Un jour, au XXème siècle, près de trente ans de çà, soit à l’âge paléo du postmoderne, un fabricant d’appareils téléphoniques inventa un slogan vite devenu célèbre.
A cette époque, lorsqu’il s’agissait de téléphonie ambulatoire, les gens traînaient encore avec eux des espèces de machines en fer ayant la taille d’une boîte de cigares et le poids d’un six-pack de bières. Appeler en plein air était un luxe, car les tarifs étaient prohibitifs, tout comme ces machines. Fait nouveau, elles étaient tout au moins pourvues d’un écran noir-blanc, vert-blanc ou jaune-vert de la taille d’un petit timbre-poste. N’empêche, c’était le Pérou puisque l’on pouvait envoyer des messages écrits à 160 caractères maximum, de préférence sur le territoire national.
Pendant ce temps-là, les gens plus fortunés s’offraient déjà des appareils vraiment portables, encore qu’ils gardaient la taille et le poids d’une bouteille de Bordeaux, alors que les plus frimeurs se payaient le luxe insensé de s’afficher avec des merveilles bien plus étonnantes: les handy. Ces gadgets pas plus grands qu’un paquet de clopes et que les braves possesseurs pouvaient en première les sortir de leur poches, affichaient aussi leur prix: un bon salaire de cadre. Pourtant la taille des écrans, toujours monocolores, n’avait que peu évolué tandis que les tarifs n’avaient que peu diminué.
C’est ce moment précis que le fabricant-vedette choisit pour lancer sa formule commerciale. Ecrits en dessous de son nom, Connecting People® (ce qui veut dire connectant ou mettant en contact des gens), ces deux mots allaient devenir emblématiques pour la marque. Deux mots. Simple. Facile. Basique. Presque banal, puisque mettre en contact deux personnes à distance, cela se pratiquait déjà depuis passé un siècle. Si, mais pas au marché, en voiture ou à la pèche. Bref: carrément magistral. Tellement, que le fabricant en tira parti pendant presque deux décennies.
Entre temps la firme devint leader mondial, pour y rester une bonne quinzaine. Grâce à cette trouvaille publicitaire ? Quelle importance ?! En réalité, durant un certain temps, peu de choses essentielles évoluèrent dans ce domaine: on agrandit et colora les écrans, allégea les gadgets et baissa les tarifs. C’étaient les années où d’entente avec les amis, les gens faisaient sonner le handy en pleine séance juste pour épater la galerie. Appeler hors de la maison, du bureau ou du chalet restait néanmoins assez rare.
L’heure de gloire des messages avait sonné. C’est vrai qu’ajouté à la pression concurrentielle, l’effet de masse faisait que les jougs tarifaires nationaux se mettaient à céder, et même que ces chats de l’époque étaient limités à ces textes sommaires, les factures refusaient de baisser. Se forma ainsi le réflexe de communiquer autrement. La messagerie instantanée se substitua graduellement à la téléphonie classique et surtout à celle mobile, alors qu’une énorme vague toute fraîche, faite de réseaux sociaux, plateformes d’échange et autres micro-blogues était en train de se dresser.
Comme toute pub géniale, ces deux vieux mots-là eurent la peau dure et au tournant du millénaire la firme franchit le seuil décisif, faisant le pas suivant, The Next Step. Arriva le smartphone qui “réinventa le téléphone”. Désormais aucun souci que d’autres malins se fouraient dans cette nouvelle caverne d’Ali-Baba, en devançant même ce vieux leader qui n’était plus cool. D’ailleurs son slogan avait tristement réussi à se faire moquer par va savoir quel gai luron créatif qui en avait détourné le sens: Connecting People® s’était mué en Correcting People. Et il en demeura ainsi.
Au fait, ce n’était plus important car trop tard. Désormais tout allait changer. L’objet ne comptait plus. Derrière le portail de la grotte, le smartphone attendait au fond d’une boîte de Pandore inédite. Pas enfouie, pas cachée, mais non ! bien en vue elle, et d’un volume appréciable, un vrai coffre en bois massif, brillant et dodu comme dans les histoires de pirates. Dieu que cet appât était alléchant !… Recherche et développement se donnèrent la main fermement. A présent il ne restait plus que l’embarras du choix pour se ruer le plus vite à la chasse de ce nouveau trésor.
