Les deux dernières décennies du XXe siècle ont rivalisé en conséquences conjoncturelles avec les années postérieures au traité de Versailles et à la conférence de Potsdam. En 1919 était tournée la page du Moyen Âge et entériné l’avènement du capitalisme, tandis que le colonialisme touchait à son apogée. En 1945, le monde tel que nous le vivons encore aujourd’hui venait tout simplement d’être redessiné, avec tout le côté profondément traumatique – car artificiel – que cela comporte.
Alors, comme je le disais, tout a changé ces derniers vingt ans. Et c’est intéressant que cela n’ait pas eu lieu de la façon qu’avait imaginée la science-fiction – les vertus prémonitoires de l’homme étant décidément lamentables. Pas de croisières intergalactiques régulières en ridicules combinaisons moulées de skaï, pas de maisons en plastique, aseptisées et robotisées, pas de biscuits immondes ou de pâtes infâmes en tubes, pas de fourmilières humaines autophages dans les mégalopoles gore, pseudo-gothiques, du monde occidental, pas de retour grotesque aux rites barbares après un long hiver atomique et toujours pas de trace d’invasion de cyborgs venus de l’espace.
Non, ou du moins pas encore.
Les vols orbitaux et habités sont encore rares (bien qu’en passe de se banaliser), à travers le monde on construit encore en brique, à Berne on mange encore une excellente soupe à l’oignon, à Munich on boit encore une très bonne bière, à New York on peut encore se donner rendez-vous devant le Bloomingdale’s sur la 59e rue, le 1e janvier on peut encore rêver au Staatsopernball de Vienne, et pas encore d’extraterrestres parmi nous !
Tout au plus, nous avons la confirmation relative des intuitions d’un Huxley et d’un Orwell. Pourtant, l’énorme changement est là, sous nos yeux, autour de nous, en nous-mêmes.1 À notre insu peut-être, nous en faisons partie.
Nous sommes ce changement.
*
Ce qui suit n’a rien d’un inventaire exhaustif et hiérarchisé ; ce n’est qu’un survol guidé par des critères subjectifs. Dès lors, jugeons plutôt à travers ces quelques brèves réflexions sur …
La descendance
Grand-mère disait vrai : ‘On ne reconnaît plus nos petits-enfants’.
À l’époque de grand-mère, il n’y avait pas de Play, ni de Game, ni de XBOX, même pas de Walkman, encore moins de lecteur MP3. Le VHS n’existait pas encore, le PC non plus. Que dire alors du PDA ou du DVD ? Et certainement pas de HDTV, car c’est à peine si on venait de découvrir le miracle de la télévision. Si, si, c’était il y a 50 ans à peine. Donc, du temps de grand-mère, les petits-enfants étaient en vérité encore des gamins, puisque le matin ils avalaient leur lait avec du pain beurré tartiné à la confiture de fraises ; à la récré, ils couraient sous le préau de l’école, ou bien ils troquaient leurs collections de timbres-poste, l’après-midi, ils jouaient aux gendarmes et aux voleurs sur les terrains vagues du quartier, et très rarement, samedi, dimanche, ils prenaient papa-maman par la main et allaient savourer Cendrillon au cinéma, l’histoire tout échafaudée dans la tête à force de l’avoir tellement lue et relue. Et tout ça était bon. C’était aussi quelque chose que grand-mère connaissait, elle qui avait scrupuleusement suivi ce même rituel dans son enfance, les séances de cinéma en moins. Bien sûr, elle n’avait pas expérimenté le chewing-gum. Mais à l’occasion, ce n’était pas ça qui l’empêchait de veiller en famille sur les devoirs du bambin, sur ses fréquentations et sur son emploi du temps. Plus maintenant. D’abord, parce que, reléguée dans sa chambre d’ems, grand-mère et ses petits-enfants n’entretiennent plus que des rapports anniversaires (‘C’est – encore !… – l’anniversaire de grand-mère !’ ‘Devine, grand-mère : nous sommes là, c’est l’”anni” de Kevin !’, etc.). Ensuite, parce que même quand on lui laissa le contact familial, elle ne put jamais saisir pourquoi à présent les gosses se gavaient de Rice Krispies®, pourquoi ils troquaient des DragonballZ ou bien des Pokémon, pourquoi leurs résultats scolaires se déclinaient en NA, PA, A, AA et LA, pourquoi ils chérissaient tant les Tamagotschi, mais, surtout, qu’est-ce qu’ils pouvaient trouver de si attirant dans Tomb Raider. De toute façon, on lui aurait vite fait comprendre que son époque était passée, mais ceci l’aurait laissée sur sa faim. Car depuis toujours son univers a joué naturellement un rôle crucial et complexe : d’un côté, nous faire savoir d’où l’on vient, et que l’on ne peut agir entièrement à sa guise ; d’un autre côté, par sa façon d’être, préfigurer notre propre rôle, une fois son âge venu. Et ce rôle, c’est le même que le sien. J’appelle ça la merveilleuse chaîne de la passation.
