(ou: Comment faire s’attirer les pôles identiques de deux aimants)
Dans le devenir universel de l’humanité, au temps glorieux du célèbre chef d’État que fut Péricles d’Athènes et bien connu autant par Platon que par Aristote, vécut un autre grand homme: Hypoclaste. Né en 460 av. J.-C. en Thrace orientale au cours des 80èmes Jeux Olympiques et mort en 370 av. J.-C. en Grèce, l’on ne le confondra pas avec son autre contemporain Hippocrate de Cos, considéré comme “père de la médecine”. Sa figure est tout à fait singulière, sauf que depuis vingt-cinq siècles, curieusement et injustement, ce remarquable philosophe ne fut – hélas ! – jamais considéré à sa réelle valeur. Car cette place à part ne lui est pas réservée tant en sa qualité d’inventeur, à la fois et de l’atome et du vide, ce qui est déjà suffisamment prodigieux. Non. S’il occupe cette place, c’est parce qu’il fut l’initiateur d’un alliage d’avant-garde, subtil et absolument fondamental pour assurer l’admirable équilibre des sociétés les plus avancées, et que bien après le temps rendit d’ailleurs incontournable: la démocratie associée à l’hypocrisie. C’est ainsi qu’à bon droit et de bon gré, la démocratie hypocrite une fois découverte, il a vite fait d’adopter pour le restant de ses jours l’alias raccourci qui, défiant les âges, allait rappeler son rôle: Démocrite, dit d’Abdère.
Un grand courage fut nécessaire à notre Démocrite pour oser verser dans une même marmite des ingrédients aussi douteux: pouvoir populaire apparent et intoxication élitaire occulte. Par la suite, il fit preuve d’un vrai génie pour réussir d’installer ce mélange des contraires, où le premier est en pratique rendu caduc par le second. Mais plus étrange encore est de voir que ces deux composants, chacun avec son spécifique, sont pleinement interdépendants: un ne peut exister sans l’autre. Au siècle d’or de la Grèce antique, il s’était écoulé assez de temps depuis que l’homme avait quitté le cocon tribal. Avec ce recul, Démocrite put ainsi observer l’esprit utopique de la démocratie pure. Et de là, conclure que l’homme est de nature trop égoïste pour se la permettre. D’autre part, le long de ses années de recherches, il put lorgner les tyrannies variées de l’époque, avec leurs despotes et les couches d’initiés qui les influençaient en coulisses, au dépens justement des plus nombreux. Ainsi, il en conclut à la variété infinie de genres et d’intérêts propre à l’homme, surtout quand il s’agit de viser certains buts. Alors il mit dos à dos ces deux conclusions et dégagea aussitôt le corollaire: aucune n’allait. Aucune ne pouvait arranger – en même temps – la masse et l’élite.
Sur ce, Démocrite tenta le coup invraisemblable, avec ni plus ni moins que ces deux ingrédients que tout oppose: créer un amalgame unitaire qui, comme tout amalgame, ne peut exister que par la présence de ses deux composants. Dans sa démocratie hypocrite donc, le peuple demande: et des chefs, et des modèles, et qu’on lui dise ce qu’il doit faire, et ne pas l’embêter avec les problèmes de tous les jours, mais le laisser vivre sa vie le plus tranquillement possible. Vice-versa, dans sa même démocratie hypocrite, les dirigeants, élites et initiés qui exercent le pouvoir demandent au peuple: qu’il soit et tranquille, et docile, et assez satisfait de sa condition, et suffisamment ignorant pour ne pas risquer de poser les questions qui dérangent. Par conséquent, la masse est globalement rassurée d’encaisser en toute conscience ce que vis-à-vis la couche éclairée estime qu’il est ou non dans son propre intérêt à elle de faire savoir ou croire au peuple. Il faut donc admettre que le génie de Démocrite se trouve justement dans la vision audacieuse selon laquelle ces antagonismes pourraient en réalité non seulement se compléter, se servir l’un l’autre, mais surtout aboutir main dans la main à un résultat en tous points meilleur qu’en faisant – pour ainsi dire – cavalier seul.
CQFD. De la théorie à la pratique, par la suite le génial savant a mis toute son énergie au service de cette idée qui le consommait, pour la faire diffuser – le plus largement possible – et ensuite la voir installée – le plus solidement possible – au point G même de la civilisation de l’époque. Mieux encore, en plus de réussir à combiner deux formules foireuses pour obtenir le miracle d’un étalon performant et stable, le polymath Démocrite eut soin d’habiller cet exploit avec de la matérialité, du concret. Pari gagné. Dans un monde dominé par toutes sortes de petits dieux célestes et invisibles et conduit aveuglement par des tyrans terrestres bien trop présents eux, il orienta les gens vers ce qu’en réalité il y avait de plus important dans leurs vies: eux mêmes. Et la nature autour. Deux quelques-choses que le peuple pouvait toucher, sentir et ressentir. Ainsi, c’est à Démocrite que nous devons aujourd’hui, peut-être même sans nous rendre compte, la montée violente des extrêmes, les fausses vraies nouvelles, l’idée fixe de croissance économique, le blâme des grands prêtres, la solitude au milieu du village global, l’obsession de l’égalitarisme, la folle poussée du sexe, l’expansion du vide artistique, le chant de sirène de l’apostat, la prosternation béate devant la personne.
Et pourtant… Pourtant, malgré cette avancée notable dans l’histoire du fonctionnement de la société, il en a fallu du temps pour que ce concept s’installe et prévaut: plus de vingt siècles ! Au bas mot. Plus de deux milles ans durant et tout en disposant de ce canon idéal offert par Démocrite, les hommes ont pourtant continué à se torturer au sein des autocraties et dévotions les plus diverses, extrêmes et injustes. Et même lorsque cette vision commença à s’affirmer, ce ne fut que par à-coups, timidement, difficilement, lentement, de sorte qu’il fallut attendre le XXème siècle pour la voir devenir réalité. Cent ans plus tard, elle pénètre profondément les sociétés et embrasse la plupart des pays du globe, sans compter bien sûr les régimes autoritaires qui, ci et là, tôt ou tard, seront entraînés par ce mécanisme dans un même mouvement inexorable. Au point que de nos jours, quantité d’aspects propres au modèle optimal de cet immense Démocrite sont devenus si visibles et omniprésents qu’on ne les observe plus: ils sont fondus dans la virtualité quotidienne, désormais sont naturels et font partie de l’évidence. Très probablement c’est ce qui explique pourquoi son inventeur demeure si inconnu. Pour rappeler un exemple, saurait-on qui a conçu la musique ?
Au fait, l’union de son “volet scientifique” avec sa pensée socio-politique révèle l’impact exercé – de près ou de loin sur pratiquement tout ce qui est lié à l’homme et à l’histoire de la vie sur notre planète – par cet esprit universel aussi appelé “père de la science”. Sans Démocrite, des Eucleides, Leonardo, Galileo, Newton, Darwin, Mendeleev, Curie, Einstein, Gagarin, Lem, seraient restés d’illustres inconnus comme tant d’autres et comme tant d’entre nous, depuis toujours et à l’avenir. Il aura mis à mal les Écritures. Il fut le socle lointain des Machiavel, Robespierre, Marx, Goebbels, Roosevelt et Mao. Sans lui, pas de télescope, ADN, produits dérivés, train, Twitter. Il se peut que nul homme n’ait influencé à tel point, durablement, directement et indirectement le tracé de l’humanité comme il l’a fait. En bien ? En mal ? Comment imaginer le monde sans la vision démocrite ? Un monde où tout ne serait pas uniquement chimie, où tout ce qui est vie ne serait pas réduit à ce cortège de fils et filles de l’atome que sont les particules de plus en plus infinitésimales. Et quel visage pour nos sociétés les plus avancées sans le carnage silencieux au sommet de la pyramide des pouvoirs, mais fondé sur l’alliance conviviale, collective et complète de leurs citoyens ?
Toutefois il y a un sujet discret à réfléchir, encore plus trouble. Brave champion du matériel, de l’évident et du concret d’un côté et féroce pourfendeur de la crédulité, de l’idéal et du vague d’un autre, ces temps Démocrite affronterait un défi énorme. Depuis plusieurs décennies, l’univers rapproché de l’homme – celui-là où il surgit, existe et disparaît – se volatilise. De la virtualisation, la réalité augmentée, l’intelligence artificielle, Second Life digitale au cyberespace qui rend tout possible, cet univers se dématérialise à une vitesse où l’on n’ose plus imaginer le futur. Mais attention: il ne s’idéalise pas pour un pouce, puisqu’il est toujours et à 100% soumis au remous physique, c’est-à-dire matériel, de l’électron – frère de l’atome – le long d’un câble ou via l’espace, réel, lui. Gros dilemme de conscience post mortem donc pour l’érudit Démocrite: à travers une solide matérialité fièrement opposée à l’idéalité classique, aura-t-il mis les bases d’une idéalité matérielle, dont 25 siècles ont dû passer pour qu’elle éclot ? Et dans la foulée de cette révélation, une invention d’égal impact dans son autre domaine favori sera-t-elle bientôt là ? Autrement dit, quelles seraient les chances pour que dans un avenir prévisible l’on puisse assister à la genèse et à l’épanouissement d’une l’hypocrisie démocratique ?
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En fin de compte une chose est cependant certaine: nul homme dont l’influence a atteint de telles proportions ne fut si méconnu.
À présent et au travers de ces lignes, justice fut faite.
[19 mars 2019]