Ar_chitecte

Catégorie: Essais
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En fait, je suis un archi­tecte, donc pas n’importe qui. C’est dire. Archi-tecte. Comme cet autre qui peut bien être archi-man­drite, archi-duc, arch-evêque, archi-viste ou arch-éop­te­ryx. C’est un terme com­po­sé de arch-i et de tecte. Le pre­mier, archi, vient du Grec Ancien arkhi– qui signi­fie « chef », qui, lui, vient d’un autre mot grec, archon, qui désigne un des neuf chefs magis­trats ou com­man­dants de l’ancienne cité d’Athènes, lui-même par­ti­cipe pré­sent de arkhein c’est-à-dire « être le pre­mier » et par consé­quent « com­men­cer (avec ou depuis), se pré­pa­rer pour » mais aus­si « conduire, mon­trer le che­min, diri­ger, domi­ner ». Le second, tecte, vient aus­si du Grec Ancien tek­ton qui signi­fie « bâtis­seur, char­pen­tier », mais en réa­li­té il est encore plus vieux car il vient du Pro­to-Indo-Euro­péen teks-, une racine dont le sens est de « tis­ser », comme de ”créer, fabri­quer » notam­ment avec une hache. Cette ori­gine est appuyée par une pré­sence à peu près syno­nyme dans diverses autres langues : tak­sa­ti « il modèle, construit » et tak­san “char­pen­tier” en Sans­krite, taša « hache » et thwaxš- « être occu­pé » en Aves­tique, taxš– « être actif » en Vieux Per­san, texere “tis­ser, créer” et tela “toile, réseau” en Latin, tes­la “hache” en Vieux Sla­von ecclé­sias­tique, tašau et tašy­ti “sculp­ter” en Lithua­nien, tal “hache du ton­ne­lier” en Vieux Irlan­dais, dahs en Vieux Alle­mand et Dachs en Alle­mand pour “construc­teur” et enfin taksh– “unir, mettre ensemble, construire” en Hit­tite. Nous voyons donc le large spectre d’acceptions cou­vert par ce terme, mais avant tout nous retien­drons sa carac­té­ris­tique pre­mière : être pre­mier, être chef, devant et au des­sus des autres. Conduire.

En fait, je suis un archi­tecte raté, du moins c’est ain­si que je me per­çois, mais en même temps je me dis que mieux vaut être un pauvre chef tota­le­ment raté qu’un brillant ser­vant accom­pli et tota­le­ment écra­sé par le suc­cès. Et si je suis un archi­tecte raté c’est parce que je n’ai construit aucune gare, aucun hôpi­tal, aucune uni­ver­si­té, aucun gratte-ciel, aucun stade, aucun musée, aucun super­ma­ché, aucun aéro­port, aucun tri­bu­nal, aucun ciné­ma, aucune cathé­drale, aucun hôtel et même pas une caserne.

Mais comme de toute façon je reste un archi­tecte, j’assume volon­tiers le truisme popu­laire qui met côte-à-côte archi­tectes brillants et ratés, disant sim­ple­ment “Puisque je suis archi­tecte, mes idées sont meilleures que les tiennes et parce que toi tu n’es qu’un simple ingé­nieur, je suis plus sym­pa­thique que toi.”

Ce terme – archi­tecte – comme d’ailleurs tout le sec­teur qu’il désigne, est très impor­tant déjà de par le fait qu’il est à l’origine d’un nombre impor­tant d’autres termes, tout aus­si impor­tants. C’est une source de grande fier­té que ces termes se soient confor­ta­ble­ment ins­tal­lés dans la langue, loin de leur domaine d’origine qui est le bâti­ment. Il y a par exemple l’architecture de la carte-mère d’un ordi­na­teur, le chef archi­tecte d’une socié­té de logi­ciels, l’architecture des sys­tèmes d’information, archi­tec­tu­rer un ensemble hété­ro­gène d’idées. En réa­li­té, archi­tecte est per­çu comme une notion orga­ni­sa­trice dans la vas­ti­tude du chaos, c’est deve­nu syno­nyme de créa­teur de rap­ports har­mo­nieux entre élé­ments dis­pa­rates, et l’architecte – source constante d’équilibre.

