Les Alpes, on ne les voit point depuis le rez-de-chaussée, et à vrai dire pas beaucoup plus depuis le premier étage de la maison que ma famille a occupé 28 ans durant sur les hauts de Lausanne. En revanche, depuis le deuxième si, et encore bien, et on voit même un bout de ce cher lac Léman. Il faut savoir que le rideau d’arbres qui embrasse notre jardin fait barrage, comme le mur de paix qui y règne, percé seulement par les trilles des oiseaux moqueurs.
Au fait, les Alpes, le Mont Blanc, le lac Léman, ce sont des stéréotypes de l’imaginaire collectif, tels les criques écossais, le Fuji ou le Nil. Parce qu’il y a tant à se régaler en deçà, autour et au-delà ! Tiens, lors de ma première année d’université, un des sujets fut l’étude d’une maison pour un photographe sur un site réel dominant les environs. Dans leurs concepts, les étudiants choisirent par instinct comme direction de vue le lac Léman et sa toile de fond alpine, peut-être aussi célèbre que le skyline de New-York. Alors le professeur dit : ‘Bien. C’est un objectif qui vaut l’attention. Mais pensez aussi qu’à 2o km de distance, c’est uniquement un décor. Ça l’a été et ça le restera à jamais. Alors qu’à quelques pas autour de votre projet il y a ce beau jardin avec ses superbes arbres que l’on peut vivre en plein chaque jour à longueur d’année : le printemps lorsque frémissent les perce-neige et l’été quand vrombissent les bourdons, sans oublier le spectacle impressionniste de l’automne et le blanc tenace de l’hiver.’
Cela m’a marqué, la preuve est que je m’en souviens encore comme si c’était hier. Et ces paroles me reviennent presque chaque fois que mon regard balaye l’allée de gravier, ou qu’en poussant la tondeuse à gazon – pas assez souvent qu’il le faudrait – je me demande combien de fourmis, de moucherons et autres micro insectes je suis en train de tuer involontairement sous mes pas de géant. Je m’en souviens aussi dans la douceur de cette fin d’après-midi, à mes côtés mon fils happé par l’œuvre que tout enfant a dessiné passionnément un jour : son univers à lui.
Je jette un coup d’œil furtif, histoire de ne pas casser la magie du moment et je découvre tout en haut un soleil énorme et furieux, probablement le résultat subconscient d’un manque rendu obsessif par ce climat durablement capricieux qui nous agace. Puis des oiseaux, petits, grands, plein d’oiseaux, sans doute ceux qui nous concertent du matin au soir, si ce ne sont alors des mouches, celles qui gâchent tant nos repas dehors, la représentation est ambiguë. En dessous je devine notre chienne Lulu, car nous n’élevons ni chevaux ni zèbres. Et pour lui, elle est vraiment massive, la chienne, même si ce n’est qu’une bâtarde moyenne, et sûrement qu’elle est calibrée selon l’affection qu’il lui porte. Suivent deux-trois petits sapins (rouges !), un peu de gazon par ci, ma voiture par là, plus petite que Lulu et qu’on dirait plutôt une brouette. Un zeste de ciel bleu. Maman, grand-mère et moi, nous sommes là aussi, tous – hélas ! – des nains de jardin. À l’instant il achève la moto Lego reçue pour Noël, trois fois la taille de ma voiture. Au fond, il y a encore la maison : une fenêtre, une porte. Ça suffit et je sais bien pourquoi : bâtir n’est pas son fort.
Je le regarde avec une infinie tendresse et tout en essayant de ne pas freiner son élan expressif, lui fait remarquer habilement qu’il a omis certaines choses importantes. Contrarié, il ronge son crayon violet qui avait donné naissance à la chienne. « Quoi ? » « Réfléchis bien. » Mais à son âge, la pétulance est reine, donc je lui concède en souriant : « Et les framboises du potager alors ?! » Il rit vite, un brin gêné, et s’y remet tout de suite mais… s’arrête aussitôt : « Papa, c’est comment les framboises ? » ˝Quelle mauvaise idée˝, me dis-je. En effet, on est en septembre et les framboises sont loin derrière, autrement je l’aurais invité à cueillir quelques unes comme modèle. Puisqu’on me dit relativement doué au dessin, j’essaye de réparer ce décalage saisonnier par une représentation graphique qui ressemble malheureusement plus à une grappe de raisins, mais bon, il est satisfait et c’est ce qui compte. Sur ce, je retourne à mes affaires. Peu après il finit le travail et me brandit son dessin avec l’air du chef de guerre victorieux. À part une sorte de piscine (inexistante) et quelques fioritures, oh stupeur !, sur notre maison flotte le drapeau de la Croix Rouge.
