Bouleversations (2/2)

Catégorie: Essais

« En révo­lu­tion, le pre­mier de tous les prin­cipes
est de diri­ger le mal qu’on ne sau­rait empêcher’ »

(Hono­ré de Bal­zac, 1799 – 1850)

[…]

Alors fran­che­ment, cette cause des mino­ri­tés, quel gâchis incalculable !…

Le tra­vail

« Le tra­vail éloigne de nous trois grands maux : l’ennui, le vice et le besoin. »

(Vol­taire, 1694 – 1778, ‹ Can­dide ou l’optimisme › Cra­mer, 1759, 

Long­temps, le sens du mot fut lié à la notion de peine, ou de souf­france. Vision pas­séiste que tout cela ! Depuis près de deux siècles, on s’applique à rendre le tra­vail de moins en moins pénible et de plus en plus com­mode. J’avoue qu’il serait quand même exa­gé­ré d’en vou­loir à cette ten­dance. Pour autant que le résul­tat soit au ren­dez-vous, ou que le but soit atteint. En revanche, depuis peu, à nos risques et périls, consciem­ment ou non (qui pour­rait le cer­ti­fier ?), c’est le tra­vail même que nous nous occu­pons à éloi­gner de nous. De mul­tiples façons, par dif­fé­rentes voies, sys­té­ma­ti­que­ment. En pas­sant, rele­vons là une pre­mière vic­toire de l’hedo­nêos (l’homme hédo­niste) et de l’homo ludens (l’homme joueur) sur l’homo faber (l’homme créa­teur). En fait, un cer­tain cou­rage a depuis tou­jours fait par­tie de tout acte en soi. Aujourd’hui, la dilu­tion pro­gres­sive de la res­pon­sa­bi­li­té amorce cet éloi­gne­ment. Comme consé­quence, ce phé­no­mène modi­fie d’un coup tout un ver­sant des rela­tions humaines. D’une part, à l’intérieur du pro­ces­sus du tra­vail déjà, il y a d’abord déser­tion à tous les éche­lons. Dans le cas d’une équipe plu­ri­dis­ci­pli­naire, s’il y a erreur, man­que­ment ou confu­sion, le cou­pable est le par­te­naire, dans celui d’un col­lec­tif uni­taire et stable, le col­lègue, voir (cas plus clas­sique, plus facile mais plus abject aus­si) le subal­terne. Sur­tout, jamais moi. Ensuite, c’est le report des com­pé­tences, enten­dez le recours (deve­nu rou­ti­nier) à l’expert et au conseiller, ces spé­cia­listes plus qua­li­fiés que tous, payés très cher et dont on ne peut ni veut se sépa­rer, aus­si vain soit leur apport.1 D’autre part, au cours du pro­ces­sus de valo­ri­sa­tion vers l’extérieur du pro­duit du tra­vail, d’abord les rôles sont sou­vent inver­sés. Il n’est ain­si pas rare de voir le client se tas­ser devant le mar­chand. Ensuite, il y a la conjonc­ture, les aléas, les situa­tions imper­son­nelles et dif­fuses. Aus­si, la cause d’un retard est – au choix et selon les cir­cons­tances – la météo, un acci­dent, une grève, une panne, l’indisponibilité (pour cause de mala­die) d’un col­la­bo­ra­teur, la défaillance d’un moyen de trans­port, etc. À tel point qu’aujourd’hui, le bon dérou­le­ment d’une acti­vi­té et sa bonne fina­li­té appar­tiennent à la caté­go­rie des mani­fes­ta­tions révo­lues. Ou des miracles. Quant à ce que nous réserve l’avenir, rien ne pré­fi­gure l’arrêt de ce pro­ces­sus d’auto-déresponsabilisation per­son­nelle. Au contraire, tout laisse à pen­ser qu’il s’accentuera. Et si c’était au pro­fit de l’intelligence arti­fi­cielle ? Mais peu importe ! Quand la dilu­tion de la res­pon­sa­bi­li­té aura bien mûri, rien ne sera plus comme avant, et le tra­vail sera der­rière. Et tant pis pour Jules Renard qui cla­mait que…

…le tra­vail pense, la paresse songe.’

Inter­net

iDVD+iMovie+iPhoto+iTunes = iLife

i comme inter­net. Sin­cè­re­ment, je ne vois pas quelle autre révo­lu­tion plus impor­tante l’humanité aura connue dans l’histoire. D’accord, je vais pro­ba­ble­ment un peu trop vite en besogne. Néan­moins, faire le compte me semble valoir la peine. Mais d’abord, et en ce sens, qu’est-ce qu’une révo­lu­tion ? Quelque chose qui change dura­ble­ment tout. Or, des révo­lu­tions tech­niques com­pa­rables je n’en vois qu’une : celle de l’électricité. À par­tir des pre­miers bal­bu­tie­ments axés sur la ques­tion et jusqu’à la toute pre­mière appli­ca­tion majeure de ses prin­cipes, 180 ans pas­sèrent. Cela dit, lorsqu’un fabri­cant de soft­ware et de hard­ware réunit quatre logi­ciels en assi­mi­lant le nom de ce grou­page à la notion même de vie (voir le texte en exergue ci-des­sus), c’est que cela a l’air de deve­nir sérieux. L’existence serait ain­si une espèce de concen­tré d’audition musi­cale, de pho­tos numé­riques, de mon­tage vidéo et de sto­ckage de don­nées. Il n’en est rien, bien sûr, car pour l’instant ce n’est là qu’un moyen de mar­ke­ting. Mais il n’en reste pas moins qu’internet pour­ra deve­nir bien­tôt le creu­set de tout un tas d’ingrédients repré­sen­tant la quin­tes­sence d’une nou­velle forme de vie humaine, de plus en plus imper­son­nelle et numé­rique, abs­traite et vir­tuelle, codée et soli­taire. Et qui pri­me­ra peut-être sur la forme actuelle. Pour­tant, pour reprendre Lénine qui disait que le com­mu­nisme n’est pas plus sor­cier que sim­ple­ment ‘le pou­voir des Soviets plus l’électrification (encore elle !) de tout le pays’, inter­net n’est “que“ (sic !) la puis­sance des ordi­na­teurs plus les télé­com­mu­ni­ca­tions à l’échelle de la pla­nète. Ça n’a pas l’air si ter­rible, mais tout en n’oubliant pas que l’électricité a deman­dé bien plus de deux siècles pour s’installer soli­de­ment dans notre quo­ti­dien, nous obser­vons qu’en vingt ans la puis­sance des ordi­na­teurs a été mul­ti­pliée par 1 000 et l’étendue du réseau par 200 000. Aus­si, je crois que, s’agissant d’internet, entre rou­tine, confort, faci­li­té, iso­le­ment, per­for­mance, ten­ta­tion, jeu, cri­mi­na­li­té, besoin et savoir, à par­tir de main­te­nant les hommes sont expo­sés à l’une des plus dures épreuves exis­ten­tielles qu’il furent jamais ame­nés à connaître.

Mais Dieu leur a tout de même lais­sé la liber­té du choix, n’est-ce pas ?

L’enseignement

Étu­dier ? Apprendre ? Mais pour­qui faire ?!

Steve Jobs a com­men­cé à 20 ans dans un garage et voi­là ce qu’il est devenu !

Aus­si loin que je me sou­vienne, ma vision sur la qua­li­té des dif­fé­rents sys­tèmes d’enseignement éta­blis fut, je dirais, assez par­ti­cu­lière. De sur­croît, cette vision étant pas mal ima­gée (pro­ba­ble­ment à cause d’une défor­ma­tion pro­fes­sion­nelle), avec le temps je n’ai pu m’empêcher de lui flan­quer même un gra­phique, celui de gauche, comme pour mieux la repré­sen­ter. C’est ain­si ! Pour­tant, je viens de révi­ser mon des­sin : il ne reflète plus l’actualité. Le résul­tat est le des­sin de droite. Un puis­sant mou­ve­ment de nivel­le­ment de la connais­sance par le bas s’empare des sys­tèmes euro­péens, à l’Est comme à l’Ouest, telle une ample lame de fond qui gronde sur son che­min. En rou­lant, elle entraîne des masses énormes. Et quand elle frappe, elle n’épargne rien ni per­sonne. Une fois pas­sée, il ne reste que le désert – celui du savoir, voyons, et cet amas d’organismes anthro­po­morphes prêts pour une longue car­rière d’électeurs dis­ci­pli­nés et de sages consom­ma­teurs. Cette hydre de la médio­cri­sa­tion est tri­cé­phale. Elle apla­tit le degré de connais­sance. Mal­heur à ceux qui aspirent. Elle inculque l’égalitarisme arti­fi­ciel. Mal­heur aux doués. Elle fis­sure les familles. Mal­heur à nous. Mais la nou­velle école va encore au-delà de tout ça. Son cre­do cham­boule les acquis pro­fes­sion­nels des ensei­gnants. Dans ces condi­tions, mal­heur à leur luci­di­té. Et aus­si à leurs acquis péda­go­giques. Et à leur auto­ri­té, ou à ce qu’il en reste. Elle brouille le sys­tème clas­sique d’évaluation, simple et clair. Mal­heur à tout le monde, car plus per­sonne ne s’y retrouve. Enfin, l’horaire jour­na­lier qu’elle inflige écrase l’enfance. Mal­heur aux enfants. C’est ain­si que l’école pré­pare les futurs usa­gers, ceux-là mêmes qui, à la fin du gym­nase, croient qu’une wal­ky­rie est un vieux modèle par­ti­cu­lier de walk­man et ne recon­naissent pas le plus grand pays du monde sur un pla­ni­sphère. Alors, que les ensei­gne­ments pri­maire et secon­daire nord-amé­ri­cains soient notoi­re­ment nuls, passe encore. De toute manière, on s’y était habi­tué. Et puis, ne l’oublions quand même pas : là-bas, ce han­di­cap est com­blé aus­si­tôt, il n’y a qu’à regar­der mes gra­phiques ! Mais que le cycle géné­ral euro­péen rejoigne le plan­cher de son pen­dant nord-amé­ri­cain, sans que pour autant l’instruction supé­rieure atteigne le pla­fond où l’autre se situe depuis des lustres, c’est ça qui fait vrai­ment mal. Quant à ce bou­le­ver­se­ment au poten­tiel encore dif­fi­ci­le­ment envi­sa­geable aujourd’hui, il ne res­te­rait qu’à décou­vrir qui a pu en avoir l’idée. Com­ment. Quand. Mais, sur­tout, pourquoi.

Là est toute la ques­tion. Et qui sau­rait la bonne réponse sinon son ini­tia­teur ? Ah, si au moins j’avais pu faire par­tie du cercle de ces initiés !

La foi

« Le XXIe siècle sera spi­ri­tuel ou ne sera pas. »

Il y a, comme ça, des pen­sées qui vous marquent toute une époque. Ce fut le cas de ces mots lâchés par André Mal­raux (ou bien par Paul Clau­del ?). Gloire méri­tée, car la for­mule avait de la tenue. Par son pro­phé­tisme, elle avait aus­si de quoi inter­pel­ler, bien qu’elle lais­sât en sus­pens la ques­tion des temps à venir et contînt une vision har­die très immé­diate de la fin du monde. C’est pro­ba­ble­ment ce qui lui valut d’être gal­vau­dée par un emploi à toutes les sauces. Cepen­dant, en obser­vant les choses à l’aube du nou­veau mil­lé­naire, on pour­rait dire que Mal­raux rata l’alternative envi­sa­gée. Tan­dis qu’une deuxième lui échap­pa. Regar­dons de plus près. Obser­va­tion n° 1 : je ne vois pas les signes avant-cou­reurs d’un revi­re­ment reli­gieux symp­to­ma­tique. Évi­dem­ment, les pèle­ri­nages de Saint-Jacques-de-Com­pos­telle et de Lourdes, les ren­contres de Tai­zé, les Jour­nées mon­diales de la jeu­nesse attestent une dévo­tion indis­cu­table, mais ils ne datent pas d’aujourd’hui, cer­tains même pas d’hier. De plus, leur por­tée est limi­tée à une popu­la­tion certes assez large, mais néan­moins bien déter­mi­née. En clair, ces appré­ciables actes de foi ne sont – hélas ! – pas suf­fi­sants pour ébran­ler cette autre réa­li­té, pour le moins aus­si incon­tes­table, d’un monde (chré­tien occi­den­tal, mais orien­tal aus­si) dont l’esprit reli­gieux dans lequel il fut immer­gé durant des siècles a ces­sé d’être le moule. Obser­va­tion n° 2 : si, non­obs­tant mes réserves quant au poten­tiel réel­le­ment pré­mo­ni­toire des pro­pos cités, la fin du monde est pour bien­tôt, je lui en vois actuel­le­ment d’autres causes, plus sai­sis­santes que le recul de la foi. En effet, d’autres phé­no­mènes, sans conno­ta­tion reli­gieuse directe, pour­raient bien­tôt pro­vo­quer la perte de l’homme. Tiens, par exemple l’accès de plus en plus inégal au savoir et au bien-être (si ce n’est car­ré­ment à une vie digne, voire même à la vie tout sim­ple­ment) recon­ver­ti par les plus mal lotis en déses­poir, dans un monde que la cir­cu­la­tion de l’information rend de plus en plus trans­pa­rent. Et aus­si les rap­ports témé­raires de l’homme soit avec la Terre et sa nature (à tra­vers les ques­tions éner­gé­tiques, de l’eau, des forêts, du sol, qui forment l’environnement connexe), soit avec l’Espace (à tra­vers la ques­tion de l’effet de serre ou de la couche d’ozone, c’est-à-dire l’environnement inté­gral). Enfin, la ques­tion démo­gra­phique. Obser­va­tion n° 3 : il est tout à fait pos­sible que le XXIe siècle soit bien reli­gieux, mais appa­rem­ment dans un tout autre registre. Onto­lo­gi­que­ment doué – comme nous l’avons vu – de la liber­té du choix, l’homme entend désor­mais pro­lon­ger cet avan­tage à l’extrême. Dès lors, il affirme de plus en plus pos­sé­der, culti­ver et invo­quer son propre Dieu. Ou plu­tôt dieu. (Par ailleurs, selon le Dépar­te­ment du com­merce des États-Unis, 91 % des Amé­ri­cains se déclarent adeptes d’une reli­gion.) Dès lors, cer­tains vont même jusqu’à se reven­di­quer de la famille du Créa­teur. En réa­li­té, cet affran­chis­se­ment va de pair jus­te­ment avec la dilu­tion de la foi, qui dévoile simul­ta­né­ment une perte de repères. Jusqu’à il n’y a pas si long­temps, l’Église et la socié­té éli­mi­naient les héré­tiques. C’était incon­tes­ta­ble­ment violent, sûre­ment cruel, mais c’était au moins radi­cal dans l’idée de pré­ser­ver une cer­taine san­té spi­ri­tuelle et men­tale de la socié­té, ain­si qu’une cer­taine cohé­sion. Aujourd’hui, tout en les désa­vouant, l’Église est réduite à la por­tion congrue, tan­dis que la com­mu­nau­té accepte pra­ti­que­ment toutes les héré­sies, voire les encou­rage au nom de la richesse impli­quée par la diver­si­té. C’est là une atti­tude sûre­ment plus douce, net­te­ment plus indul­gente, mais on lui doit aus­si la for­mi­dable déroute spi­ri­tuelle et men­tale actuelle. Par exemple, elle donne au révé­rend Sun Myung Moon, chef de l’Église de l’Unification, la pos­si­bi­li­té pro­di­gieuse de célé­brer, du haut des gra­dins et en simul­ta­née, des mil­liers de mariages dans le même stade.

Impres­sion­nant, le che­min par­cou­ru par la socié­té depuis le temps où le simple fait de pou­voir embras­ser la car­rière ecclé­siale était un privilège !

Les loi­sirs

Être capable d’occuper intel­li­gem­ment ses loi­sirs, tel est l’ultime pro­duit de la civilisation.’

(Ber­trand Rus­sell, 1872 – 1970, ‹ La conquête du bon­heur ›, Payot, 2001)

D’un côté, la théo­lo­gie dit qu’au début de tout Dieu tra­vailla six jours pour créer le monde et que, le sep­tième, fati­gué mais satis­fait, il se repo­sa. Les Écri­tures ne pré­cisent pas son emploi du temps ce jour-là, et c’est dom­mage. J’y revien­drai. Depuis, tou­jours est-il que les pro­phètes et autres patriarches sui­virent tel quel l’exemple de Dieu. De l’autre côté, l’évolutionnisme fait savoir que, vrai­sem­bla­ble­ment déjà au début du plio­cène avec l’aus­tra­lo­pi­the­cus anna­men­sis (-5 mil­lions d’années), les ancêtres de l’homme se sont cre­vés à la tâche sept jours sur sept, ne serait-ce que pour échap­per aux pré­da­teurs.2

Comme les indices sont rares et peu concluants en ce sens, on admet­tra le béné­fice du doute. Mais dans un cas comme dans l’autre, une chose est claire : à l’époque, l’activité pri­mait sur le repos ou les loi­sirs qui en décou­lèrent. (Com­po­sante du passe-temps, lui-même pro­duit du repos, les loi­sirs se ran­gèrent aux côtés de la contem­pla­tion et de la médi­ta­tion. Font excep­tion l’arbitrage spor­tif, l’activité des crou­piers, des forains et quelques autres occu­pa­tions lucra­tives liées au diver­tis­se­ment.) Mais pour reve­nir à Dieu, c’est dom­mage pour deux rai­sons : si tel avait été le cas, nous aurions pu nous en ins­pi­rer dura­ble­ment pour pas­ser comme il se doit le sep­tième jour de la semaine ; et aus­si nous aurions pu savoir com­ment Il avait pré­pa­ré la semaine sui­vante. Dans ces condi­tions, les vieux admirent que Dieu s’était sim­ple­ment repo­sé de Son labeur et décré­tèrent que le sep­tième jour ne devait être rien d’autre qu’un jour de repos, ou jour chô­mé. Par la même occa­sion, ils déci­dèrent d’en faire un saint jour. La filia­tion des aus­tra­lo­pi­thèques sui­vit une autre voie – celle du besoin, qui ne connaît pas le repos. Ain­si, les siècles s’écoulèrent et nous voi­là droit devant l’homo uni­cus (l’homme uni, vers +0.0018), créa­teur des pre­mières trade-unions, appe­lées syn­di­cats dans les pays latins. C’est lui l’élément char­nière qui géné­ra le spé­ci­men expo­nen­tiel­le­ment mul­ti­plié ces der­niers temps : l’homo ludens (l’homme joueur, +0.0020). Le but de l’homme qui joue est triple : tout en main­te­nant son reve­nu, il vise à tra­vailler moins pour se repo­ser (ou jouer) plus. Cer­tains pays sont actuel­le­ment en bonne voie dans ce pro­ces­sus : on y tra­vaille géné­ra­le­ment 35, voire 32 heures par semaine. Cela fait 4 jours sur 7, soit, à rai­son de 8 heures par jour, 19 % sur la semaine, pour­cen­tage qui tombe à moins de 14 % sur l’année, en tenant compte des vacances et des jours fériés. C’est-à-dire 1 jour sur 7. À la sur­prise géné­rale donc, là où, à l’intérieur du temps divin, Dieu aura pei­né 6 fois plus qu’il ne se serait repo­sé, l’homme tend aujourd’hui à réus­sir l’exploit d’inverser le rap­port, en se repo­sant 6 fois plus qu’il ne tra­vaille ! Pour pro­di­gieux qu’il soit, ce résul­tat sou­lève néan­moins une ques­tion d’une autre nature : la médi­ta­tion acca­pa­rant de moins en moins l’intérêt de l’homme et la contem­pla­tion ayant pra­ti­que­ment dis­pa­ru de ses préoccupations,

quel niveau devra atteindre le volume de ses loi­sirs pour que tout le temps libre dont il dis­po­se­ra bien­tôt puisse être utilisé ?

*

Tu vois, grand-mère, le monde est vrai­ment deve­nu fou, fou, fou. Mais ce qui le rend fou, ce ne sont pas des choses comme les salons de beau­té pour ani­maux domes­tiques ou les magni­fiques caveaux en onyx qui leur ser­vi­ront de der­nières demeures, ni les blörks gluants et roses à l’arôme latexoïde que les gamins béats mâchonnent, ni les res­tau­rants très “in“ où les clients mangent, boivent et causent dans une obs­cu­ri­té uté­rine, ni les cham­pion­nats inter­na­tio­naux du cra­cher de noyaux de cerise, ni les concours fémi­nins de lutte dans la gelée mauve, ni le Jer­ry Sprin­ger Show, ni même les épreuves de saut à l’élastique. Car des bouf­fons et des bouf­fon­ne­ries ont tou­jours exis­té, et ce n’est de loin pas pour autant que le monde, qui est trop fort, aura per­du sa tête.

Non. Le monde d’aujourd’hui est deve­nu fou parce qu’il a géné­ré quelques spé­ci­mens qui ont la facul­té de nous rendre tous fous. Ils nous font miroi­ter des facul­tés ica­riennes qui ne sont pas les nôtres. Ils repensent l’ignorance et veulent que l’on se l’approprie pour qu’elle devienne la réfé­rence. Ils ren­versent l’ordre natu­rel cau­sal des devoirs et des droits, car l’on ne devrait avoir des droits qu’à par­tir de l’instant où l’on aura accom­pli nos devoirs. Ils font tout pour nous éloi­gner de notre point d’arrivée, qui depuis tou­jours est res­té le même : la joie du labeur, comme pre­mier et plus com­mun petit pas vers une rédemp­tion pos­sible.. Ils nous mettent en rogne contre notre propre ber­ceau en œuvrant pour notre conver­sion d’hommes en consom­ma­teurs. Ils nous entraînent dans des alté­ra­tions aux­quelles nous aurons lar­ge­ment contri­bué et qui nous magné­tisent. Ils ? Ils sont là où il faut, aujourd’hui : dans l’économie, la poli­tique, les finances, le spec­tacle, les jeux, peut-être encore ailleurs. Je ne sau­rais dire s’ils sont comme vous et moi, ou bien s’ils sont petits, verts, ont des yeux rouges et de grandes oreilles, ou alors s’ils sont car­ré­ment invi­sibles pour nous. Mais est-ce vrai­ment important ?

Toutes ces muta­tions se font donc sous nos yeux, autour de nous et en nous-mêmes : nous en fai­sons partie.

Nous sommes ces mutations.

[9 jan­vier 2004]

  1. Là-haut sur la mon­tagne, un ber­ger gar­dait son trou­peau quand, sou­dain, une super 4×4 ruti­lante freine devant lui dans un nuage de pous­sière. Jovial, un type bron­zé des­cend, sapé comme un prince. ‘Salut, mon vieux !’, lance le type. ‘Mmm’, mar­monne le ber­ger, qui le scrute, méfiant. ‘Belle jour­née, hein ?’ ‘Mmm’. ‘Dis-moi, mon brave, tu dois t’ennuyer grave par ici, alors je te pro­pose un jeu, hein ?’ ‘Mmm’. ‘Si j’te dis com­bien t’en as de ces mou­tons, tu m’en donnes un ?’ Confus, le ber­ger balaie le type d’un long regard bour­ru. ‘Eh bien, l’ami ?’ Le ber­ger, enfin : ‘Mmm’. ‘Ooo­kay !’ s’écrie le type. Et il se rue dans sa 4×4, ouvre le por­table, sort le mobile, allume le gps, capte le satel­lite Znyrck, détecte la zone, zoome sur le trou­peau, lance le com­pi­la­teur sta­tis­tique de recen­se­ment QznX42 et, deux minutes plus tard, radieux, vers le ber­ger qui le fixe d’un regard vide : ‘Eh, mon grand, t’as 2758 mou­tons, pas vrai ?!’ ‘Mmm’. ‘Bon, alors, tu me le donnes, ce mou­ton ?’ ‘Mmm’. Et le type se tourne vers le trou­peau de mou­tons, en choi­sit un et s’en va, lorsque le ber­ger l’arrête : « Hé, m’sieur, si j’vous dis quel est votre métier, vous me ren­dez l’animal ?’ ‘OK !’ s’exclama le type, amu­sé. ‘Dès fois, vous ne seriez pas consul­tant ?’ Le type, per­plexe : ‘Mmais, ccomment tu l’as su ?!’ ‘Ben, c’est assez facile : d’abord, vous êtes venu chez moi sans que je vous le demande ; ensuite, vous m’avez appris quelque chose que je savais déjà ; et à la fin, pour preuve que vous n’y connais­sez rien de mon bou­lot, vous avez empor­té mon chien.’
  2. Si ce n’est avec le Paran­thro­pus robus­tus (l’homme robuste d’à côté, -2.5000 mil­lions d’années), l’Homo ergas­ter (l’homme tra­vailleur, -1.5000) ou sa filia­tion directe l’Homo habi­lis (l’homme habile, -1.5000) et l’Homo erec­tus (l’homme debout, -1.0000), plus pro­ba­ble­ment avec l’Homo sapiens (l’homme sage, -0.1000) ou encore l’Homo sapiens sapiens (l’homme très sage, Hs2 , -0.0200), et sûre­ment dès l’époque de l’Homo sapiens sapiens sapiens (l’homme extrê­me­ment sage), c’est-à-dire celle de l’Homo faber (l’homme créa­teur, Hs3 = Hf , -0.0050).
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2 réponses

  1. Cette pen­see comme quoi « Le 21eme siecle sera spi­ri­tuel ou ne le sera pas/plus du tout » ( que j’atribuais par ailleurs a Mir­cea Eliade, si cela compte :)) me revient a moi aus­si, ces der­niers temps, exac­te­ment pour les rai­sons que tu evoques et sur­tout parce que l’on est en train de pas­ser le cap des pre­miers dece­nies deja et que moi aus­si je m’attendais a per­ce­voir des signes tan­dis que tout ce qui se passe aou­tour temoigne plu­tot d’un eloi­gne­ment de Dieu. Mais c’est vrai qu’on a encore 80 ans devant et qu’a la vitesse crois­sante dont le monde va n’importe quelle sur­prise est pos­sible. Et puis, il y a tou­jours Dieu et Son plan qui ne peut etre autre­ment que mysterieux…

    Quant au bou­le­ver­se­ment, oui, on est dans un monde a l’envers, au valeurs ren­ver­sees – un monde Anti­chris­tique. Qui sait si l’Antichriste n’est pas exac­te­ment cela: un etat de l’humanite ou tout est renverse?

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