Papa, dessine-moi une Suisse (2/2)

Catégorie: Essais
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« Le Suisse (et, bien sûr et au même titre, la Suis­sesse, la forme mas­cu­line étant ici uti­li­sée uni­que­ment par sou­ci de com­mo­di­té et de flui­di­té) se rend au tra­vail comme nos aïeuls se ren­daient à la messe du dimanche : cal­me­ment, sobre­ment, rigou­reu­se­ment, reli­gieu­se­ment. Le tra­vail lui est au-delà du besoin, de l’argent, de la car­rière, encore que ce sont là des élé­ments essen­tiels de la vie. Il est logé dans sa nature. Il est même au-delà du faux dilemme ‘tra­vailler pour vivre ou vivre pour tra­vailler ?’ De bon gré, le Suisse fait une toute autre lec­ture de l’épouvantable slo­gan nazi. Pour lui, car­ré­ment ‘Arbeit bringt Glück’. Le tra­vail est au rayon de l’évidence. À le voir au tra­vail, on dirait qu’il y est né pour.

Et puisque c’est ain­si, autant tra­vailler bien. Car au plus pro­fond de lui-même, la nature du Suisse se retrouve en réa­li­té dans le tra­vail bien fait. Et comme de tra­vail bien fait à tra­vail de qua­li­té – ou excel­lence – il n’y a qu’un seul et tout petit pas, il l’a fran­chi allè­gre­ment depuis des lustres. Aus­si, on se trouve au niveau où l’expression tra­vail de qua­li­té a car­ré­ment rem­pla­cé la notion de base – tra­vail. Inté­gré aus­si au domaine de l’évidence, le tra­vail de qua­li­té s’est donc his­sé à la place de concept-cadre implicite.

Atteint par les pre­mières étin­celles de l’ère indus­trielle, c’est peut-être l’intérêt pré­coce de l’artisan du lieu envers la mesure du temps qui l’a ame­né au début du XVIIIe siècle à façon­ner davan­tage ce syn­tagme pour débou­cher sur un autre, encore plus pous­sé : le tra­vail de pré­ci­sion. Ce concept-frère s’est donc for­gé au fil des ans via le même pro­ces­sus qui a fon­du les termes tra­vail et qua­li­té en un seul concept, et a pris place peu à peu dans la conscience col­lec­tive au point d’en faire un pléo­nasme : la pré­ci­sion helvétique.

Excel­lence et pré­ci­sion étant par nature hau­te­ment exi­geantes, donc contrai­gnantes, qui dit contrainte dit règle, avec ses bons et mau­vais côtés. En l’espèce, cela s’est tra­duit par le culte d’une cer­taine confor­mi­té, abso­lue. Un besoin vis­cé­ral pour qu’à tout moment l’on puisse dis­po­ser de repères éta­blis. Pour juger, agir éclai­ré, com­pa­rer. Ain­si, l’adage « Une chose est une chose, pas ce que l’on dit de cette chose »1prit une place de choix dans l’instinct du Suisse, qui l’érigea au rang de norme. Pour sûr, quelque part cela eut un impact sur la désin­vol­ture inven­tive, l’exubérance créative…

Cette règle de base agit au-delà des rela­tions de l’individu à l’acte, à l’événement, à l’affaire, à l’objet : il gou­verne les rela­tions entre les indi­vi­dus et le contraire serait pour le moins sur­pre­nant, voire impos­sible. La for­mule ‘Un homme n’a qu’une parole’ 2 décrit un truisme car il s’agit d’un prin­cipe ancré dans le sub­cons­cient. Pou­voir comp­ter des­sus est à double sens et ce n’est que logique : on en demande autant qu’on en donne. Bien que des entorses à ce dogme existent, elles sont per­çues comme des acci­dents iso­lés, sont mal reçues et sou­vent aus­si­tôt condamnées.

« Pou­voir comp­ter des­sus » est une expres­sion qui se réduit au seul mot confiance. En Suisse elle habite du pre­mier au der­nier étage de la socié­té sans dis­tinc­tion quant à la région lin­guis­tique. Un cha­peau oublié dans un maga­sin est retrou­vé le len­de­main par son pos­ses­seur. Un por­te­feuille épais trou­vé sur le trot­toir est remis à un poste de police.3 Un ren­dez-vous est conve­nu et bien-sûr res­pec­té. Même chose pour une échéance. Une pro­messe orale vaut contrat et un contrat oral vaut son pen­dant écrit.

