– J’ai fait un cauchemar, docteur. C’était vraiment horrible.
– J’écoute. Allez, racontez-moi tout ça tranquillement.
– Eh bien, j’ai rêvé que dans une boutique d’habits près de chez moi, d’un coup, un beau matin, plus aucun vêtement, en revanche plein de guichets où l’on vendait rien que des trucs impossibles : ici de l’amour, là de la richesse, du bonheur, même de la mort, mais surtout du temps !
– Tiens, tiens, intéressant, mais pourquoi dites-vous ‘surtout’ ?
– Mais parce que comme de toute ma vie j’en avais jamais eu assez, je veux dire du temps, je me suis aussitôt dit ‘Ouais ! le bol !’, et j’ai filé au magasin pour m’en acheter autant que possible, si jamais plusieurs kilos, enfin, plusieurs minutes, ou heures, je ne sais plus.
– (Rires.) Oui, je vois tout à fait. J’avoue que c’est très alléchant.
– Bien sûr. En fait je l’avais appris en croisant un voisin courir tout essoufflé, qui m’avait juste hurlé ‘Va au ‹HabiShop !›’. Sur le coup j’ai rien compris, mais je me suis dit qu’il serait pas fou lui, le voisin, pour foncer comme un malade, alors que justement, dans le quartier il était connu pour avoir plutôt une petite santé.
– En effet…
– Voilà. Donc j’ai fait demi-tour illico et je me suis rué vers ce petit magasin-là, et quand j’ai ouvert la porte pour m’engouffrer, alors stupeur ! C’est qu’il y avait pas du tout…
– …de guichets ?
– Si ! Non ! Si, et comment ?! Mais il y avait pas du tout quatre ou cinq guichets comme je vous avais dit, il y avait – va savoir – une infinité de guichets, mille, cent, hallucinant ! Et là je me suis dit ‘Eh bien mon beau, explique-moi comment ce petit commerce il a pu engloutir autant de guichets ?!’ Et autant de monde par dessus ! Parce que dedans on aurait cru la queue à la caisse du stade pour les billets à la finale de foot. Quoi, pire, mille fois pire !
– Etonnant.
– Hé, vous dites étonnant… moi j’étais tétanisé, je savais plus où donner du regard. Il y avait des écriteaux partout, partout, mais on se bousculait le plus là où c’était écrit ‹Pouvoir›, ou ‹Prestige›, ou ‹Célébrité›, ‹Santé›, ‹Bonheur›. Pourtant il y avait beaucoup plus je vous dis, sauf que je ne les distinguais point, parce qu’ils étaient trop loin, et puis les gens poussaient dans tous les sens.
– Je comprends. Dites, on vendait nulle part de la patience, de la bonté, de la compassion, de l’empathie, des choses comme ça ?
– Franchement docteur, je n’en ai pas vu. Probablement. Enfin, j’en sais rien, avec la foule qui y avait et qui s’agitait. J’ai surtout vu ces trucs-là, ‹Gloire›, ‹Richesse›, ‹Amour›, ‹Pouvoir›, quoi.
– D’accord, mais il me semble que vous aviez parlé aussi de la mort, ou bien ?
– Ah… ah, oui, oui, on voyait bien cette caisse-là, c’était à la porte de sortie, mais il n’y avait pas grand monde. Enfin, laissez-moi continuer.
– Bien sûr, excusez moi.
– Donc je déboule là-dedans et je vois la file où les gens voulaient s’acheter du temps. Quoi, file… plutôt une queue grande comme celle au service de l’emploi.
– Ah…
– Je me fraie donc un chemin comme un brise-glace parmi tous ces gens. J’arrive enfin tout trempe à ma queue, ma file, en dernier.
– Uf…
– …et tout au bout une grosse vache qui se bouge à peine. C’est qu’elle vendait bien du temps, mais jamais elle n’avait la moindre monnaie, en plus je vois écrit là-haut que dans une demi-heure la caisse va fermer. Sur quoi je désespère de me retrouver de nouveau sans le temps que je voulais me procurer et j’enrage: “Ils n’ont pas pu mettre plus de caisses ?!”.
– Absolument. C’est toujours comme ça, voyez-vous ?
– Alors je commence à supplier ceux devant moi: ‘Grouillez-vous s’il vous plaaaîît, que je chope aussi un peu de temps’. Et ces abrutis bougent à peine, et moi je crie à la vache: ‘S’il vous plaît madame, qu’on ne donne qu’une minute, qu’il en reste pour tout le monde !’
– C’est ça.
– Mais c’est comme si je criais au fond d’une piscine, personne ne me regarde, et eux on dirait qu’ils font exprès, il y en a qui prennent cinq minutes, d’autres même une heure ! Et puis il y a même des malins qui se glissent devant, et personne ne proteste.
– Eh oui, je connais.
– …et moi je regarde ma montre et je vois les minutes passer et je vois clairement que j’avance pas. Au contraire, la foule gonfle devant. Et plus je m’éternise à cette queue-là, plus je vieillis ; plus je m’approche péniblement de ce guichet-là, plus je suis délabré.
– Oh…
– Du coup je vois que je traîne une barbe blanche par terre qui ramasse tous les mégots, j’ai le nez qui coule et j’ai mal au râble. Je commence à voir comme un brouillard comme ça, et je peux plus retenir mes pets, excusez…
– Pas de problème, allez-y.
