J’ai été largué dans ce monde à mon point A et – va savoir dans combien de temps – je serai repris à mon point Z.
Au point A, entrer en possession d’une automobile neuve à 3 vitesses et peut-être 70 chevaux était souvent un événement qui se fêtait comme il se devait dans le cercle de la famille, voire même au-delà, et qui avait lieu à un certain âge, car pour se l’accorder il fallait économiser fermement, mais acheter une première occasion était non moins souvent source d’une fierté et d’une célébration à peu près équivalentes. Dans les deux cas, l’heureux possesseur lui réservait un soin unique et la bichonnait assidûment, et pas seulement parce que la garantie d’usine était de 12 mois, par conséquent il la gardait durant de longues années.
Au point Z, entrer en possession d’une automobile neuve au double de vitesses (voire plus), au triple de chevaux (voire plus) et bourrée de gadgets économiseurs d’effort jamais imaginés non seulement au point A mais même après, sera une banalité non seulement par suite de leur multiplication et de la sensible réduction du rapport entre le prix de vente et le revenu personnel, mais aussi par la multiplication des formules parallèles de financement, alors qu’acquérir une première occasion ne sera plus source d’émotion pour personne, aussi jeune fut l’acheteur. Dans les deux cas, l’entretien aussi ne présentera déjà plus le moindre intérêt, les garanties s’étalant à l’heure actuelle de 36 à 60 mois, voire 84 ou même 144 mois concernant la carrosserie, soit le double ou le triple du rythme moyen de changement de l’objet.
Au point A, faire rentrer dans son foyer un premier poste neuf de télévision était souvent un événement qui se fêtait comme il se devait dans le cercle de la famille, voire même au-delà, et qui avait lieu à un certain âge, car pour se le permettre il fallait bien économiser, tandis que la question d’acheter en première un appareil d’occasion en principe ne se posait même pas, car l’acheter signifiait le garder le plus possible, donc des appareils disponibles sur le marché il n’y en avait pas tellement. Pour ce qui est de la diffusion des deux ou trois programmes de l’époque, elle avait lieu à des heures précises, d’habitude plutôt le soir, à travers des écrans bombés noir-blanc pas plus grands qu’une feuille de papier, logés dans des boîtes boursouflées en bois, livrant des images de piètre qualité, mais très souvent c’était l’occasion pour toute la famille de se retrouver transie d’émotion devant le “petit écran”. On savourait ainsi des nouvelles, des émissions d’information ou de culture générale, des films.
Au point Z, faire rentrer dans son foyer un premier poste neuf de télévision n’est depuis déjà un moment pratiquement plus possible, car au moins un autre poste y existe déjà, et souvent l’on ne sait même plus depuis quand. Cette situation n’est pas seulement la conséquence de leur multiplication et de la réduction phénoménale du rapport entre le prix de vente de l’appareil et le revenu personnel, mais aussi de la multiplication tout aussi extraordinaire des sources et des moyens de divertissement et d’information. Dès lors, la question de l’éventuelle acquisition d’un appareil d’occasion revêt une importance comparable à celle de l’achat d’une bière. Pour ce qui est de la diffusion des centaines de chaînes disponibles, elle a lieu 365/7/24 sur des écrans ayant la surface d’un lit individuel et l’épaisseur d’un magazine, avec des images en haute définition et en couleur, ainsi que des fonctions annexes jamais imaginées au point A. En revanche, celle de rassemblement de la famille n’existe plus, car dans la règle chacun de ses membres utilise son propre appareil ou gadget équivalent. Pour ce qui est de la nature et du contenu des émissions diffusées, j’ai retenu cette opinion de René de Obaldia (1918 – ) de l’Académie Française : « (…) les crétins ont beau avoir toujours existé, mais avec la télévision – ce chewing-gum de l’œil – ils se sont multipliés ».
Au point A, faire rentrer dans son foyer un premier appareil neuf de radio était souvent un événement qui se fêtait comme il se devait dans le cercle de la famille, voire même au-delà, car pour se le permettre il fallait lui donner la priorité parmi tant d’autres objets nécessaires, dont tout d’abord le réfrigérateur. Dans la plupart des cas, il s’apparentait à une sorte de meuble ayant les dimensions d’une valise moyenne et était souvent posé sur une table qui lui était dédiée. Généralement, les émissions étaient diffusées sur les ondes longues, moyennes et courtes. Pour rechercher le poste désiré, une certaine habilité était nécessaire, car il fallait tourner à la main, très lentement et attentivement, le gros bouton circulaire de sélection. S’agissant de la diffusion de programmes de musique classique ou de jazz, tout comme les émissions culturelles et d’information, elle avait également lieu à certains moments de la journée.