Et je crois que, beaucoup plus qu’autrefois, nous vivons des temps de très grand risque, où cette chaîne pourrait facilement se rompre, si elle n’est pas déjà fissurée.
L’économie
De minisecousses en mégacrash, on ne compte plus les cahots boursiers.
La spéculation sur les instruments et produits les plus divers (souvent nébuleux et insolites, voire carrément hermétiques pour le péquin) est devenue la principale occupation d’une élite d’initiés qui font la loi dans un domaine désormais exclusif. Vis-à-vis, il y a le boursicoteur classique, soucieux de placer minutieusement et judicieusement son argent dans une entreprise choisie selon des critères de créativité, de potentiel, de gestion rigoureuse, etc. Il est à présent l’archétype du ringard. D’ailleurs, bientôt il sera appelé à disparaître, car les temps sont à l’argent facile et aux coups d’éclat. Tel ténor monte à la tribune et affirme que le rouble russe est quatre fois surévalué. Le lendemain, le rouble perd 75 % de sa valeur face au dollar sur le marché des devises. Et le tribun d’affirmer qu’il s’était exprimé en son nom personnel. Ailleurs, on s’emballe sur l’avenir des communications et on lui trouve aussi un nom ésotérique : umts. Il permettra, dit-on, de véhiculer tout ce dont l’homme peut rêver : du son bien sûr, des données, mais surtout des images, partout et vite. Alors, on s’arrache les différentes concessions nationales d’utilisation de ces réseaux. Et l’on dépense pour cela des montants “mammouth“. Rien que pour être certain de se voir octroyer ces droits d’exploitation, sans compter les coûts imposés par la mise en œuvre des technologies de transmission. Et soudain, tout s’arrête. Et plus personne ne souffle mot de tout cela. Parce que, disait-on, ce n’était pas prouvé que ces réseaux étaient sans danger pour la santé des gens. Mais, dans l’intervalle, les taxes colossales fixées pour l’attribution des parts de marché auront déjà été englouties par les budgets courants des administrations publiques concernées. Tandis que les adjudicataires qui n’ont pas eu les reins assez solides auront fait faillite suite à l’effort financier trop facilement consenti. Et puis, dans d’autres paddocks, l’on s’échauffe sur le potentiel des dotcom. Les analystes ne jurent que par leur fabuleuse réserve de croissance uniquement parce que l’on veut croire qu’Internet, à peine mis en place, est déjà la panacée, un peu comme les grands canaux maritimes ou l’électricité à la fin du XIXe siècle. Alors les investissements dans le secteur ne connaissent plus de limites, de sorte que la capitalisation boursière de certains de ses acteurs – signe de la confiance du marché – n’a plus rien en commun avec les critères sensés du boursicoteur classique (chiffre d’affaires, bénéfice, cash-flow). Et là aussi, du jour au lendemain, tout s’écroule, tel un château de cartes, simplement parce qu’à force d’investir dans du rêve, les anachronismes, les inadéquations, les antagonismes, les déphasages qui sont inhérents à la précocité du domaine arrivent ipso facto à un point d’autorévélation où il n’est plus possible de les éluder. D’aucuns appellent ça l’effet autorégulateur des mécanismes du marché. Je n’y souscris pas. Au contraire, je pense que ce sont là des signes évidents de la débilité du raisonnement qui a cours de nos jours, et que ce mince raisonnement est un des éléments, et pas des moindres, de la mutation psychologique de ces vingt dernières années.
Je pense enfin que jamais autant que ces temps-ci, la technique, la commodité, les loisirs, l’hypothèse de Dieu n’ont poussé les hommes aussi loin vers la futilité.