« C’est bien, c’est bien… mais qu’est ce que c’est que ça ? » je lui demande et lui montre la fameuse bannière blanche. Les yeux plient, et d’un air luron je reçois la réponse, évidente : « Mais quoi, papa ?! le drapeau suisse ! » (˝Oh-là, drôle d’embarras maintenant, que dois-je faire ? Simplement lui en montrer un de bien correct ? Lui en dessiner un moi-même ? Lui expliquer les comment et les pourquoi ? Et par quel cheminement mental a-t-il pu faire sortir de son mini cerveau le symbole de cette ONG, certes si fameuse, mais bon, tout de même…˝). Les secondes passent et il se tient là devant moi, suspendu à ma validation, même que pour lui et dans le cas présent, cela reviendrait à une formalité tant il est sûr de son design. Pourtant, à cet âge-là et par nature, les enfants ont un besoin irrépressible de consécration qu’ils n’acceptent que de la part des adultes, papa-maman en tête. Sur ce, la jubilation s’aplatit sur son visage. Cela me devient intenable et sans plus tarder je me dois d’agir.
« Écoute… comment dire ?» Ses petites mains baissent pour poser le dessin sur la table et ses yeux collent à mes lèvres. «Ce que t’as fait là est très bien… » (infime rictus de soulagement) « mais… » (infime rictus d’abattement) « c’est à dire… vois-tu ? en fait ton dessin est très beau et il est aussi très compliqué » (voyant que le soleil tend à se lever, je souffle un peu, encore que le mot qui aurait convenu et que j’avais remplacé après les cinq premières lettres était ´complEXE´, car je risquais là le peu de marge que j’avais dans l’exposé qui me guettait sur un thème déjà pas simple). J’enchaîne donc : « Tu as très bien dessiné toutes ces choses qui sont ici, enfin, les principales choses » (le visage fleurit) « mais tiens ! la fourrure de Lulu n’est pas mauve, elle est noire » (petit sourire: il le sait bien, le crayon noir est presqu’à bout, mais bon, il sait aussi qu’on le lui passe, Lulu aussi) « le reste tu l’as très bien dessiné et… » (exclu de tromper sa vigilance : il attend le moment où je vais tuer ce “mais”) « … ce drapeau suisse… en fait c’est une croix blanche sur fond rouge, c’est l’inverse de ce que t’as fait, mais c’est pas grave» (chose confirmée par sa grimace genre ˝Ah, si c’est que ça…˝). Et alors qu’en me retournant je croyais l’avoir échappé belle, j’entends : « Papa, dessine-moi une Suisse !… »
(˝Hyperluberlandox ! Goulp ! Que fais-je ?! Trop beaux sont les draps, c’est pour ça que j’y suis en plein dedans. Voyons si je vaux quelque chose.˝) Je prends donc ma pose docte, je roule les yeux côté ciel et j’articule d’un ton grave : « Ce que tu demandes est très difficile, mais j’essayerai de faire encore mieux… » (le visage refleurit) « …j’essayerai de te faire rêver d’une Suisse ! » (le soleil est au zénith).
*
« Un drapeau est le symbole d’un pays, et ce drapeau-là, que tu viens de me montrer, c’est le symbole de la Suisse. Un symbole est quelque chose de très, très spécial. Par exemple quand tu veux dessiner l’amour, admettons que tu veux dessiner maman et papa qui s’aiment, tu dessines papa et maman et entre les deux tu dessines un cœur rouge, mais ce cœur-là, ce n’est ni celui de papa, ni celui de maman, puisque personne ne peut vivre sans son cœur dedans. Donc ce cœur, que tu dessines entre nous deux, représente l’amour. C’est le symbole de l’amour. Bien sûr, ce n’est juste qu’un symbole dessiné, mais il est très-très important. Parce que l’amour aussi est très important. Eh bien, un drapeau c’est aussi très important, puisqu’il représente tout un pays, il est son symbole. Et un pays c’est aussi quelque chose de très important. Par exemple, pour toi la Suisse est quelque chose de très important parce que c’est déjà le lieu et le pays où tu es né il y a de ça sept ans. Mais ce pays, la Suisse, il est important pour tant de garçons et de filles qui sont né(e)s ici, et si tu veux tout savoir, il est important pour bien plus de raisons que le simple fait de naître ici.