Rien de tout cela ne serait pos­sible sans le res­pect pri­mor­dial et abso­lu de la per­sonne. Tout aus­si omni­pré­sent, il est un des car­bu­rants cir­cu­lant dans les veines de la socié­té. Il per­met l’efficacité par­faite des rap­ports État⟷individu. Il auto­rise, tech­ni­que­ment et humai­ne­ment, une méde­cine-modèle. Il est à la base de l’abondance d’institutions de coopé­ra­tion, entraide et assis­tance, ici et ailleurs. Il assure au pays éclat et renom mon­dial, car via l’individu, uni­té de base de toute socié­té, il sert tout ce pays.

Comme dans toute forme d’organisation humaine com­plexe, cette effi­ca­ci­té pré­sup­pose cer­taines dis­po­ni­bi­li­tés actives sup­plé­men­taires : par exemple pour la rigueur et la dis­ci­pline. C’est aus­si grâce à ces deux para­mètres de fonc­tion­ne­ment que ce mines­trone mul­ti-sécu­laire que repré­sente la socié­té suisse dans son ensemble s’est trans­for­mé au fil des ans en un méca­nisme hui­lé uni­taire et unique tel que nous le connais­sons aujourd’hui.

Long­temps ter­ri­toire à voca­tion guer­rière, pour­voyeur de mer­ce­naires et peu­plé d’hommes témé­raires, ce petit pays fut gagné par l’aversion du risque et par le rejet de l’esprit d’aventure, lui pré­fé­rant celui de la pru­dence et de la pré­vi­sion. Vînt ensuite s’y gref­fer cet autre ins­tru­ment de rayon­ne­ment aux quatre coins du monde – la neu­tra­li­té, qui lui fit évi­ter deux embra­se­ments pla­né­taires, entre autres mis­sions de paci­fi­ca­tion et de médiation.

La Suisse n’est pas peu­plée de clones. Sur huit mil­lions d’habitants il y a autant d’opinions diverses, comme un peu par­tout. Mais il y a là une quête per­ma­nente de la modé­ra­tion (ou la conquête du com­pro­mis pour atteindre un objec­tif supé­rieur) qui pointe vers cette autre déi­té suisse qu’est l’attitude consen­suelle. C’est un art. Un autre car­bu­rant qui fait tour­ner la socié­té autant au niveaux social – par la paix du tra­vail employeurs⟷employés, que poli­tique – par le gou­ver­ne­ment col­lé­gial, unique au monde.

Sta­bi­li­té : poli­tique, sociale, éco­no­mique, finan­cière. Encore un axiome dont les racines se trouvent en bonne par­tie dans cet esprit de juste mesure. Les gens de ce pays se sont habi­tués à ne pas aimer les extrêmes, du coup ils n’en sont pas les cham­pions. Il sont en revanche des cham­pions recon­nus et res­pec­tés de cette sta­bi­li­té-là, qui se prend de main avec la tran­quilli­té. Ensemble, elles portent sur les bras la soli­di­té, et à trois, elles déroulent le tapis de la pros­pé­ri­té pour le plus grand nombre.

Tous ces fac­teurs s’appliquent à ce peuple qui, avant le verbe être et même le verbe avoir, d’abord jure fidé­li­té au verbe faire. Et celui-ci vit par le réa­lisme, tête sur les épaules et pieds sur terre. Ce verbe déteste la naï­ve­té et les uto­pies, comme il tourne le dos aux excen­tri­ci­tés. Lorsque sur son éco­no­mie se déposent la convic­tion, la minu­tie, la méthode, la per­fec­tion, il n’est plus sur­pre­nant que la Suisse exporte par tête d’habitant vingt fois plus que la Chine, sept fois plus que les États-Unis et deuxx fois plus que l’Allemagne.