Au point Z, faire rentrer dans son foyer un premier appareil neuf de radio n’est déjà aujourd’hui pratiquement plus possible, car à vrai dire cet objet en lui même ne se fabrique guère. Pour être plus précis, après avoir graduellement atteint physiquement la taille d’un paquet de cigarettes puis d’une carte de crédit, l’objet décrit au point A est devenu immatériel, étant remplacé par les mêmes fonctions au sein d’autres gadgets, jamais imaginés au point A. Quant à la diffusion des programmes (typiquement de la musique rock, un peu de classique, avec quelques postes d’information) en pratique elle a lieu sur les ondes ultracourtes uniquement, 365/7/24. Recherchés pour leur aspect désuet par quelques nostalgiques, les objets décrits au point A (suivis par ceux des points B, C…) se retrouvent parfois dans les magasins de troc, d’antiquités ou dans les marchés aux puces.
Au point A, faire rentrer dans son foyer un premier appareil neuf de téléphone était souvent une réussite qui se fêtait comme il se devait dans le cercle de la famille, voire même au-delà, car pour en arriver là il fallait déjà bénéficier d’un raccordement, si possible individuel, ce qui n’était pas évident alors que le nombre de lignes disponibles à l’échelle nationale était encore assez réduit. Mieux valait être médecin, pompier, homme d’affaires ou policier. L’objet en soi était gros, lourd, cassant, laid et noir. En règle générale, il disposait d’un meuble dédié recouvert d’un macramé. Placé dans la pièce de jour du logement, il comportait la même fonction unique qu’il avait eu lorsqu’il avait été inventé environ un siècle plus tôt : relier à distance deux personnes, par la parole. Tenant compte des tarifs élevés – voire prohibitifs – des communications, il était utilisé parcimonieusement et presque exclusivement pour les appels à l’intérieur de la localité de résidence. La communication se faisait en mettant l’index dans les trous d’un disque rotatif de l’appareil, ensuite en le tournant afin de composer le numéro d’une centrale où une personne était payée pour établir la liaison entre les deux raccordements.
Au point Z, faire rentrer dans son foyer un premier appareil neuf de téléphone n’est en pratique plus une réalité depuis déjà un certain temps. Primo, parce que les appareils fixes sont en voie d’extinction, si ce n’est physiquement, en tous cas pour ce qui est de l’utilisation. Donc une telle acquisition relèverait de l’excentricité. Secundo, ces objets fixes ont été remplacés par des appareils mobiles, certains de la taille d’un briquet, le poids d’une balle de golf, résistants, élégants et multicolores. Ils ont gagné l’ubiquité absolue, surtout depuis qu’ils comportent, au-delà d’une fonction basique de communication entre deux ou plusieurs personnes situées n’importe où sur la planète, un nombre sans cesse plus grand de fonctions annexes, jamais imaginées au point A (suivi par les points B, C…). On les retrouve surtout dans les sacs des dames et dans les poches des hommes, tous âges confondus, lorsqu’ils – ces gens, yeux et doigts rivés dessus – ne sont pas en train de se cogner contre un poteau.
Au point A, faire rentrer dans son foyer une machine à écrire neuve signifiait éventuellement soit que l’un des membres de la famille gagnait sa vie en tant qu’écrivain accompli, soit qu’il occupait une fonction d’une certaine importance. Dans les deux cas, il n’était pas rare que la présence d’une personne spécialement formée soit impérative pour avoir l’utilité de l’appareil, mécanique. Quelle qu’en soit l’explication, le coût élevé était un défi pour le propriétaire. Son emploi supposait certains produits annexes, tels le papier carbone, les rubans encreurs et les lames de rasoir pour d’inévitables corrections. Quant aux caractéristiques physiques, ces machines – la plupart du temps recouvertes d’une housse – avaient à peu près les mêmes dimensions et poids qu’un poste de radio de la même époque.
Au point Z, faire rentrer dans son foyer une machine à écrire neuve n’est même plus une excentricité, et cela déjà depuis maintenant très longtemps. Ayant passé par différentes phases de perfectionnement (électrique, électronique, hybride), les modèles que l’on peut encore – et éventuellement – trouver sur un rayon perdu au fond de certains – très rares – magasins sont surtout assez petits, assez légers, mécaniques et pas très chers. Ils sont destinés aux joies de certains fantaisistes irréductibles pour un emploi occasionnel, surtout lors de voyages.