As-tu compté combien de fois il a utilisé papa le mot ´important´ ? Eh bien, ce n’est pas un hasard : Lulu, le pays, l’amour, le drapeau, maman, papa, ce sont – toutes – des choses importantes. Important c’est ce qui compte pour toi, ou pour quelqu’un d’autre, nos voisins par exemple, ou pour les gens de cette ville, ou alors pour tout un pays, la Suisse ou un autre. C’est ce que tu aimes, ou tu préfères, toi ou quelqu’un d’autre, ou plusieurs personnes à la fois. Et comme tu sais, chacun est unique, donc différent d’un autre, alors la plupart du temps ce qui est important pour toi ne le sera peut-être pas pour ton voisin. Prends Lulu : elle est très importante pour toi, mais pas tellement pour ton voisin. Pour lui, c’est son chat Löschat qui compte. Et ainsi de suite. Maintenant autre chose : le lac. Nous l’aimons probablement tous, je veux dire la plupart de ceux qui habitons dans cette ville. Mais tous les autres, qui ne font que nous rendre visite, les touristes, les voyageurs, les gens de passage, il y en a beaucoup qui l’aiment aussi. On ne sait pas trop pourquoi toutes ces personnes aiment cette grande flaque d’eau, mais c’est ainsi. Et plein d’autres autour du monde qui habitent près d’un lac, aiment bien aussi le leur. Et les touristes qui vont par là-bas également. Attends : il y encore plus drôle. Quand nous nous rendons en vacances au bord de la mer, qu’est-ce que nous l’aimons, cette mer !!! Pas vrai ? Pourtant c’est toujours une flaque d’eau, sauf que mille fois plus grande que notre petit lac, hein ? Pense alors ce que les habitants de ces pays-là doivent aimer leurs mers. Et nous, qu’est-ce qu’on fait quand on retourne de ces vacances-là ? On crie à tout va ‘Rasez-moi ces Alpes, qu’on voit la mer !’ Voilà donc de quoi on pourrait être capables, alors qu’il y a tant de gens partout dans le monde qui sont fous de nos montagnes. Nous compris !
Tout ça veut dire deux choses : d’abord que chacun de nous décide de ce qui est important pour lui et ensuite qu’il arrive souvent à une même chose d’être importante pour tant de gens qui ne se connaissent même pas. C’est aussi le cas du drapeau d’un pays et du pays lui-même. Par exemple la Suisse. À présent je suis certain que tu te demandes – à juste titre d’ailleurs – pourquoi ce pays est-il si important, aussi bien pour les habitants d’ici que pour plein d’autres. Arrivés en ce point, il est clair qu’en t’expliquant ces choses assez compliquées, ce sera selon ma façon de les voir. Je te dessinerai donc et te ferai rêver d’une certaine Suisse, ma Suisse à moi. Si je dis cela, c’est parce qu’à coup sûr, un jour ou un autre, tu entendras ou tu liras d’autres histoires sur ce pays, de la part d’autres personnes, et la plupart de ces histoires seront sans doute assez différentes de celle que je te raconterai à présent. Et ça mon garçon, il serait bon que tu le saches déjà. »
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« Chaque jour le Suisse (et, bien sûr et au même titre, la Suissesse, la forme masculine étant ici utilisée uniquement par souci de commodité et de fluidité) se rend à son travail comme nos aïeuls prenaient le chemin de l’église dimanche de bonne heure : calmement, sobrement, rigoureusement, religieusement. Le travail lui est au-delà du besoin, de l’envie, de l’argent, de la carrière, encore que ce sont là des éléments essentiels de la vie. Il est logé dans sa nature. Il est même au-delà du pseudo-dilemme ‘travailler pour vivre ou vivre pour travailler ?’ De bon gré, le Suisse fait une toute autre lecture de l’épouvantable slogan nazi. Pour lui, c’est carrément ‘Arbeit bringt Glück’. Le travail est au rayon de l’évidence. À le voir au travail, on dirait qu’il y est né pour. […]
[11 septembre 2018]