Mais ce terme – archi­tecte – est impor­tant aus­si parce qu’il est à la base de ce qui a été recon­nu depuis tou­jours comme un des trois arts de base. L’architecture comme art, de sur­croît clas­sique : quel mys­tère épais ! La créa­tion de déli­cats por­ce­laines n’est point consi­dé­rée comme un art, pas plus que celle d’élégants sou­liers, ni celle de gra­cieux vête­ments, encore moins celle de brillants joyaux, faits de perles rares et de métaux pré­cieux. Que dire alors de la fine bro­de­rie, des magni­fiques goé­lettes, des suaves macra­més, des fas­ci­nants pots minoens, des somp­tueux masques véni­tiens, des splen­dides tapis per­sans ou de l’exquise confi­se­rie belge ? Rien. Aucune. Mais voi­là que l’architecture est consi­dé­rée comme un art. Qui plus est, plei­ne­ment. Ain­si, un triste silo de blé, tout de ciment gris fait, est une œuvre d’art. Un zig­gou­rat baby­lo­nien c’est de l’art. Une tour en fer rouillé, un han­gar d’avions, un vul­gaire refuge de mon­tagne en bois, un hyper­bo­loïde de refroi­dis­se­ment, un abri anti-aérien, un habi­tat tro­glo­dyte, une halle indus­trielle, une cen­trale ther­mique – aussi.

Je me retourne donc vers l’étymologie et m’obstine à trou­ver pour ce terme une réfé­rence, ou au moins une signi­fi­ca­tion évo­quant l’art dans n’importe quelle langue pré­do­mi­nante ou péri­phé­rique, actuelle ou ancienne, vivante ou morte. En vain. Fort de ce constat trou­blant, je tire alors ma conclu­sion, ma sanc­tion en fait, la seule pos­sible d’ailleurs : quelque part, quelqu’un, au tout début du temps, a dû être à ce point-là futé(e) pour réus­sir l’exploit de per­sua­der quelques-uns de ses voisin(e)s les plus demeuré(e)s que par rap­port à leurs emmê­le­ments de branches où ils (ou elles) se cachaient pour essayer tant bien que mal de fuir pluie et neige, la misé­rable hutte faite de limon et de glaise qu’il (ou elle) venait fiè­re­ment d’achever était quelque chose d’absolument excep­tion­nel, et qu’à ce titre il conve­nait de confé­rer à cet objet un sta­tut spé­cial qui soit en mesure de le mettre en évi­dence par rap­port aux autres vul­gaires abris tout autour. Et sur ce, il (ou elle) inven­ta le mot art. Et appe­la sa cabane DOMVS. Et tout par­tit de là. Et ses descendant(e)s prirent grand soin de faire en sorte que ce stra­ta­gème puisse s’installer dans la durée et se per­pé­tuer jusqu’à aujourd’hui.

Sub­si­diai­re­ment, la chaîne éty­mo­lo­gique le prouve : art vient du Latin artem, c’est-à-dire “habi­le­té pra­tique” et la notion est appuyée par ses signi­fi­ca­tions en Pro­to-Indo-Euro­péen ar(ə)-ti- et en Sans­krite, rtih signi­fiant « manière, mode », comme en Grec, car arti­zein veut dire « pré­pa­rer », lui-même suf­fixe de la racine ar « adap­ter ensemble » et appa­ren­té au terme Latin arma « armes ».

Puisqu’au mépris du nombre abon­dant d’exemples contraires il ne reste plus un autre choix que celui de consi­dé­rer l’architecture comme un art, je reviens à la langue, où les termes archi­tecte et archi­tec­ture ont été décli­nés et ont fleu­ri dans la mul­ti­tude d’acceptions dif­fé­rentes déjà énu­mé­rée. Pour com­men­cer je m’étonne devant l’utilisation du syn­tagme archi­tecte d’intérieur et l’inexistence de son frère symé­trique – l’architecte d’extérieur. Mais res­tant sur ces déri­vés, je cherche – à ma stu­peur, sans suc­cès – d’autres varié­tés qui trou­ve­raient leurs places légi­times aux côtés des précédentes.