Au point A, parlant de la communication écrite à distance, les hommes utilisaient surtout la vieille poste, s’envoyant l’un l’autre certains textes. Ce mode d’acheminement était la seule différence concrète avec la manière dont les hommes entraient en contact à distance déjà bien avant le temps des sumériens, où les coursiers et les messagers endossaient cette fonction moderne de la poste. On peut donc apprécier avec une marge d’erreur relativement faible qu’au point A la lettre reposait sur une histoire de 5000 ans ou plus. Une des particularités de ce mode de communication spécifique était qu’il offrait l’occasion à certains de briller dans l’art de l’écriture. L’histoire regorge ainsi d’exemples de correspondances célèbres par leur style ou leur substance. Il faut relever aussi qu’autant la rédaction d’une lettre par l’expéditeur que sa lecture par le destinataire constituaient souvent des moments d’intense émotion et que la réponse était attendue en général avec une grande fébrilité.
Au point Z, parlant de la communication à distance, l’objet lettre aura totalement disparu, car envoyer aux antipodes par les ondes même des documents originaux dûment signés sera déjà courant. Quant aux contacts fréquents, d’autre moyens sont déjà depuis un moment à l’œuvre. Ils permettent des échanges instantanés de toutes sortes aux quatre coins de la planète et même avec l’espace. Cette prolifération – voire explosion – de messages coïncide avec la réduction équivalente de leur qualité, que ce soit par rapport au style ou à la substance. Les exemples de textes ineptes, de rédactions inintelligibles et de langages agrammaticaux et asyntaxiques sont légion. Pour ce qui est de leur nature et de leur contenu, j’ai retenu cette opinion de l’auteur italien Umberto Eco (1932 – 2016) : « Les réseaux sociaux ont donné le droit de parole à des légions d’imbéciles qui, avant, ne parlaient qu’au bar, après un verre de vin, et ne causaient aucun tort à la collectivité. On les faisait taire tout de suite, alors qu’aujourd’hui ils ont le même droit de parole qu’un prix Nobel. ».
Au point A, pour ce qui est de la communication rapprochée, le moyen le plus répandu, le plus commode et – quelque part – le plus personnel, était le petit bout de papier écrit à la main, ensuite plié, replié, et qui se transmettait de main en main. Il était en mesure de transporter une dose relativement élevée de son “soi”, par exemple sous la forme de petits dessins, de minuscules objets glissés dedans, ou d’autres marques particulières à haute valeur émotionnelle.
Au point Z, pour ce qui est de la communication rapprochée, le billet personnel plié aura depuis longtemps disparu au détriment des mêmes vecteurs de transmission ci-dessus, puisqu’en effet, s’ils sont en mesure de faire communiquer instantanément des entités séparées par des milliers, voire des millions de kilomètres, il est clair que cette même capacité ne peut qu’opérer encore beaucoup mieux à quelques mètres de distance. Certes, oubliés les petits objets à haute valeur émotionnelle furtivement à glisser dedans.
Au point A, quant au contacts sociaux, en majeure partie ils étaient constitués par les réunions de famille, les beuveries entre amis, les bavardages de mères promenant leurs bambins et les facéties échangées à la récréation. Ces moyens perpétuaient une habitude qui avait vu le jour lorsque les premiers hommes purent articuler les premiers mots. Il serait donc difficile d’apprécier leur histoire avec une marge d’erreur acceptable.
Au point Z, quant aux contacts sociaux, deux phénomènes très importants sont à relever. Le premier est leur explosion au-delà non seulement de l’imaginable au point A, mais aussi – et c’est là le plus intéressant – au-delà du besoin, puisque de même qu’on parle de l’art pour l’art, on parle de contact pour l’amour du contact. Le second est leur complète immatérialité. Par l’installation de réseaux planétaires de transmission de données, ils relient n’importe qui avec n’importe qui et maintient chacun de ces quidams dans une solitude absolue.
Au point A et à propos de ce qu’on mangeait, cela dépendait en grande partie des revenus de chacun, surtout quant à la qualité et au choix, mais la routine se retrouvait un peu partout la même : le matin un petit-déjeuner quelconque, par exemple café, lait, café au lait, tartine, miel, confiture, à midi un repas à trois plats, par exemple soupe, ragoût, compote, le soir un dîner variable et plus ou moins léger, par exemple soufflé ou gratin, thé. Sans le savoir, on était les cobayes du slow-food, tout en étant aussi ceux du good-food. Mais le plus important était qu’à chaque fois la famille profitait de l’occasion pour se retrouver autour de la table, dans la salle à manger ou même à la cuisine. Hormis le temps passé devant le poste de télévision, c’était surtout en ces moments-là que la vie sociale de la famille était la plus intense.
