L’opinion publique de la communauté internationale

Catégorie: Essais
Publié LE

« Tu veux connaître mon nom ?… Eh bien, mon nom est Personne. »

(Ulysse dans l’Odyssée de Homère)

« Jésus lui deman­da : “Quel est ton nom“ ? Il répon­dit : “Légion !“ »

(Luc 8;30)

L’opinion publique s’émeut de la condi­tion des déte­nus en Tur­quie. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale sanc­tionne la poli­tique d’apartheid du gou­ver­ne­ment blanc sud-afri­cain. L’opinion publique dénonce les mas­sacres per­pé­trés au Rwan­da. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale se dresse contre l’exploitation des enfants en Asie. L’opinion publique est cho­quée par la pro­li­fé­ra­tion des mines anti­per­son­nel. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale approuve les conclu­sions du pro­to­cole de Kyo­to sur la poli­tique cli­ma­tique mon­diale et désap­prouve l’attitude des États-Unis. Suite à l’invasion du Koweït par l’Irak, jugée inad­mis­sible par l’opinion publique, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale se range aux côtés de la coa­li­tion des États du monde libre dans une guerre contre l’agresseur. L’opinion publique, la com­mu­nau­té internationale…

Mais au fait, que sont-elles ?

L’opinion publique, c’est toi, c’est moi, c’est vous, c’est nous tous. Ce sont notre vil­lage, notre cité, notre pays, la pla­nète entière, quoi ! C’est mon opi­nion plus celle de cha­cun d’entre nous, reten­tis­sant à l’unisson, dans une belle cho­rale uni­ver­selle, sans fausse note, sans désac­cord, sans alté­ra­tion, sans aryth­mie. Ce sont toutes nos per­sonnes har­mo­nieu­se­ment fon­dues dans une sym­pho­nie où cha­cun devient per­sonne, s’il ne l’est déjà. Ain­si, l’opinion publique, c’est ce chœur de personne(s), réunie(s) au moment oppor­tun pour un hymne uni­taire et cohé­rent. L’opinion publique, on l’a com­pris, c’est Per­sonne. Pour­tant, à bien y réflé­chir et sauf erreur, c’est la seule chose insai­sis­sable qui semble pou­voir s’exprimer et, de sur­croît, béné­fi­cier des hon­neurs d’une dif­fu­sion tous azi­muts de ses avis, qui font auto­ri­té1.

En matière d’affaires2, de nos jours, l’opinion publique, notre opi­nion (publique) à nous, orchestre tout. Elle prend pos­ses­sion de l’affaire qui a été créée pour elle suite à telle étude conjonc­tu­relle, la sou­pèse et la range dans une caté­go­rie. En quelque sorte, l’opinion publique est une forme pri­maire et encore quelque peu dif­fuse du futur par­le­ment de la démo­cra­tie mon­diale : aus­si omni­pré­sent qu’inexistant. Pour les grandes ten­dances, c’est elle le légis­la­teur. Mais, tout en étant Per­sonne, elle ne serait encore rien sans l’apport impé­ra­tif et, pour cause, déter­mi­nant de sa sœur jumelle : la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Car, en tant que forme à peine moru­laire du futur gou­ver­ne­ment pla­né­taire, c’est elle qui applique les lois de l’opinion publique. Pour les grandes ten­dances, c’est elle l’exécutif qui reprend une affaire en atta­quant ou ripos­tant, la jugeant, acquit­tant ou condam­nant, pour ensuite la res­sus­ci­ter si besoin est, lui régler son compte et la clas­ser. Inver­se­ment, sans l’apport essen­tiel – en termes de légi­ti­mi­té – de l’opinion publique, la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale n’aurait pas droit à plus d’égards que n’importe quelle bande d’ignares.

A contra­rio de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, l’opinion publique ne date pas d’hier. Pour­tant si, à l’origine, le prince a bien besoin de la voix de la masse (Mat. 27;15) 3, à pré­sent son accord tacite lui suf­fit, ou plu­tôt son silence, mieux, son absence. Au fait, c’est nor­mal : Per­sonne n’existe pas ; en consé­quence, Per­sonne ne parle pas ; en consé­quence per­sonne ne consulte Per­sonne. Alors à qui suf­fi­rait cet accord tacite ? Ben, au prince, comme déjà dit. Et qui serait ce prince ? Pour le situer (retour aux Écri­tures – Ex. 3;14)4, nous pou­vons le consi­dé­rer comme celui qui n’est pas, sim­ple­ment par contraste, et puisque nous n’avons affaire qu’à des antinomies.

De toute façon, il faut bien admettre que les notions d’opinion publique et de com­mu­nau­té inter­na­tio­nale sont sou­mises aus­si à d’autres contra­dic­tions intrin­sèques. Si, d’une part, elles revêtent un sens néces­sai­re­ment géné­ra­li­sa­teur, d’autre part, lors de n’importe quelle prise de posi­tion ou action entre­prise en leur nom, on doit for­cé­ment leur sous­traire le sou­tien de la par­tie qui fait l’objet de l’action ou du juge­ment res­pec­tif. En effet, on ne peut ima­gi­ner les des­cen­dants des Boers d’Afrique du Sud sanc­tion­nant l’apartheid, ou alors toutes ces forces para­mi­li­taires et cryp­to-mili­taires du monde qui uti­lisent l’arme des lâches stig­ma­ti­sant l’emploi abon­dant des mines antipersonnel.

