l’hospitalité du canapé en alcantara mauve. En plus, droit devant, le fameux jet d’eau joue les couleurs d’un magnifique éclairage pastel. Entre ordonner des idées et s’assoupir un instant, le choix est difficile. Ça peut attendre ce soir, ou demain matin… «Le cocktail de monsieur.» «Ah, oui, merci, merci…» «Service, monsieur.» (“Bon, au travail. Je disais donc…Tiens, pourquoi elle me regarde, celle-là?!”) ‘Celle-là’, on dirait BB, Blanche-Beige dans sa première jeunesse: teint blanc éclatant, joues pourpre, crinière frisée d’ébène, la bouche – deux tomates-cerise, formes à réveiller un eunuque et des yeux laser qui le perforent d’une lumière noire. (“C’est pas pos…”) Il se ressaisit et feint rejoindre distraitement ses idées sur fond de jet d’eau pastel. Las: en dépit de tout effort, l’énergie des lasers étant plus intense que celle exigée pour la structuration de son plan, d’un air vaguement amusé il finit par lever légèrement le verre. La panthère des neiges sourit. La suite se déduit aisément.
Son mari, un commerçant oriental respecté, est ici pour rencontrer de nouveaux clients. À cet instant-même, il est en réunion à l’hôtel des Bergues, et ce soir ils sont invités pour un dîner d’affaires à… Sourire un brin gêné: elle a oublié l’endroit. (“Joli accent…”) Étant pour la première fois de passage, elle s’ennuie un peu. (“Le planning peut clairement attendre…”) Une petite promenade le long de la rue du Rhône ça irait? Bien volontiers. Et c’est parti. Cependant, sous de tels auspices, deux adultes dans la fleur de l’âge et normalement constitués ne cherchent ni à profiter d’une mousse au chocolat chez Auer, ni guigner dans les vitrines de Bucherer, non plus s’offrir – selon les possibilités – quelques autres petites gâteries. La promenade fait donc une boucle et se finalise très logiquement pendant un certain temps au Kempinski, sous le plumard aérien de la suite exécutive de notre espion.
Si c’était d’après lui, le fichu planning pourrait bien attendre jusqu’au matin. Mais pas pour elle, dîner oblige. Elle doit se sauver, et vite, il se fait déjà tard. Objectif: salle de bains pour une remise en état. Pour ∞8, c’est le moment idéal d’un pure malt9 et d’un Perfecto10 sur le balcon. La vue est somptueuse. L’eau apaise et la superbe de la montagne inspire. Avec ce mélange, soutenu par les volutes de fumée, les idées commencent peu à peu à se mettre en ordre. Au point de s’en perdre dedans… Soudain: le Perfecto est déjà à moitié!… (“Mais qu’est-ce qu’elle fa…”) Pirouette, retour dans la chambre et… glissade de dauphin sous la table pour éviter les balles qui se logent dans le rideau encore tremblant, dans le mur, puis celle qui explose le vase Daume-Nancy posé par terre pour la circonstance. De là, saut de mangouste pour attraper une jambe et faucher la Blanche-Beige orientale. Pari avorté devant le nuage brûlant et asphyxiant qui l’enveloppe. Lorsqu’il retrouva ses esprits quelques… secondes?… minutes?… plus tard, Blanche-Beige avait disparu. «Mon cher Jacques, difficile d’aligner plus d’imbécillité en si peu de temps, Prince-Barbant a eu raison de l’emporter avec lui!», se lança-t-il rageant. Un rapide contrôle à l’hôtel des Bergues confirme ses doutes: aucune trace de réservation ce jour-là par un commerçant oriental. À présent il peut au moins aborder comme il faut son planning. Sauf que, perdu sous un guéridon au coin de la chambre, un portefeuille Effrontée11 améthyste l’intrigue. À l’intérieur, parmi diverses affaires usuelles tout aussi petites qu’insignifiantes, quelques cartes de crédit aux noms imprononçables, un couteau pliant Perceval T45 (“Tiens!…”), deux cartes de visite de son ‘mari’, manifestement sans le moindre intérêt, il découvre un étrange badge électronique juste marqué du signe . «Aaa, eh bien voilà enfin notre Prince-Barbant!».
Le CERN est un des rares hauts-lieux du monde des sciences à ne pas encore être tombé dans le sinistre giron de l’ŒIL. ∞8, soi-disant (et pour l’occasion) envoyé spécial du ministère de l’air, consulte les chercheurs, examine différentes méthodes avec les ingénieurs, soupèse les possibilités pratiques avec les analystes. Soudain, un doute: une jeune et superbe scientifique est un peu trop mêlée à ces entretiens, même lorsque son avis n’est pas utile. Mais le temps manque et l’envoyé poursuit les pourparlers au pas de charge. Sa stratégie semble se confirmer et, le plus important, il apprend que sa prochaine étape ne peut être ailleurs qu’à Bulgan12, en Mongolie. Et il doit vite s’estomper dans la nature, car ce n’est que sa vigilance 24/7 qui le sauve du guet-apens tendu par deux employés du 5 étoiles.
[…][…]
Le CERN est un des rares hauts-lieux du monde des sciences à ne pas encore être tombé dans le sinistre giron de l’ŒIL. ∞8, soi-disant (et pour l’occasion) envoyé spécial du ministère de l’air, consulte les chercheurs, examine différentes méthodes avec les ingénieurs, soupèse les possibilités pratiques avec les analystes. Soudain, un doute: une jeune et superbe scientifique est un peu trop mêlée à ces entretiens, même lorsque son avis n’est pas utile. Mais le temps manque et l’envoyé poursuit les pourparlers au pas de charge. Sa stratégie semble se confirmer et, le plus important, il apprend que sa prochaine étape ne peut être ailleurs qu’à Bulgan13, en Mongolie. Et il doit vite s’estomper dans la nature, car ce n’est que sa vigilance 24/7 qui le sauve du guet-apens tendu par deux employés du 5 étoiles.
- Par simplicité et courtoisie pour le genre féminin, dans le doute et aucunement par préférence, il est admis que cette entité est de genre masculin.
- Ou chronophage, de Chronos, dieu de la mythologie grecque, père de Zeus. Pour conjurer la prophétie de ses parents selon laquelle il allait être détrôné par un de ses propres enfants, il les mange au fur et à mesure que son épouse les met au monde.
- D’aucuns se plaisant à l’idée que ce serait une œuvre des services secrets chinois…
- Alfred Lothar Wegener (1880-1930) astronome et climatologue allemand, auteur de la théorie de la dérive des continents.
- Nom d’un “supercontinent” censé avoir existé il y a environ 3 milliards d’années et réunissant toutes les surfaces émergées.
- Relais de 70 habitants dans le désert Victoria, en l’Australie du Sud, comprenant un magasin, un bistro, un motel, un parking pour caravanes, une piscine et un atelier.
- Nom de code.
- Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire: plus important organisme mondial dédié à la physique des particules.
- Un whisky composé d’un mélange de boissons issues de plusieurs distilleries.
- Petit format de cigare.
- Nom d’un produit de la maison française de maroquinerie Longchamp.
- Petite ville située au nord du pays, à environ 120 km de la frontière avec la Russie.
- Petite ville située au nord du pays, à environ 120 km de la frontière avec la Russie.