Épuisé, il s’agrippa comme il put au premier rocher glissant qu’il toucha. Le corps de grosse limace, écorché par les coraux, les buissons aquatiques et les arêtes des poissons, rampa lentement sur la mousse incolore. Et tant pis pour les écailles cachées des huîtres, plantées là depuis toujours, blanches et brillantes comme des lames de rasoir : se faire lacérer par de la pierre était moins atroce que se faire poêler – comme une escalope panée – par le sable incandescent de la plage. Enfin, à présent l’eau était bel et bien derrière.
“Ah, une escalope viennoise !…” Mais l’image radieuse ne fit que lui traverser l’esprit tel un éclair, puis s’évanouit dans le noir avec lui.
De loin, on l’aurait vite confondu avec un de ces déchets flottants que la mer – qui adore macérer pour enlever couleurs et formes – crache avec mépris sur les littoraux. De près c’était pire, puisque distinguer la réalité demandait à s’en approcher : en fait, le « déchet » était clairement de l’espèce des humains. Il faut cependant savoir qu’il n’y avait là rien d’étonnant, à condition d’en connaître la cause.
L’homme venait de traverser l’Océan Pacifique. Parti de la côte est de l’Australie, il s’était échoué sur la côte ouest du Guatemala. Sept mille cinq cents miles nautiques (et des poussières…), quatorze mille kilomètres, plus d’un tiers de la circonférence terrestre. Exploit stupéfiant s’il en est, car ce parcours il le fit totalement seul, et à la nage.
C’est donc plus de seize ans durant qu’il nagea en continu. Quand la mer se levait, il s’arrêtait de nager et dérivait, quand il pleurait, il abreuvait l’océan, quand il avait soif, il attendait la pluie ou ses larmes, quand il avait faim, il attendait le plancton, quand il avait sommeil, il se retournait et flottait, et quand il avait un besoin, il le faisait ni vu, ni connu, et sans laisser de trace. D’ailleurs ce sont ces mêmes vagues qui s’occupaient de sa toilette: les cheveux, la barbe, les ongles.
Mais ce long voyage, l’homme des mers à vrai dire ne le fit pas tout seul, puisqu’il croisa la route de la baleine-cyclope. Elle l’accompagna jusqu’à ce qu’il eut pu attraper son message, pour le transmette à ses congénères. Par moments, il admira de parfaites ammonites jaunes, dont l’espèce était passée depuis longtemps pour éteinte. Et plusieurs fois il visita dans les profondeurs le royaume fascinant des hippocampes géants, appelés aussi chevaux marins. Ça l’occupait.
Pendant tout ce temps, il eut le loisir de penser à plein de choses. Ainsi à sa puce blonde, qu’il avait quittée enrhumée alors qu’en chantonnant elle berçait sa poupée en chiffon, et qui à présent devait être sur le point de se marier. Il réfléchit aussi à lui-même, à ce qu’il était et n’était pas, à ce qu’il avait et n’avait pas, à ce qu’il faisait et ne faisait pas. Enfin, lorsqu’il s’écroula sur ce roc poilu, il sentit la colossale compression du temps, car il eut la vision d’être parti la veille.
Il lui restait cependant un mystère lourd et tenace, jamais percé en dépit d’efforts soutenus : au fond, pourquoi était-il parti ? Oui, il se souvenait bien du jour où l’immédiat l’avait poussé sur ce rivage-là, et de la nuit où le doute l’avait rivé sur cette falaise-là, puis des jours et des nuits suivantes qui, par l’avalanche des idéaux, de la vitesse, de l’ambition, de l’impatience, du superflu, l’avaient fait arpenter la plage jusqu’à ce qu’il se décide de se jeter à l’eau. Mais pourquoi comme ça, pourquoi autant, aussi loin et aussi longtemps ?…
Le caressant, une vague ultime lui souffla alors qu’il y a nul que les grandes eaux à éteindre le feu qui immole, et que plus torride est la fournaise, plus profonde est la purge. Muet, il rendit grâce et vécut.
*
Si en vérité il aura réussi tout seul son périple, les mains nues, et qu’en même temps on aura pu raconter sa fabuleuse histoire, c’est aussi pour l’avoir – moi – suivi à son insu et sans relâche.
Moi, Nabbathiel, son ange.
[15 décembre 2015]