Au point Z et à propos de ce qu’on mangera, on ne fera que poursuivre sur la voie de ce qui fut lancé avant même que l’on arrive au point B. Il sera fait impasse sur le petit-déjeuner du matin, un café maximum. Le temps fera défaut, comme à midi d’ailleurs, où le junk-food du fast-food sera avalé soit en voiture, soit sur un coin de la table de conférence ou assis sur un tas de briques. Le soir, le temps pour les courses ayant encore fait défaut et vu que dans l’immense réfrigérateur on ne trouvera toujours rien d’autre qu’un léger frisson glacial faisant frémir les quelques bouteilles de bière, ce sera plus ou moins le même menu fast-food qu’à midi, tout au plus le plat pré-cuisiné réchauffé aux micro-ondes. L’un ou l’autre sera avalé machinalement les yeux rivés sur les dernières frivolités des réseaux sociaux.
Au point A, pour ce qui est de quoi et comment on achetait, cela faisait aussi partie des contacts sociaux et se passait à peu près de la même manière qu’en Mésopotamie au temps d’Uruk, il y a de ça environ 6000 ans. Lorsqu’on manquait de pain, lait, sucre et café, on allait chez l’épicier, l’ami du coin. Lorsqu’on n’avait plus de viande, on visitait l’ami boucher dans sa petite échoppe ou l’air était souvent humide, et ainsi de suite pour le fromage, les fruits, les légumes et le vin. Quand on devait acheter de l’encre, c’était plus bas à la papeterie. Pour les habits, le magasin d’habits, pour les chaussures, les chaussures. Bien sûr, toutes ces choses avaient leur prix, car elles étaient soigneusement choisies par le marchand respectif, du moment que c’était en fonction de la santé de son commerce qu’il vivait bien ou moins bien. Faire les courses, cela revenait donc à un rituel bien rôdé, où l’achat en soi était en même temps support pour échanger des nouvelles sur le voisin, l’enseignant, le maire, le résultat du match de foot et le reste du monde.
Au point Z, pour ce qui est de quoi et comment on achètera, le futur aura commencé bien avant la lettre Z. Dans d’immenses halles de banlieue, aseptiques et uniformément éclairées, on s’aventurera deux à trois fois par mois, en essayant d’éviter le samedi, où le quota d’inconnus par mètre carré dépassera celui des voyageurs dans le métro. Dans de grandes caisses en treillis métal sur roulettes on jettera pèle-mêle pain, lait, sucre, café, viande, fromage, fruits, légumes, vin, encre, habits, chaussures, plus une quantité indéfinie d’objets inutiles. Bien contents d’avoir évité tout accident de circulation avec d’autres caisses sur roulettes, on se propulsera pour payer vers les robots encaisseurs, où l’on pourra constater avec un mélange de satisfaction et de dépit d’une part avoir réussi d’acheter du café sud-américain au même prix du temps de la lettre F, et d’autre part avoir dépensé un huitième du salaire pour l’amas de produits achetés en grande partie sans en avoir besoin, cela sans avoir salué un seul individu. Certainement, ceci en supposant que nous n’avions pas déjà fait l’ensemble de nos achats en quelques clics sur le clavier – tout en conduisant l’automobile à 250 chevaux.
*
Depuis, il y a tous ceux soutenant qu’ils suent avec ardeur pour un monde meilleur, ou qu’ils l’ont déjà rendu ainsi. Certes, au point Z il y aura d’autres produits, services, merveilles et gadgets – utiles ou non – jamais imaginés pas seulement au point A, mais encore longtemps après, comme il est clair que plein de bonnes choses dont on se satisfaisait si bien au point A n’existeront plus.
Cela reste que résolument partis sur cette voie, il est tout à fait prévisible que les gens ne marcheront toujours pas sur l’eau.
[15 octobre 2017]
2 réponses
Marcher sur l’eau – ca vient quand on travaille un plan, les aisances matérielles viennent de l’interet porte au cotes…materielles de la vie. Rien d’étonnant. Reste que mon impression est que cet intérêt a de moins en moins une portee allant plus loin que le lendemain, que personne n’a plus une vision de perspective, qu’on vit comme si chaque jour serait le dernier.
Mais qui sait? Peut-etre que nos parents pensaient de meme et les leurs aussi…
Marcher sur l’eau – ca vient quand on travaille un plan, les aisances matérielles viennent de l’interet porte au cotes…materielles de la vie. Rien d’étonnant.
Moi pas comprendre.
Reste que mon impression est que cet intérêt a de moins en moins une portee allant plus loin que le lendemain, que personne n’a plus une vision de perspective, qu’on vit comme si chaque jour serait le dernier.
Mais qui sait? Peut-etre que nos parents pensaient de meme et les leurs aussi…
C’est très probable.