“Dieu les bénit en disant: «Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre, rendez-vous en maîtres et dominez les poissons des mers, les oiseaux du ciel et tous les reptiles et les insectes.»”
[Genèse 1, 28]
J’étais juste occupé aux toilettes lorsqu’en jetant un coup d’œil distrait sur le carrelage du sol je découvris un amour de fourmissette qui s’affairait toute seule à gauche et à droite. Poids ? Probablement autour du nanogramme. Taille ? Environ 0.1803 par 0.0647, mm. Pour dire. Vingt comme elle se loveraient dans un grain de riz. Je me dis: je dois être un milliard de fois plus grand. Ça donnerait quoi s’il y avait d’autres un milliard de fois plus grands que moi ? Les verrais-je ? Me voit-elle ? Et déjà: a-t-elle des yeux ? Pourtant, si elle est là, à vaquer comme ça, c’est qu’elle doit aussi avoir un cerveau, même que je m’étonne ce qu’elle pourrait bien chercher sur ce carrelage brillant comme un miroir, sûrement pas de la nourriture. Bref, ce cerveau devrait forcément être environ un milliard de fois plus petit que le mien, avec – ou non, va savoir – tous ses boudins blanchâtres qui tournent dans tous les sens autour d’eux mêmes, tous ces filins et toutes ces cellules, tous et toutes un milliard de fois plus micro, si ce n’est davantage. Et – voyons ! – elle doit bien boire et manger. Donc elle a une bouche, gueule, enfin, on a compris. Des dents peut-être pas, mais elles a certainement un estomac. Donc, sans qu’elle ait nul besoin de toilettes comme moi, un derrière pour faire le gros besoin et une espèce de zézette pour le petit. (Sur ce, j’avoue qu’un instant je ne pus m’empêcher d’envisager celle de ces autres-là un milliard de fois plus grands que moi…) Pourtant, vu sa taille, je ne pus voir si la fourmissette était garçon ou fille. Mais je suis sûr qu’elle a (ou a eu) une mère et un père qui ont dû faire zouc-zouc, comme d’ailleurs elle (ou il) aussi, car je ne pus estimer son âge, donc si la maturité sexuelle a été atteinte. À ce stade, ayant achevé mes tâches, je me suis lavé les mains en prenant grand soin de ne pas l’écraser, j’ai éteint la lumière et suis sorti. J’oubliais: lorsque j’ai pensé qu’elle était un milliard de fois plus petite que moi, j’ai aussi pensé qu’il devrait bien y avoir d’autres zeptofourmissettes peut être tout de même pas un milliard de fois plus petites que celle-là, mais en tout cas cent ou mille fois plus petites. Sauf qu’elles je ne peux les voir, donc je ne peux dégager une quelconque réflexion là-dessus. En revanche, eh bien, je me suis rappelé le verset biblique de l’en-tête et pus constater que nous l’avons suivi à la lettre depuis le début. Bon, pour ce qui est des bêtes qui vivent sur terre ferme, nous avons donné un sens plus large à l’ordre divin en y incluant la classe des mammifères. Par la suite et en suivant des raisons strictement pratiques, nous nous somme approchés ou appropriés certains de ces mammifères pour en créer ce que nous avons convenu d’appeler des animaux domestiques (de domus [lat.]: maison), reliés donc – de près ou de loin – à l’habitation. Ceci a permis de les distinguer net des mammifères, poissons, oiseaux, reptiles et autres insectes perdu(e)s dans la nature. Et pour cause, à ces derniers nous avons attribué le nom générique de bêtes sauvages. Enfin, partant de chacune de ces deux catégories, nous avons trié certains spécimens pour en établir à mi-chemin une troisième que nous avons dû confiner dans des enclos ou enfermer dans des box ou des récipients, systématiquement et spécifiquement conçus et organisés. Nous avons donné à ces animaux les noms de bêtes de zoo, espèces d’aquarium, poissons rouges et bêtes de cirque. Parfait, mais quel pourrait être le rapport avec cet amour de fourmissette qui m’a tant ému ? Eh bien, de nombreux pays disposent de lois qui interdisent de maltraiter des créatures appartenant à l’une ou l’autre de ces catégories. Par conséquent, interdiction implique punition si l’on ne respecte pas certaines règles. Bien sûr, des exceptions notables en font partie. C’est le cas de tout ce qui a trait au manger. Omnivore par nature et ayant reçu autorisation de dominer sans distinction les bêtes, l’homme a dressé des endroits, puis des industries, où il tue des animaux domestiques pour se nourrir. D’accord, pas seulement domestiques, car depuis toujours les hommes chassent les bêtes sauvages. Mais dominer sans distinction ne sous-entend pas aussi sans restriction, puisque le droit de mort de l’homme sur l’animal s’arrête net au chapitre du besoin qui lui est imposé par sa propre subsistance. En réalité, loin s’en faut. Loin des situations d’autodéfense, l’homme a pris habitude de tuer ou de torturer l’animal pour et par le spectacle, par la corvée, par indolence, mégarde, dépit ou plaisir. Impunément. D’où lesdites lois, dont l’arrivée à point nommé serait méritoire à plus d’un titre si elles n’étaient pas étonnamment… sélectives. Suivant les pays, tu es d’une façon ou d’une autre en violation de la loi si tu attaches un chien qui aboie (ou non), attrapes une barre de fer et le frappes à mort; si tu saisis un chat qui t’a griffé (ou non), l’accroches par la queue au plafonnier de la cave et le laisses là jusqu’à ce qu’il ne peut plus miauler; si tu arraches le plumage d’un perroquet pour voir s’il résiste au froid nu comme un ver; si tu bloques une chèvre et la sodomises; si tu remplis d’eau froide un aquarium pour observer si les poissons tropicaux s’en sortent; si tu fiches un manche de balai dans un serpent (venimeux ou non), etc… Certes, à moins d’être rongé par les remords au point de te livrer à la police, la loi ne saurait s’appliquer que dans la mesure où chacune de ces barbaries serait au préalable découverte par ou dénoncée à l’autorité, ce qui souvent peut ne pas être le cas. Mais restons-en là. Car en effet de la sélection il y en a. Suivant les pays, ce n’est pas de la cruauté si t’as envie de couper la queue d’un shih tzu style tendance, le coiffer style Louis XV ou punk, ou le mettre à poil; si tu coupes les moustaches d’un chat; si dans les champs tu inondes une galerie de taupes; si tu broies sous les roues de ta voiture un blaireau que tu as ébloui; si tu balayes une mouche sur le pare-brise; si tu fais boire de la vodka 96% à un lapin; si tu mets le feu à un nid d’abeilles sauvages; si tu jettes un scorpion dans un bassin; si tu tires un merle à l’arbalète dans le jardin. Et dans ce cas, si tu écrabouillais une fourmissette sous la semelle ?
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Au juste, jour après jour j’en écrase des milliards. Impunément.
[17 mars 2019]