L’ŒIL et le SABRE (14/15)

Catégorie: Fiction
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Blonde, Jacques Blonde

Et tout à coup: «Ah, ah, ah… mon­sieur… mon­sieur com­ment déjà, là…?» «Blonde, mon nom est Blonde, Jacques Blonde. Et toi, au fait t’es…?» «Ah, ah, ah.. c’est ça, mon­sieur n’importe quoi, là…» reprend la voix lan­guis­sante et las­cive, qui s’ajoute à la musique «mais qu’est-ce que vous croyez? fran­che­ment, vous croyez que vous débar­quez avec vos petites babioles au milieu d’une colo­nie de pignoufs, que vous nous faites paf-paf et que vous nous écra­sez comme des mouches?» (Soit le blob1 ne sait pas que depuis plu­sieurs heures déjà il a irré­mé­dia­ble­ment per­du la par­tie, ce qui serait à vrai dire assez éton­nant, soit il feint ne pas s’en sou­cier, ce qui serait par­fai­te­ment comique). «Ici vous êtes chez nous, mon­sieur truc-là, vous êtes chez moi, vous êtes – disons – mon invi­té, ah, ah, ah, ici c’est ma patrie! (“Il doit être bar­jo grave, il ne sait pas qu’il est res­té abso­lu­ment seul?! “) Et main­te­nant j’ai hâte de vous confier aux soins de mon­sieur Klong, Kling Klong, mon envoyé spé­cial pour les situa­tions spé­ciales. (“Oups!”) Mon­sieur Klong, à vous.» C’est aux har­mo­nies de Læta Dies qu’une appa­ri­tion sans fin et sans nom apporte le brouillard. (“Quelle hor­reur! Ça aus­si c’était donc vrai: le sinistre lieu­te­nant de l’ŒIL, que W soup­çon­nait, est en réa­li­té une espèce de chose innom­mable… En plus, indé­ce­lable par le sys­tème…”) Un nombre infi­ni de créa­tures, sorte de petits singes volants blancs avec de petites dents blanches, qu’on dirait clo­nés et reliés entre eux par leurs queues, rem­plissent l’espace tel un nuage de sau­te­relles. «Ah, ah, ah… mon­sieur Klong, je vous pré­sente… enfin». Et tan­dis que le nuage, alerte, se fraye un che­min à tra­vers le gel qui com­mence à se dis­si­per, on entend l’acteur «Hei, Micki Mousse, ton bara­tin patrio­tique me rap­pelle une bonne, veux-tu l’entendre?» «J’adore toouuu­jours les bonnes his­toires.» «Écoute. Par un beau jour d’été, deux asca­rides – mère et fils – tombent d’un cul au milieu d’un pré.» «Ah, ah, ah… magni­fique.» «Com­plè­te­ment aveu­glés, ils se frottent les yeux. Le petit, émer­veillé, plus sen­sible à toutes ces nou­velles splen­deurs, s’écrie de sa petite voix aiguë: ‘Maman, maman, qu’est ce que c’est que cette chose énorme, ronde et jaune là-haut?’ D’une voix grave, la mère lui répond len­te­ment, dou­ce­ment: ‘Là, mon petit, c’est le soleil, il donne de la lumière et de la cha­leur’. ‘Mais maman, qu’est ce que c’est que toutes ces choses vertes qui nous entourent et sentent si bon?’ ‘Ça, mon ché­ri, c’est l’herbe et les fleurs, elles poussent par­tout et font que les champs sont si beaux’. ‘Eh maman, c’est quoi ces choses là-des­sus qui tournent en rond et chantent?’ ‘Ah, mon amour, ce sont les oiseaux. Ils volent et gazouillent, c’est à dire qu’ils parlent entre eux dans leur langue, comme nous dans la nôtre.’ ‘Alors maman, tout ceci est si beau!… Le soleil, l’herbe, les oiseaux… Toutes ces mer­veilles sont tel­le­ment belles que je me demande pour­quoi nous avons dû pas­ser si long­temps ser­rés dans ce cul-là, noir et puant?’ ‘Eh bien, mon fils ado­ré, parce que – vois-tu – là, là c’est notre patrie!’.