Le climat
« Mais où sont les neiges d’antan ? »
(François Villon, 1431 – 1463, ‹ Ballade des dames du temps jadis ›, 1460)
Jamais auparavant cette exclamation n’avait atteint une pertinence aussi littérale ! Pourtant, alors que je n’ai pas spécialement la fibre écologiste, que je trie modérément mes ordures et que je ne chasse pas les produits bio dans les supermarchés (d’autant plus qu’ils sont plus chers que les aliments contaminés), je ne puis rester indifférent aux désordres climatiques évidents et majeurs de ces dernières années. Je ne sais pas s’ils proviennent vraiment de la quantité considérable de bonbonnes de spray utilisées tous azimuts pour diffuser de la colle, du parfum, de la peinture, des médicaments ou de la crème fouettée. Comme je ne sais pas non plus si blanchir le papier sans recourir au chlore peut vraiment résoudre ce problème. J’ai peut-être tort, mais les Zodiac de Greenpeace qui harcèlent (souvent naïvement, me dis-je) tel ou tel thonier, pétrolier ou bateau-poubelle transportant des déchets nucléaires, au lieu d’illustrer l’acharnement de ces jeunes militants barbus et trempés jusqu’aux os qui tiennent la barre, me font plutôt penser aux mouches que les vaches chassent placidement d’un mouvement de queue. N’empêche : il y a mutation dans ce domaine. On dit que l’année où je suis né, les gens ne pouvaient plus sortir de leurs maisons, tellement il avait neigé cet hiver-là. Et c’est vrai : depuis fin novembre et jusqu’à fin février, les hivers étaient des hivers, c’est-à-dire qu’il faisait froid et qu’il y avait de la neige. Et l’on sait que la neige est bonne pour l’agriculture. Les étés étaient aussi des étés, car en juillet et août on fondait, et chaque fois qu’il pleuvait l’après-midi on s’attendait au déluge biblique. Et puis, au printemps (avril, mai), il faisait doux. Parfois il faisait doux aussi en automne, surtout en septembre, mais le plus souvent il pleuvait dru des jours durant, et c’est là que – logiquement – arrivait la grippe. Avec ce mécanisme, tout le monde était habitué ; c’était le rituel immuable du climat qui faisait partie de l’ordre des choses. Aujourd’hui la grippe tombe n’importe quand. Elle tombe à mi-janvier, lorsque la température chute de 20°C après des semaines de douceur printanière. Elle tombe début avril, lors des grandes chutes de neige qui gèlent les bourgeons et tuent les cultures. Elle tombe en juin, quand le corps humain cède à la folle alternance de longues périodes de pluie battante et de brèves éclaircies pointant à 30°C. Elle tombe en août, quand, le matin, on part au travail en sandales, blouse et short, et qu’à midi on s’énerve parce qu’on a encoooore oublié de prendre avec soi les bottes, les jeans, un pull et la doudoune. Enfin, elle tombe en octobre, lorsque les baigneurs nostalgiques (pour ne pas citer ces automobilistes naïfs qui roulent toujours avec leurs pneus d’été) sont les plus exposés aux bourrasques glaciales qui peuvent se lever à tout instant et les clouer au lit. Une seule certitude : le temps a vraiment perdu la tête !
Je me demande alors de quoi auraient bien pu avoir l’air les si fameuses saisons que François Villon déplorait six siècles en arrière ?!…
L’éthique
L’humiliation du pauvre d’être pauvre n’a aujourd’hui plus la cote. Ce qui intéresse à présent, c’est le malaise du riche d’être riche.
Je dis qu’il ne s’agit pas ici de formuler des jugements de valeur. Je ne dis pas qu’il est bon ou mauvais d’être pauvre, ni d’être riche, encore moins qu’il convient de s’en féliciter ou, au contraire, de se repentir. Le sujet est ailleurs : dans l’hypocrisie qui nourrit et guide l’attitude du fort envers le faible. Mais la réciproque est également valable. Car dans ce monde où le fossé entre les uns et les autres (individus, entreprises ou nations) est devenu abyssal, les temps sont aujourd’hui au jeu de l’éthique sereine, dont les règles simples se résument ainsi : « Tu n’as qu’à me dire combien tu souffres, et hop ! moi je te soulage illico, et voilà ! comme ça, non seulement je soulage aussi ma conscience et mes impôts en espérant gagner du coup une place au paradis des puissants, mais surtout je dispose désormais de ta gratitude, qui te créera vite des obligations à long terme envers moi, et ces obligations m’autoriseront à te dicter mes conditions selon lesquelles je continuerai à exploiter à mon avantage ta dépendance envers moi ». Entre œuvres de charité, institutions de bienfaisance, forums d’entraide, organisations non gouvernementales, assistances économique et logistique, coopérations tiers-mondistes, années de la malaria, de la déforestation, de la faim, organismes d’entraide, actions de solidarité, associations Nord-Sud, campagnes de récolte de dons, délocalisations, aides humanitaires, l’éventail sophistiqué des modes d’intrusion dans l’espace de souveraineté des nations (et forcément des individus) a pris des formes et des dimensions inconnues jusqu’à présent. Il est clair que, vue par le nanti, l’agression reste théorique tant qu’on ne la subit pas ; pure logique, puisque c’est le monde industriel qui la produit. Vis-à-vis en revanche, l’on subit, faute de mieux, même si pour les dirigeants des États ou des organismes receveurs, parfois c’est le moment et le moyen idéals pour gonfler exponentiellement leurs fortunes personnelles. Le résultat est qu’en moins de 30 ans, la dette (donc la subordination) des pays en voie de développement – bel euphémisme ! – a augmenté de 3500 %. Mais au fond, ne l’a-t-on pas si bien dit depuis toujours ‘Reculer pour mieux sauter’ ?
