À l’heure où l’on ne jure que par la démocratie, le soi-disant « pouvoir du peuple », en réalité on vit des temps clairement contradictoires si l’on juge d’après le nombre et la diversité des « souverain(e)s » que l’on découvre jour après jour : la très garnie famille des rois de la chanson (le roi du rock, du blues, du pop, du folk), le roi de la magie, de la finance, de la drogue, la reine de la glace, des courts, des casinos, de la danse. Comme de tous les passer en revue serait trop ennuyeux, place donc uniquement à la reine des reines, la seule, l’unique reine de la route et des deux-roues, curieusement mais si affectueusement appelée « la petite reine » : la bicyclette, alors qu’à vrai dire l’on ne connaît ni la grande ni la moyenne. Si gratifier un chanteur ou un autre, un trafiquant ou un autre, une patineuse ou une autre, d’une des qualités respectives, pourrait éventuellement susciter une certaine controverse, il est certain qu’à travers la personne qui la conduit, la bicyclette – plus répandu véhicule sur terre – règne sans conteste et sans partage sur toute la surface du monde, goudronnée ou non.
Grand Dieu comme c’est logique ! Et mérité. En matière de motricité, elle offre de loin le meilleur rapport qualité/prix du complexe de facteurs qui comptent : vitesse, confort, écologie, manœuvrabilité, efficience. Elle n’impose ni plaques d’immatriculation, ni taxes, ni permis, ni examen théorique, encore moins pratique, donc nul besoin de connaître la signalisation routière. Ses besoins sont notoirement modestes, voire inexistants, que cela soit en termes de places de stationnement, de services, de frais d’entretien, de pneus d’hiver ou de pièces de rechange. Sa fiabilité et sa durée de vie sont tout le contraire – glorieuses : sans tenir compte de l’inéluctable progrès technique, une bicyclette peut braver les générations. Et puis il y a le facteur cool. Une voiture automobile c’est gros, arrogant, agressif, cher, victime de l’obsolescence, ça salit et ça pollue. Une motocyclette c’est brutal, violent, sale, et plus c’est petit, plus c’est bruyant, et ça pollue aussi, quand même. Comme le scooter, d’ailleurs. Une bicyclette, c’est innocent, propre, léger, discret, pratique, sympa et pas cher, encore que dans bien des cas de personnes SDF (sans difficultés financières) ce n’est pas ce critère dernier qui commande. Mais il y a beaucoup plus.
Le (ou la) cycliste roule tout simplement et tout aussi naturellement où il (ou elle) en a envie, sur les routes, les trottoirs, les allées, les chemins forestiers, les sentiers, à travers les zones piétonnes, les passages souterrains, les champs, les campus, les préaux d’école, les ponts des bateaux. Il (ou elle) traverse les passages pour piétons et les passages cloutés, fait du slalom à travers les obstacles provisoires ou définitifs, fixes ou mobiles, est instinctivement évité(e) par les piétons et par les poussettes, n’a pas besoin de connaître les sémaphores, ni les lignes continues. Passer de l’état piéton à l’état cycliste et vice-versa, avec tous les avantages de chacun ? Un simple saut d’enfant. Signaler des mains les changements – souvent instantanés – de direction ? En règle générale, une option à bien plaire. L’essentiel reste que le (ou la) cycliste est en mesure de faire corps commun avec son engin (ou au moins de l’avoir à proximité) partout, dehors comme dedans, dans l’ascenseur, dans sa chambre, dans le bus, dans le train et même dans l’avion. Et la meilleure: sans plaques, le (ou la) cycliste est partout un(e) parfait(e) incognito, qui plus est de nuit, en déboulant les pentes à 20 m/s tout de noir vêtu(e), en mode missile furtif.