A présent nous voilà dix petite années en arrière. Les barrières politiques tombent, les taxes chutent, les vitesses de transmission et débits décollent. Les appareils, mille fois plus performants et tentants que ceux de l’âge paléo du postmoderne sont offerts. L’e-mail itinérant est une routine. Sur terre, des tsunamis de messages déferlent chaque jour. Les réseaux sociaux explosent, et avec eux, les volumes de données. Textes, sons, images et vidéos se courent après et dans tous les sens le long des câbles, mais surtout dans les airs. La communication continue, 24/24, touche au zénith.
Non. Erreur. Grave. La boîte de Pandore est intemporelle. Elle mérite sa légende, ne ment pas et ne fait pas de quartiers. Car dans toutes choses, le cœur de l’intérêt somnole en nous, enfermé qu’il est dans l’aspiration farouche de l’humain vers le stade suprême. Il s’allume à l’appel de la convoitise, pour rester en éveil tant que dure l’ascension et tant que ce niveau n’est pas encore atteint. Eh bien maintenant que nous sommes enfin arrivés dix ans plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui même, nous découvrons que tout cela s’applique au même titre à nos communications.
Les temps ont donc passablement évolué. Plusieurs milliards de gadgets légers, donc portables, se baladent sur la planète. On les appèle encore smartphones, même qu’en réalité ce sont de vrais et puissants ordinateurs de poche que tout le monde a. Au moins un. Même dans des endroits où la faim, la pauvreté, la guerre et la désolation font des ravages. Ailleurs, c’est par excentricité, snobisme ou rejet technologique que l’on reste fidèle aux vieux appareils au look primitif, les vintage phones. Le monde à l’envers, dirait-on. Le plus important: téléphoner est devenu marginal.
En effet, qu’il s’agisse d’images kitch, de gags ringards bourrés d’emoticons ou de clips cochons, afin de contrecarrer le déluge d’envois ineptes, aujourd’hui déjà il n’y a plus un autre choix que celui de bloquer pubs et interlocuteurs indésirables. Laisser sans réponse un appel ou un message – fut-il sérieux et urgent – est monnaie courante depuis des années. Parfois, tout au plus, tandis que l’instantanéité est la propriété de base de ces moyens de communication, on répond des heures ou même des jours après, lorsque l’urgence et l’importance sont déjà devenues caduques.
Pourquoi ? Simple: par effet de trop plein. Par saturation, qui entraine l’indifférence, puis le désintérêt. Par frivolité et par manque de discernement. On arrive au point où l’on coupe la sonnerie. Pire: on éteint carrément l’appareil. La plupart des services disposent de fonctions automatiques pour répondre aux appels, sauf qu’en avoir recours est un autre type de dépendance dont on se passe volontiers. Réseaux sociaux ? Les millenials s’en détournent déjà; pour eux, le Graal auquel ils se sont abreuvés il y a dix ans se réduit de plus en plus au seul chapitre des news.
Cela étant, à quoi bon exactement sous le seul angle technique, de pouvoir échanger instantanément tout et n’importe quoi sur terre, sur mer et dans les airs entre Dubai et Kiev, Hanoi et Oslo, Riga et Lima ? Les limites de l’inutilité primordiale sont-elles déjà atteintes ? Oui et non. Comme chaque fois, devraient entrer en scène le discernement, l’esprit sélectif, l’esprit de mesure et le sens des priorités, à même de dompter l’homo ludens, l’homme joueur, l’homme enfant que nous sommes lorsqu’en chassant les petits monstres virtuels nous nous heurtons les uns aux autres.
Hélas, ce dur combat est trop souvent perdu d’avance.
[3 mars 2020]
Une réponse
Bien dit…euh, ecrit. Une solution a cette evolution a l’horizon?