Et à vrai dire, Jean de La Fontaine dans ‹ Le loup et l’agneau › et Nicolas de Pergame dans ‹ Le renard et le chapon › ne dénonçaient-ils pas la même chose ?
Les minorités
La bonne vieille boutade ‘Plutôt jeune, riche et bien portant, que vieux, pauvre et mal foutu’ est périmée.
C’est l’époque du ‘Plutôt célibataire, lesbienne et noire, que chef de famille, hétérosexuel et blanc’. L’âge, la fortune et la santé ne constituent plus des repères : le premier est relatif, la deuxième variable, la troisième aléatoire. On leur préfère le sexe, l’état civil, la sexualité, la race. En se rappelant la fin des années soixante, force est de rester abasourdi devant tout ce que les minorités ont acquis depuis. Je suis attaché à mes racines, aux valeurs de la culture (est-)européenne et je crois en la Sainte Trinité, mais je ne suis ni raciste, ni puritain. Pourtant, ma perplexité s’étend aussi à l’usage de ces acquis. Mon ami, si tu es un homme marié, n’essaie pas de concurrencer une femme célibataire pour un poste dans l’enseignement ou dans l’administration en général : tu perdrais ton temps. Puisses-tu être fort en thème, surtout ne te vexe pas : au mieux, par quelque fuite habilement orchestrée, on te fera savoir que ce n’est pas la peine ; au pire, tu n’en sauras rien. Si, par contre, tu cherches à engager quelqu’un, fais très attention avant de refuser qui que ce soit : il se pourrait que, par malheur, tu renvoies un candidat qui, certes, n’avait pas plus de qualifications qu’il n’avait d’expérience, mais voilà, il s’est trouvé qu’il était gay. Et alors, gare aux associations !2 Enfin, si par hasard tu n’étais pas touché par ces problèmes, un beau jour tu voudras certainement faire avancer ta carrière et tenter une promotion. Là, tu auras toutes les chances de te casser la figure devant la nouvelle et sympathique égérie africaine du chef de département. Un conseil : réprime ta colère, sinon tu risqueras beaucoup d’être traité de sale raciste. Et ton avenir pourrait en dépendre. Tout cela pour dire, d’une façon plus générale, que je n’ai pas encore entendu parler des devoirs de ces minorités, en marge de leurs droits. Quels devoirs ? Voyons, ne serait-ce que celui de réflexion : sur ce que les jeunes pourraient tirer du fourmillement de chairs mauves-jaunes-vertes dont ils sont les spectateurs involontaires à l’occasion de chaque défilé homosexuel ; réflexion sur la vénérable place soi-disant traditionnelle de la femme et sur l’immense valeur du vrai rôle de la famille, tout comme sur les résultats qui en découlent ; réflexion sur un certain type, si largement répandu, d’existence opulente et aboulique, où le vide du vécu sombre rapidement au chant des sirènes d’une échappée exotique éphémère. Ce serait déjà ça, non ? Eh bien non, visiblement, ce n’est pas ça !
Alors franchement, cette cause des minorités, quel gâchis incalculable !…
Le travail
« Le travail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. »
(Voltaire, 1694 – 1778, ‹ Candide ou l’optimisme › Cramer, 1759, […]
[9 janvier 2004]
- D’où le titre de cet essai, que j’ai voulu le plus évocateur possible, comme pour souligner l’importance de ces mutations. Alors, en dépit d’une certaine redondance des termes, j’ai opté pour bouleversements + révolutions = bouleversations.
- Europe de l’Est postcommuniste : longue file d’attente dans un Service d’émigration. Des gens de tous les âges, mais surtout des jeunes. Un couple âgé, mais alors très, très âgé, fait aussi la queue. Intrigué, un jeune voisin ose : ‘Madame, s’il vous plaît, vous aussi vous êtes là pour l’émigration ?’ ‘Bien sûr !’, s’exclame fermement la petite vieille. ‘Mais, excusez-moi, vous voulez émigrer à votre âge ?!’ ‘Absolument’, s’indigne le vieillard. ‘Puis-je vous demander pourquoi ?’ ‘Écoutez jeune-homme, c’est très simple. C’est à cause des homosexuels. Au temps des nazis, on les tuait. Au temps des communistes, on les bouclait. Aujourd’hui, on les encourage et on les pousse en avant. Alors, le problème est que si ça continue comme ça, nous avons très peur que ça ne devienne franchement obligatoire !’