Et qu’en est-il de ce thème si aimé de nos jours et si gal­vau­dé par­tout : la démo­cra­tie ? De la cohé­sion natio­nale dans un pays tri-, voire qua­dri- si ce n’est quin­ti­lingue ? De ce tiers d’étrangers sur le total de la popu­la­tion ? De l’unité natio­nale avec vingt-six petits États indé­pen­dants et deux mille com­munes avec leurs propres lois et règle­ments ? Du civisme ? Du pou­voir popu­laire avec cette armée de milice où le citoyen garde son cher fusil d’assaut dans l’armoire à balai ? Visi­ble­ment aucun sou­ci, c’est pour­quoi a été don­né au peuple ce sur­nom pom­peux : “Le Sou­ve­rain”.

Ce por­trait serait incom­plet si le bon sens, la dis­cré­tion, l’aversion pour le verbe paraître étaient absents. L’esprit pro­tes­tant veille, mais quelle impor­tance fina­le­ment ? L’importance se trouve dans le nombre d’individus à hauts reve­nus qui choi­sissent la Suisse comme domi­cile ; dans le nombre réduit de papa­raz­zi per capi­ta ; dans le nombre de socié­tés étran­gères par mètre car­ré qui ins­tallent leurs sièges, d’ailleurs pour plein d’autres rai­sons que la sobrié­té ; dans le nombre d’institutions inter­na­tio­nales qui font de même.

*

Tout serait alors pour le mieux dans le meilleur des pays pos­sibles ? Hélas, excu­sez du peu : clai­re­ment NON. D’ailleurs j’entends ces voix outrées qui se lèvent déjà. Bien sûr, il y a tou­jours un prix à payer, on n’a jamais rien sans rien. Le coût s’appelle – il fal­lait s’y attendre – une jus­tice laxiste, la tor­peur poli­tique, la couar­dise et son double lan­gage, la crainte d’assumer, le mou­char­dage, le nanisme cultu­rel, la rigi­di­té, l’esprit car­ré, la supé­rio­ri­té, l’absence du second degré, de l’humour, de l’autodérision… Non, ce pays n’est pas le Para­dis, l’El Dora­do ou la Terre Promise.

Et pour­tant…

Sont mis en évi­dence ici des attri­buts et un état d’esprit domi­nants, que l’anglais exprime peut-être plus cor­rec­te­ment au tra­vers du syn­tagme state of mind. Aus­si, tout n’est bien sûr pas excep­tion, réser­vé ou propre uni­que­ment à la Suisse et à ses braves citoyens. Loin s’en faut. En revanche, c’est l’ensemble har­mo­nieux de tous ces élé­ments qui donne nais­sance à son por­trait si spé­cial. Un peintre esquisse un nez, un autre un œil, un autre une oreille, un autre des che­veux. Mais il n’y a qu’une seule Mona Lisa. »

*

Quand j’ai fini, j’ai mon­tré à mon fils l’image de ma Suisse, que voi­ci. Mais lui – tête sur la table – il dor­mait déjà comme un petit ange qu’il est pour moi, je ne sau­rais pas dire depuis quand. Il se fai­sait déjà tard et je ne m’étais ren­du compte le moins du monde. Avec l’application qu’on me dit au des­sin, cette fois j’étais par­ti à fond dans les choux. Au moins, je me suis vite conso­lé en aper­ce­vant devant lui un tout petit des­sin qu’il avait grif­fon­né alors que je péro­rais dans le vent : le dra­peau suisse. Cor­rect, cette fois-ci.

[11 sep­tembre 2018]

P.-S. Ce des­sin écrit s’adresse aux per­sonnes de plus en plus nom­breuses qui se construisent une habi­tude à regar­der la moi­tié du verre qui est vide, tan­dis que déjà la moi­tié pleine leur ferait pas mal l’affaire et que tout autour vivent tant d’autres per­sonnes qui ne peuvent que rêver de cette moi­tié pleine pour cal­mer leur soif.

  1. J’ai été heu­reux de retrou­ver cette for­mule dans le film ‹ Bird­man › du met­teur en scène mexi­cain Ale­jan­dro Gonzá­lez Iñár­ri­tu, 2014 
  2. L’expression consa­crée est en alle­mand : Ein Mann, ein Wort.
  3. Le geste valant tout de même une récom­pense offi­cielle à hau­teur de 10% du mon­tant qui s’y trouverait.
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