– Et la queue bouge toujours à peine, la file, quoi, alors du coup la meuf qui est juste devant moi ne m’intéresse plus, excusez…
– (Rire.) C’est normal.
– …je n’en ai plus rien à faire d’elle, je veux juste m’asseoir là, par terre. Si seulement j’avais pu avoir avec moi un gamin ou un cousin, quelque chose, pour m’aider à tenir mon sac où je voulais mettre un peu de temps !… Puis après il n’y a plus rien qui vaille, j’ai envie de voter pour la protection des jeunes phoques barbus.
– (Rire.) A ce point-là !
– …oui, j’ai l’impression d’être de plus en plus un bon vieux druide sage et pourtant je donnerais n’importe quoi pour avoir une érec…, pardon, une réaction, je sais pas ce qui me prend…
– (Rire.) C’est normal, puisque je vous dis, c’est l’émotion…
– Alors peu à peu je commence à vraiment tout oublier, en fait je ne sais même plus ce que je fais dans cette queue-là, et quand il ne reste plus que cinq minutes, je m’allonge par terre, épuisé, et je demande à une bonne femme à côté d’être si gentille pour m’apporter un pot, car – excusez-moi – je me pisse carrément dessus !
– Oh mais ça va, pas besoin de vous excuser pour si peu.
– Enfin… et tout le monde commence à me faire… chier et je me rends compte que je n’ai plus aucune envie de vivre.
– Ah là, c’est maintenant que ça devient… oui, très intéressant.
– Peut-être pour vous, mais autour on aurait dit que les autres gens s’en fichent la totale : ils s’occupent, jouent au sudoku, papotent, téléphonent, se lancent des blagues, ils tuent le temps, quoi.
– Avant de l’avoir acheté ? (Rire.)
– Hé, oui… J’en ai donc assez et je veux partir à la maison pour mourir, mais sur ce coup-là une fille – pas la meuf blonde, une autre, très gentille – me cède sa place et j’arrive enfin au guichet.
– Incroyable.
– Et alors la grosse vache me demande ‘Vous voulez quoi ?’ Je dis ‘Vous avez encore du temps ?’ Et elle me répond avec sa voix blasée de vache: ‘Désolée, je n’ai plus du temps, il vient de se terminer. Vous désirez autres chose ?’ Nia-nia-nia-nia… Pfff… Et moi je dis: “Je voudrais mourir heureux.’
– Quand même…
– Attendez, puis elle me nargue: ‘Mais alors vieux schnock, tu cherches quoi dans cette queue ? Tu sais pas que la queue pour du bonheur c’est à l’autre guichet ? Tu veux mourir ou tu veux être heureux ? Ou peut-être tu veux les deux ? Hé, les vétustes, jamais assez, hein ? Vous prenez la place des jeunes ! Allez, au suivant.’
– Oh la…
– Oui, je l’envoie se faire… et j’y vais à la caisse à côté pour au moins m’acheter du bonheur. Et là – miracle ! – il n’y a personne, en tout cas il y a un billet où c’est écrit ‹ Retour dans 5 ›. On ne sait pas si c’est 5 minutes ou 5 heures. Alors j’attends même plus de 10 minutes, mais le bonheur ne vient plus. Par contre, la même fille sympa qui m’avait cédé sa place arrive enfin et me dit: ‘Monsieur, si vous voulez du bonheur, sachez que ça vient juste de s’épuiser, mais, disons… si vous désirez mourir, il vous faudrait aller au guichet n° 3’. “Vraiment super, cette fille”, me dis-je.
– C’est le moins que l’on puisse dire.
– Tout à fait, alors même que je suis au bout de mes forces, je fais un dernier effort et j’arrive donc à cette file-là pour le guichet 3 et bien sûr qu’il y a plein de monde, mais la file avance vite, car c’est bien organisée, sur 3 rangées, et ils sont 3 vendeurs.
– Oh, cool !
– “Tu vois comme elle est bien ordonnée, la mort ? Pas comme la vie, ou le peuple se marche dessus dès qu’il y a la période des soldes ou au service de l’immigration.” Et quand j’arrive tout mouillé et déconfit à ce guichet-là, un crétin livide (bon, ils étaient tous blafards) me demande vite ‘Tu veux quoi, charogne ?’
– Ooh !
– Ouais, mais je reste zen et je dis juste « Je veux mourir. » Et lui me dit en riant jaune: ‘T’es venu à point, le périmé, encore 2 minutes et je fermais ! Remplis cette demande et tu peux mourir.’
– Oooh !
– Attendez, attendez, ce n’est pas fini, alors du coup j’ai oublié ma fatigue et j’ai commencé à sauter de joie comme un bouffon en me disant “Mais alors le bol hénooorme que j’ai eu de trouver le guichet encore ouvert !”…
– Ah, ça…
– …et je remplis le formulaire et je mourus. Pour de bon.
[23 décembre 2019]
PS. Internet, c’est magique! Il y a quelques temps j’ai reçu je ne sais plus de qui un texte bref mais délicieux qui m’a aussitôt fasciné. Apparemment c’était un manuscrit étranger, écrit (ou alors transcrit) par je ne sais qui je ne sais où je ne sais quand. A force de le relire, j’ai décidé de m’en inspirer pour ce texte, qui s’en est vu étoffé. Si son auteur le lit, je souhaiterais beaucoup faire sa connaissance.