Des sub­stan­tifs par exemple :

archi­tec­tu­riste (s.f./m.) – per­sonne qui s’occupe à archi­tec­tu­rer, spé­cia­liste de toute struc­ture d’architecture;

archi­tec­tu­risme (s.m.) – acti­vi­té de l’architecturiste;

archi­tec­tu­ri­sa­tion (s.f.) – champ d’activité ou résul­tat du tra­vail de l’architecturiste;

archi­tec­tu­ra­li­sa­tion (s.f.) – ensemble des rap­ports sen­sibles entre l’environnement natu­rel et l’activité d’architecturisation;

archi­tec­tu­ris­ti­ca­tion (s.f.) – chaîne de phé­no­mènes com­plexes et de natures dis­tinctes condui­sant simul­ta­né­ment à la glo­ba­li­sa­tion et à la den­si­fi­ca­tion concep­tuelle d’une œuvre d’architecture;

des verbes aussi :

archi­tec­ter (v.t./r.) – (s’)activer préa­la­ble­ment à toute recherche de solu­tion entre­prise par  un(e) architecte;

archi­tec­tu­ri­ser (v.t.) – coor­don­ner et véri­fier les concepts rele­vant de l’architecture et ceux rela­tifs à la sécu­ri­té en général;

archi­tec­tu­ra­li­ser (v.t.) – amé­na­ger le cadre de vie en har­mo­nie avec les carac­té­ris­tiques du lieu;

archi­tec­tu­ris­ti­quer – adap­ter un sys­tème don­né de mous­ti­quaires à une construction;

archi­tekėr – aller au fond des choses lors de l’étude d’un concept;

des adjec­tifs enfin :

architectisé(e) – qui subit ou a subi la domi­na­tion d’un(e) archi­tecte, ou qui est ou a été mani­fes­te­ment sous son influence;

archi­tec­té – qui cor­res­pond au pro­jet ou à la vision d’un(e) architecte;

archi­tec­tant – qui pré­sente des signes d’architecte embryonnaire;

archi­tec­tu­resque – qui contient ou exprime des élé­ments ou des traits carac­té­ris­tiques de l’architecture.

Pour par­ache­ver cette ana­lyse il reste à s’occuper des rap­ports de l’architecture avec la langue, à la lumière de l’énigme – entre temps réso­lue – qui classe l’architecture dans la caté­go­rie des arts, plus exac­te­ment des beaux-arts. Recou­rant une der­nière fois à l’étymologie, sur ce point s’impose le paral­lèle avec la notion d’artéfact. Comme toute inter­ven­tion de l’architecte (i.e. comme toute archi­tec­tu­ra­li­sa­tion), l’artéfact résulte de l’altération ou de la modi­fi­ca­tion par l’homme – dans le cadre d’un pro­ces­sus arti­fi­ciel donc – d’une situa­tion natu­relle exis­tante. Nous avons ici un terme venu droit du Latin arte « par métier » (qui est l’ablatif de ars « art ») auquel s’ajoute l’autre terme latin fac­tum « chose faite », de facere « faire », là encore déri­vé du radi­cal Pro­to-Indo-Euro­péen dhe– pour « mettre en place ».

*

La conclu­sion vient toute seule, car se retrouvent à pré­sent réunis sous nos yeux tous les com­po­sants néces­saires et suf­fi­sants pour syn­thé­ti­ser le sens vrai et pro­fond de ce terme com­plexe : l’artchi­tecte (s.f./m.) est un chef char­pen­tier muni d’une hache, occu­pé acti­ve­ment à mettre en place de manière habile, à orga­ni­ser et à diri­ger l’harmonie dans son domaine – les beaux-arts.

En fait, je suis un artchitecte.

[2 décembre 2018]

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2 réponses

  1. Dif­fi­cile a conte­nir dans une defi­ni­tion quelque chose de si flou comme « l’art ». A ma connais­sance la seule chose qui est propre a tout art est l’emotion. Tout resul­tat de l’activite humaine qui sus­cite l’emotion des sem­blables peut rece­voir ce titre. Mais la, le fait aus­si de tuer quelqu’un sus­ci­te­ra a coup sur beau­coup d’emotion, ce qui ne fait pas d’une tue­rie une oeuvre d’art. (jusqu’au pre­mier psy­cho­pate qui peut-etre pen­se­ra pareil et fera la une des jour­naux…) . Puis, la mede­cine aus­si est par­fois consi­de­ree comme art mais peu sont ceux qui regar­de­raient les mede­cins comme etant des artistes et un acte medi­cal sus­cite rare­ment de l’emotion dans le public…Bah, mieux vaut lais­ser le debat de cote.

    1. Tout ceci est peut-être juste. Le texte n’est cepen­dant qu’un pied de nez fri­vole qui vise la morgue de cer­tains élus de cette « caste », l’étymologie et le délire des nou­velles ter­mi­no­lo­gies, le tout dans un embal­lage d’autodérision.

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