«Ah, ah, ah… elle est bonne, ah ce qu’elle est bonne celle-là!… bra­vo, bra­vis­si­mo, ah, ah, ah…». D’ouvertement allègre, la voix métal de l’ectoplasme devient plus hési­tante, plus faible. «D’ailleurs cela me rap­pelle ma sainte mère… C’était une sainte… Je lui dois tout… Mes sou­cis, mes suc­cès… Encore aujourd’hui nous en avons par­lé… Je garde tou­jours…» Il semble gagné par le cha­grin. «…je garde tou­jours ces vidéos d’elle et nous dis­cu­tons beau­coup, elle est irrem­pla­çable… ma mère…» Il se rat­trape. «Enfin… elle est excel­lente, cette blague, d’autant plus qu’elle est tout à fait appro­priée à votre situa­tion, imbé­cile, puisque le moment est venu où vous allez nous quit­ter pour gagner votre future patrie, enfin… votre terre d’accueil… bref, l’obscurité éter­nelle… ou la puan­teur éter­nelle, c’est selon, mais… les dames d’abord, n’est-ce pas mon­sieur Klong?» Coui­nant sur quatre octaves, les mille têtes de mon­sieur Klong acquiescent. «J’étais sûr. Com­men­çons donc par libé­rer déli­ca­te­ment la gen­tille demoi­selle du far­deau qu’elle porte entre ses gra­cieuses épaules». Moon­na s’évanouit. «Oh, la pauvre, mon­sieur Klong, soyez gen­til, réveillez la dame.» Les mille voix siphonnent joyeu­se­ment. «Mais atten­dez, avant de la déles­ter, j’ai un mot à dire.» Se tour­nant vers ∞8: «Vous savez quel est le sens ultime de ma démarche? Disons, mon cre­do?… Non, vous ne le savez pas. Coin­cé comme vous l’êtes dans votre monde exi­gu, embrouillé, déna­tu­ré et sans len­de­main, enfin, vous ne pou­vez pas le savoir… Le sens ultime n’est pas le gain. Le sens ultime n’est pas le pou­voir. Le sens ultime est le jeu. Le pou­voir je l’ai déjà et il m’ennuie. Je n’ai pas… je n’ai plus à qui me confron­ter. Je n’ai plus d’adversaire. Dans le jeu non plus, je n’ai plus de concur­rent. Alors le sens ultime de ma démarche raf­fi­née est le jeu abso­lu, c’est-à-dire avec moi-même. Je me suis le seul chal­len­ger valable qui me reste… Snif! Oui, je sais, c’est un peu triste ça, que vou­lez-vous? C’est le sort des grandes des­ti­nées et je dois dire que j’en suis assez fier. Si, un peu triste éga­le­ment mais assez fier quand même. Main­te­nant, mon­sieur Klong, réveillez la petite dame et pro­cé­dez s’il vous plaît au délestage.»

«Attends! Attends! Mon­sieur Mousse! Mon­sieur…» «Ouii…» Le sou­ve­nir de l’opprobre uni­ver­sel qui aurait tant conve­nu à l’acteur est loin der­rière lui. «Je ne vous cache pas que tout au long de mes riches états de ser­vice, je n’ai encore jamais eu le pri­vi­lège d’affronter une orga­ni­sa­tion aus­si bien struc­tu­rée que la vôtre.» «Mmm… mmm…» Les maca­rons s’évaporent dans la bouche de l’immense blob albi­nos à un rythme de métro­nome uni­que­ment inter­rom­pu par des gro­gne­ment d’authentique volup­té, pro­duits soit par les maca­rons eux-mêmes, soit par les fla­gor­ne­ries qu’il entend. «Je vois que vous avez retrou­vé votre édu­ca­tion.» «Eh, oui… et dans ce sens je serais vive­ment hono­ré de connaître – uni­que­ment à titre pro­fes­sion­nel, bien sûr – com­ment avez-vous envi­sa­gé tech­ni­que­ment et concrè­te­ment de mettre en œuvre votre plan que nous avons eu tant de mal à com­battre.» «Ah, ah, ah… elle est bonne celle-là!… mmm… mmm… ah, ah, ah… Je salue la manière exquise dont on vous a pré­pa­ré à la ser­vi­li­té, néan­moins je suis un peu vexé, mon­sieur truc, j’ai comme une vague impres­sion que vous me pre­nez pour un demeu­ré, mais je ne vous cache pas non plus que vous com­men­cez vrai­ment à me plaire et je regrette presque de devoir sup­pri­mer vos tra­cas (d’ailleurs j’espère que vous êtes céli­ba­taire sans enfants), alors…» «Abso­lu­ment, le mariage est démo­dé.» «…alors… exac­te­ment… Comme je disais, je me résu­me­rai aux quatre élé­ments essen­tiels, dont une par­tie a échap­pé à vos émi­nents scien­ti­fiques, enfin, ceux qui vous res­tent. Cela com­mence par l’installation d’une pre­mière uni­té de com­mande à Pitts­burgh, en Tran­syl­va­nie, qui avait comme mi…» «Vous vou­lez cer­tai­ne­ment par­ler de la Penn­syl­va­nie.» «Penn­syl­va­nie, oui, en effet… l’autre c’était le fief de mon col­lègue… vous savez… ah, ah, ah… enfin, oui, donc sa mis­sion était de…»