Fina­le­ment, tant que la balance pen­che­rait mani­fes­te­ment du côté d’une majo­ri­té por­teuse de cette opi­nion publique et lar­ge­ment repré­sen­ta­tive de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, cet aspect contra­dic­toire pour­rait res­ter mar­gi­nal. Mais que dire d’une situa­tion comme celle créée en 1991 lors du conflit dans le Golfe – plus vaste opé­ra­tion mili­taire que la Terre ait connue depuis la guerre du Viêt-nam et dont l’influence éco­no­mique et poli­tique sur l’histoire contem­po­raine n’a d’égale que celle de la Seconde Guerre mon­diale sur la socié­té de l’époque ?

Cette année-là, les forces armées de trente-six pays s’allièrent, mili­tai­re­ment ou finan­ciè­re­ment, aux États-Unis, dans le conflit enga­gé contre l’Irak. En admet­tant que la tota­li­té de la popu­la­tion de cha­cun de ces pays – enfants com­pris – cau­tion­nait cette action, cela don­nait à la coa­li­tion une légi­ti­mi­té étayée par un maxi­mum théo­rique de 1 400 mil­lions d’âmes. Pour­tant, on le sait, cette inter­ven­tion mili­taire fut loin de faire l’unanimité dans les pays concer­nés. À l’époque, la pla­nète comp­tait 5 300 mil­lions d’êtres « humains qui naissent libres et égaux », selon l’article 1 de la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’homme. Donc on ne sau­rait dire que la voix d’un Cana­dien pesait plus que celle d’un Togo­lais. D’autre part, on connaît des pays n’ayant pas par­ti­ci­pé à la coa­li­tion et qui ne pac­ti­saient pas for­cé­ment et taci­te­ment avec l’envahisseur ira­kien. Mais il y avait aus­si les autres, comme Israël qui était sur le pied de guerre tout en se tenant à l’écart du conflit. Inver­se­ment, les par­ti­sans de l’Irak ne man­quaient pas non plus, sur­tout par­mi les popu­la­tions arabes et musul­manes. Ne connais­sant pas de sta­tis­tique qui dres­se­rait un tableau com­pa­ra­tif, glo­bal, exhaus­tif et pré­cis du poids des anti-Ira­kiens d’une part, et des pro-Ira­kiens (plus les impar­tiaux) d’autre part, je me dis qu’on pour­rait en res­ter – sans grand risque d’erreur – aux esti­ma­tions déjà avan­cées. Dès lors, un cal­cul simple montre que les croi­sés du géné­ral Schwarz­kopf, agis­sant sous la ban­nière de l’opinion publique et de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale, ne béné­fi­ciaient en fait du sou­tien – impli­cite ou expli­cite – que de 26 % de la popu­la­tion mon­diale. Cela fait, tout de même, envi­ron une voix pour et trois voix contre cette guerre. Il n’empêche, pen­dant ce temps, de Bonn à Londres et de Paris à Washing­ton, les médias arguaient sans hési­ta­tion aucune au nom de ces deux nou­veaux gages uni­ver­sels d’authenticité.

Il est donc clair que, d’une part, ces notions sont très flexibles, cou­vrant, au gré des besoins, telle ou telle col­lec­ti­vi­té, tels ou tels inté­rêts. D’autre part, il est tout aus­si clair qu’en tant qu’outils pri­vi­lé­giés d’une nou­velle forme de mani­pu­la­tion à grande échelle, l’opinion publique et la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale sont avant tout des outils du monde occi­den­tal. En effet, je peine à les ima­gi­ner uti­li­sées par les médias péru­viens, zaï­rois ou népalais.

Dans ces condi­tions, il reste à s’interroger sur la per­ti­nence non pas de leur nature – inexis­tante -, mais des pro­pos ou des actions qu’on leur prête, lorsqu’on voit qu’elles revêtent sys­té­ma­ti­que­ment des attri­buts géné­ra­li­sa­teurs. Néces­sai­re­ment géné­ra­li­sa­teurs ! Car sauf erreur ou omis­sion, je n’ai encore jamais enten­du par­ler de ces trou­vailles par rap­port au point de vue des Toua­regs sur la ques­tion des défi­lés oran­gistes à tra­vers le quar­tier catho­lique de Por­ta­down, en Irlande du Nord. Non, il faut bien admettre que l’opinion publique et la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale se réfèrent d’une façon ou d’une autre à la pla­nète entière. C’est là qu’elles puisent leur légi­ti­mi­té, aus­si arbi­traire soit-elle.

Quant à leur per­ti­nence, elle n’est qu’à l’image de leur nature : illusoire.

[22 novembre 2003]

  1. Effec­ti­ve­ment, com­ment inter­vie­wer au même ins­tant les mil­lions de per­sonnes dont les voix consti­tuent pour­tant le corps abs­trait de l’opinion publique ? Car ce serait le seul moyen de tirer des conclu­sions pro­bantes sur tel ou tel pro­blème. Un peu comme si l’on extra­po­lait à l’échelle mon­diale le résul­tat d’un son­dage néces­sai­re­ment local.
  2. Au sens de l’essai du même nom conte­nu dans ce recueil.
  3. « À chaque fête de Pâques, le gou­ver­neur avait cou­tume de relâ­cher un pri­son­nier, celui que le peuple désignait. »
  4. Ques­tion­né par Moïse sur Son iden­ti­té, Dieu Se défi­nit ain­si : « Je suis Celui qui dit : “Je suis“ ». Selon d’autres tra­duc­tions : « Je suis Celui qui est ». En revanche, confor­mé­ment au dogme chré­tien, la plus per­fide des ruses du malin est d’induire la convic­tion de son inexistence.
Share
Tweet

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *