Les AMES

Catégorie: Fiction
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Au sor­tir du noir sombre, l’obscure et froide forêt – brrrrr ! est brus­que­ment der­rière. Le brouillard trouble et siru­peux est lar­gué pour finir, alors que…

…une échap­pée lumi­neuse s’installe dou­ce­ment. Jaune, olive, bleu, des tas de bleu, ci un peu de blanc, là des touches de vio­let. Un éclat de lait gagne le champ, tel l’immense voile du vais­seau qui s’estompe au loin.

C’est béat, c’est plus que beau, puisqu’en plus c’est doux. Ce matin, les vagues tièdes d’un vent jeune ondulent les feuilles des vignes. Et c’est aus­si musi­cal. Des sons pul­lulent et voltent dans tous les sens, dans toutes les gammes, se diluent, volettent, s’assemblent, balancent, se jettent et se dis­sipent dans une joyeuse polyphonie.

Les solistes sont de mini oiseaux dia­phanes. Ils sau­tillent de tiges en feuilles, s’envolent, se posent, vol­tigent et sla­loment en évi­tant les boules lilas de coton qui s’écoulent joli­ment du… Ciel !!! En fait ce ne sont point de mini oiseaux dia­phanes, mais bien COMME de mini oiseaux dia­phanes, sauf qu’ils ont un long nez ! Sans aucun doute, ce sont donc les minus­cules et jus­te­ment fameux élé­phants poi­lus des glaces. Avec des ailes à la place des pavillons et une patte de moi­neau, une seule. Ce qu’ils sont mignons, avec les belles toi­sons mauve et beige qui tiennent chaud, d’autant plus que la neige est à foi­son cet été ! Mais ces bes­tioles volent comme elles veulent, et sans une bonne dose d’attention on ne les voit même pas quand ils tombent en piqué et tapent le visage comme les abeilles qui cognent fol­le­ment dans la glace.

Sinon, le champ est vide d’animaux, mais pas d’enfants. Ils viennent et s’en vont dans la dis­ci­pline. C’est un bouillon­ne­ment vivace de gamins et de fillettes, tous et toutes s’adonnant aux acti­vi­tés les plus com­munes. Il y a celles et ceux qui se dépêchent à la mai­son avec les achats, les nou­nous qui soignent les bébés, ceux occu­pés aux jeu, il y a les élèves, les ven­deuses, les méca­ni­ciens, les cos­mé­ti­ciennes, les cyclistes, les comé­diens, les ensei­gnantes, les méde­cins, les paysans.

Tout ce monde unique d’essences suaves, de gazouillis sym­pho­nique et de tons pas­tel, toute cette popu­la­tion d’éléphanteaux volants et de mou­flets occu­pés, tout cela a un goût de pas pos­sible. Si seule­ment. Mais plus loin, des papillons épa­nouis s’amusent en che­vau­chant au dos de ces nano­mouths1. A qui mieux-mieux, des clans d’abeilles zélées s’agitent à l’édification d’une flo­pée de bâti­ments à la fois : mai­sons, hôpi­tal, ciné­ma, écoles, pis­cine. C’est fou ! Et c’est à cet ins­tant-là même que du haut des col­lines montent les flèches du châ­teau. Que de l’onyx ! Pas que les flèches, tout le châ­teau, s’il vous plaît ! Eh bien, ça, ce n’est pas chaque nuit qu’on en voit.

Du coup, la neige stoppe, mais il pleut. Peu. Goutte à goutte, sauf que chaque goutte a la dimen­sion d’un bal­lon de foot. Elles planent et dansent dans le calme puis, à la fin, pile au-des­sus de la pelouse, elles changent d’aspect. Avec les deux fines jambes qui en avaient pous­sé, elles se posent gen­ti­ment dans le gazon, s’unissent dans une espèce de colonne de glo­bules et se dépêchent toutes du côté de la val­lée, ensuite de quoi on ne les voit plus. Qu’est-ce que c’est que… ?!

Oups ! Une gamine juste devant, immo­bile, fait le pot à deux anses. Visage enjoué, longs che­veux blonds, bou­clés, de beaux yeux d’opale pleins de joie sous de longs cils, taches de son dans les joues, nez camus, bouche pêche dodue, blouse cycla­men en lin à manches bouf­fantes et bou­tons bom­bés, jupe de soie topaze mou­che­té, bas kaki de sol­dat, bot­tillons blancs en peau de phoque. Six-sept ans d’âge, maxi­mum. Une ange­lette, quoi ! Elle : «Tu as besoin d’aide ?»

(« Quelle idée ! » Je m’esclaffe.) Non, plu­tôt d’explications.

– (Elle se tient là, amène.) Oui…

– Que faits tu ici ? (« Imbé­cile, c’est quoi ça comme question ?! »)

– (Elle, polie et pas confon­due le moins du monde.) J’habite ici… Je vis ici… Je m’occupe. Je fais plein de choses.

– (Éton­ne­ment mali­cieux) Ah, dis-donc, mais c’est bien, ça, bien-bien. Et où est ta maman ? Et ton papa ? Où sont papy et mamy ? (« Quelle idio­tie ! A-t-on vu un seul adulte ?! Un seul ! » Mais tout cela me semble à ce point-là hal­lu­ci­nant que je m’accepte quelques faiblesses. )

– (Elle, éba­hie et muette, les yeux immenses) …

– (Pff… L’insistance est inutile dans cette voie, sans aucun doute) Bon, mais dis, qu’est-ce que tu fais… maintenant ?

– (Elle, à nou­veau aimable et appli­quée, débite pen­dant une minute, méti­cu­leu­se­ment et à la vitesse d’une comète) Ah, oui, mainte…

– …et demain ?

– …tenant je dis­cute avec toi, mais pas long­temps. Bien­tôt il faut que je m’en aille. Les cochons ont besoin de moi, c’est moi qui les soigne. (Elle fait un signe timide, comme si elle s’excusait : un cochon­net tout chou, tache­té à la dal­ma­tienne, s’ébat et piaule dans une touffe, à ses pieds.) Le matin ils ont faim. Ils boivent du lait. (« Ah… ») Et ils n’aiment pas qu’on les laisse seuls, voi­là. (« Evi­dem­ment… ») Ensuite il y a une copine à moi que j’aide aux leçons de sol­fège. Le chant c’est ma spé­cia­li­té. Puis vite à l’école. (« A cet âge ?! ») J’enseigne un temps la chi­mie et la phy­sique. (« Quoi ?! Non-non, elle plai­sante… ») Un peu de bio­lo­gie. (« Ah, oui… ») A la fin, à l’école je donne un coup de main à ceux qui sont au champ de patates. C’est à côté. Et à la plan­ta­tion. C’est à côté d’à côté. Je cueillis aus­si des pommes. C’est la sai­son. (« Logique… ») A midi, on mange avec les plus petits. (« Plus petits que toi ?! Et c’est qui ce ‘on’ ? ») Dans la colo­nie, on est quelques amis qui les aidons à la can­tine. Quand nous avons le temps, nous aidons aus­si ceux qui sont malades, ou qui ont eu moins de chance. (« Chance ?… » Les mots qui s’élancent de sa bouche sont comme des notes : mi, fa, sol, si. « Cool. ») Puis on fait tous la queue à la visite médi­cale (Petite feinte d’ennui badin. « Tiens donc, tout n’est pas joli-joli ici… ») Il le faut… (« Abso­lu­ment… ») Ensuite je m’en vais en bateau à la messe, c’est à côté du châ­teau. (« Ah, c’est ça, ils ont aus­si une église !!! Mais qui est-ce l’officiant en couche-culottes ?! ») Quand c’est fini, il ne faut pas que j’oublie l’eau des ficus. (« Bien enten­du, n’est-ce pas ?!… ») Et de nou­veau je me dépêche en bateau au palais des sciences : (« !!! ») j’étudie les maths, j’aime beau­coup ça ! (« Voyons, c’est évident, inac­cep­table omis­sion !… ») Ensuite, au soleil cou­chant, j’appelle vite les lapins et je jette un coup d’œil s’ils sont tous là et en bonne san­té. (« Sans blague… ») Si l’un d’eux manque ou qu’il n’est pas bien, il faut que je m’en occupe. (« Que ça donc ? Que des cochons et des lapins ? Et les biquets, les oiseaux, les minets, les nano­mouths ?… ») Puis c’est le moment quand nous, les enfants, on s’échange plein de choses : habits, jouets, légos, pou­pées, autos, des­sins, et on joue au saute-mou­ton. (« !… ») A la fin on fait la fête, on chante, on danse, on s’amuse. Ici, chez nous, cha­cun fait ce qu’il veut. (« La veine, quoi ! Incon­tes­ta­ble­ment… ») Mais aus­si ce qu’il y a besoin. (« Allez, sans blague… ») Et quand vient la nuit, je finis chez moi à la mai­son. Là, j’ai plein de choses qui m’attendent. Et avant le dodo, je lis un peu. De la phi­lo. (« Eh bien, celle-là… N’empêche, ça fait quand même pas mal d’occupations, semble-t-il… ») A chaque nuit suf­fit sa joie ! (« hein ?!… »)Voi­là, c’est tout.

Puis sans un mot d’adieu, elle s’efface déli­ca­te­ment dans le vent, de la même façon dont elle s’était dévoi­lée. « Hé ! Hééé ! Attends ! Où est tu ?! Com­bien vous êtes ? Et demain ? Att… ! » C’est l’excitation la plus abso­lue. En vain. Aus­si­tôt, une panique enva­hit la pelouse. Tout le monde se demande : com­ment s’appelle-t-elle, la fille-là ?! Mais bon sang, en fin de compte où en est-on exac­te­ment ici ?

Bing­bang­bong !! Quoi ?! Déjà le matin ?! Je saute du lit, hébété.

*

Le soleil inonde l’œil-de-bœuf de ma pièce. Je me pince et je m’avance à tâtons, exta­sié et un peu inquiet. En bas, sous un long pan­neau sus­pen­du que le fœhn balance dou­ce­ment, moue joviale et dos col­lé à un bou­leau, la gosse me fixe. Au pan­neau, en dix langues – japo­nais, chi­nois, ita­lien, hin­di, alle­mand, anglais, sla­von, espa­gnol, swa­hi­li, plus le mien, je lis, stupéfait :

Bien­ve­nue aux ALLIANCES MON­DIALES DES ENFANTS SAGES.

[17 sep­tembre 2017]

  1. Petit mam­mi­fère pro­bos­ci­dien et volant de la famille des microchiroptères.
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