Mais ∞8 ne l’écoute déjà plus. Par un effort de concen­tra­tion sans pré­cé­dent, sacri­fiant toutes les fonc­tions simul­ta­nées du nano­pro­ces­seur, il s’évertue à cana­li­ser et à ran­ger l’ensemble de ses res­sources au ser­vice d’une seule action éclair: la créa­tion du plus puis­sant flux ondu­la­toire méta­per­cep­tif dont il aura jamais été capable, sur­tout que la forme reste déses­pé­ré­ment invi­sible. -00j 00h 24’ 37”. L’air est à nou­veau dense. Aux four­neaux, les irré­duc­tibles y mettent du leur. Sous la cou­pole, soixante femmes et hommes sont au bord de l’explosion. Idem à Mos­cou, Lan­gley et Londres pour des cen­taines d’autres. Et par­tout ailleurs sur Terre, l’humanité est com­po­sée de plu­sieurs mil­liers qui exultent, de plu­sieurs mil­lions qui se résignent, cha­cun comme il peut, et de plu­sieurs mil­liards qui n’en savent que dal. «…voi­là, j’espère avoir pu assou­vir votre soif scien­ti­fique, quant à moi j’ai grande soif de liqui­der cette comé­die, afin de pou­voir vaquer à d’autres tâches plus exci­tantes, vous com­pre­nez… Mon­sieur Klong, s’il vous plaît, exécution!»

Le holo­gramme n’est qu’une bouse de vache

Les mots sont à nou­veau vains face à la vitesse où cer­taines actions ont lieu, ce qui oblige à pas­ser au ralen­ti le pro­ces­sus qui suit.

La cir­cu­la­tion san­guine atteint 0.5 m/s • Le cal­cul men­tal atteint 1.75 Pflop/s • L’échange de don­nées avec les irré­duc­tibles atteint 4 Pbit/s • Une sphère vitale est for­mée 1 m autour de Moon­na • Le flux ondu­la­toire direc­tion­nel de 0.18 T/s/m est émis • La pres­sion de l’air est rame­née jusqu’à 0.25 ATM • Les mille nez des singes blancs Kling Klong saignent • Les mille gueules des singes blancs Kling Klong s’entre-dévorent2 • Une émis­sion de rayons X de 37 ev3 loca­lise l’ŒIL • Les dépouilles des singes blancs implosent4 • L’hologramme du borgne regagne la boîte à tra­vers le pla­fond5 • Flasque, l’ectoplasme implose et tombe, se col­lant au plan­cher imma­cu­lé dans des ono­ma­to­pées vis­queuses, comme un tor­chon crade. Com­men­cée à 14h47’42”109/1000 UTC, l’action de ∞8 et de ses Ali Baba s’éteint à 14h47’42”783/1000 UTC. Pour être pré­cis, elle se sera donc éta­lée sur un total de 674 mil­lièmes de seconde.

Ce qui reste de l’hologramme res­semble en son centre à une énorme et fraîche bouse de vache, épaisse, blan­châtre, vis­queuse, avec les écla­bous­sures épar­pillées des mètres à la ronde, de dimen­sions diverses mais d’égale consis­tance. Le spec­tacle est assez répu­gnant pour uti­li­ser un euphé­misme, sur­tout qu’en son milieu la bouse fré­mit, puis bouge et, enfin, laisse éclore le vrai maître de ce rite gro­tesque: un mid­get

6

! Pro­ba­ble­ment mâle, mais peu importe. Éprou­vé par l’effort, l’acteur se laisse glis­ser par terre à la hau­teur du nain qui émerge péni­ble­ment de ce vomi blanc. Moon­na l’imite, sinon elle risque encore de défaillir, cette fois pour une toute autre rai­son, évi­dente. À peine dres­sé sur ses jambes instables de bébé, l’ex futur maître du monde retombe dans sa mare gluante, d’où il tente de s’en sor­tir en coui­nant pour s’éloigner (s’échapper?!), dépi­té, démarche incer­taine à quatre pattes. À une deuxième réflexion, il s’arrête pour­tant, se retourne et s’assied. Visi­ble­ment il est à bout.

«En fin de compte, t’es qui, toi?» demande-t-il d’une voix éteinte. «Hé, ducon, tu per­mets le lan­gage un peu libre, d’accord? Eh bien je suis quelqu’un au ser­vice secret de sa majes­té le peuple de la Terre. Sache que t’as tout foi­ré, qu’il y aura bien un demain et qu’il ne fini­ra jamais. Je m’exprime en méta­phores, pigé? Par contre toi, tu ne meures qu’une fois, pauvre cré­tin, et c’est pile main­te­nant, mais avant ça, au nom et pour le compte de mon maître, le peuple donc, par pure pitié pour ton état de vomi lamen­table, je prends sur moi de t’offrir un petit bout de conso­la­tion sous la forme de ce mor­ceau émou­vant.» La com­mande men­tale part: (“S’il vous plaît, Sequen­tia.”) Le tor­rent divin sub­merge et trans­cende l’espace: Dies iræ, dies illa, Sol­vet sæclum in favilla, Teste David cum Sybilla.

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Le nain crot­té ferme len­te­ment son œil mur­mu­rant avec un délice éteint: «Mer­ci.»

[…][…]

«En fin de compte, t’es qui, toi?» demande-t-il d’une voix éteinte. «Hé, ducon, tu per­mets le lan­gage un peu libre, d’accord? Eh bien je suis quelqu’un au ser­vice secret de sa majes­té le peuple de la Terre. Sache que t’as tout foi­ré, qu’il y aura bien un demain et qu’il ne fini­ra jamais. Je m’exprime en méta­phores, pigé? Par contre toi, tu ne meures qu’une fois, pauvre cré­tin, et c’est pile main­te­nant, mais avant ça, au nom et pour le compte de mon maître, le peuple donc, par pure pitié pour ton état de vomi lamen­table, je prends sur moi de t’offrir un petit bout de conso­la­tion sous la forme de ce mor­ceau émou­vant.» La com­mande men­tale part: (“S’il vous plaît, Sequen­tia.”) Le tor­rent divin sub­merge et trans­cende l’espace: Dies iræ, dies illa, Sol­vet sæclum in favilla, Teste David cum Sybilla.

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Le nain crot­té ferme len­te­ment son œil mur­mu­rant avec un délice éteint: «Mer­ci.»

  1. Volume de forme impré­cise rap­pe­lant celle d’une goutte de matière visqueuse.
  2. Par défor­ma­tion cognitive.
  3. Les sym­boles sont: T = tes­la, ATM = atmo­sphère, ev = électron-volt.
  4. Par effet de succion.
  5. Idem.
  6. Mot anglo-saxon pro­ve­nant du terme ‘midge’ (mouche des sables) et qui désigne une per­sonne de très petite taille, éven­tuel­le­ment atteinte de nanisme.
  7. Jour de colère que ce jour-là, Où le monde sera réduit en cendres, Selon les oracles de David et de la Sibylle. (lat.) 2e séquence de la 2e par­tie du Requiem de Mozart.
  8. Jour de colère que ce jour-là, Où le monde sera réduit en cendres, Selon les oracles de David et de la Sibylle. (lat.) 2e séquence de la 2e par­tie du Requiem de Mozart.
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