Avec ça, la liste des avantages n’est de loin pas close. À l’occasion des escapades collectives, les bicyclettes offrent généreusement la possibilité à des familles entières – parents, enfants et bébés – voire à toute une colonie d’amis, de profiter à la fois et de la mobilité et du plein air, quitte à ce que cela dérange éventuellement, légèrement et momentanément, le trafic. Comme la liberté individuelle est sans prix, elles permettent aux conducteurs – écouteurs sur la tête – de rouler en épargnant leurs deux mains, ou en leur octroyant d’autres tâches, plus en rapport avec la situation. Et ne l’oublions pas : en plein été, par +30°C, elles permettent à ces messieurs d’offrir leurs torses nus à la brise chaude de l’après-midi et aux dames leurs blouses diaphanes ondulant en mode désinvolte sur les poitrines, tandis qu’en plein hiver, par -15°C, les lames acérées mais bienvenues d’un air si pur sont la joie de poumons lassés par de trop longues journées de pollution. C’est que le nez dans le vent, le (ou la) cycliste a le privilège de pouvoir humer en permanence l’air frais tout en pédalant à son rythme, et tant pis pour la file de voitures qui s’allonge derrière, elles n’ont qu’à attendre l’instant où elle pourront dépasser.
Enfin, le (ou la) cycliste a maintes options quant à la tendance exacte de mobilité douce dans laquelle il (ou elle) entend s’engager. Pour ce qui est des grandes catégories et sans rentrer dans les détails, il y a le vélo pliable, à cacher dans le sac à dos, pour une indépendance de mouvement totale ; le vélo électrique, qui évite en montée aux moins déterminés de peiner comme Tantale, pouvant ainsi affronter les plus fortes pentes, alors qu’en descente lui permet d’atteindre des vitesses insoupçonnées ; le tandem à un guidon et quatre pédales, pour elle et lui, ainsi que sa déclinaison familiale, toujours à un seul guidon mais à multiples rangées de pédales ; le vélo double (deux vélos identiques disposés en parallèle et reliés par une barre rigide) ; le vélo pourvu de siège à l’arrière pour bébé ou enfant, et la variante plus confortable avec remorque, toujours pour bébé(s) ou enfant(s) ; le vélolit qui permet de rouler en position de repos, allongé sur le dos, à contempler le ciel ; le carvélo, grand suppositoire ovoïdal à pédales et sur trois roues, qui garde à l’abri du mauvais temps et donne la possibilité par exemple d’aller à une réunion ou au concert sans devoir s’équiper comme pour la Route du Rhum ; il y a le vélotruck, qui permet de transporter des colis encombrants et des charges considérables ; l’unicycle, qui est un vélo – évidemment – à une roue, dont il n’a pas été trouvé une utilité spécifique à part peut-être celle liée à sa taille réduite.
Il convient aussi de savoir que cette famille royale compte en réalité moult princes, princesses et autres nobles engins non (ou très faiblement) motorisés, à une roue ou à deux. Ce sont les rollers, les skateboards (électriques ou non), les vélomoteurs, les trottinettes (électriques ou non), les gyropodes, les gyroskates, les gyroroues. Chaque membre de la famille bénéficie des mêmes avantages déjà énumérés. Célibataire (il n’y a pas de roi), la petite reine demeure cependant et incontestablement la souveraine absolue de son monde, rien que pour être en mesure de couvrir la majorité des besoins et des cas auxquels est confrontée la personne qui l’enfourche. De surcroît, elle porte fièrement une riche histoire qui manque à sa parenté, histoire bâtie sur l’édifice foisonnant des légendes, érigé – lui – sur toute une série d’exploits empilés les uns au dessus des autres et qui ont marqué les temps : Fausto Coppi, Jacques Anquetil, Eddy Merckx, Bernard Hinault, Miguel Indurain, Lance Armstrong… non-non, tout de même, pas Lance Armstrong. Et tant pis pour ces esprits bassement cyniques qui s’en moquent (tel ce comique français disant à propos du “Saint Graal” de la bicyclette – le Tour de France – qu’en fait il s’agirait d’une bande d’ivrognes regardant passer une bande de drogués !).
Parlant de riche histoire, comment serait-il alors possible d’omettre la fonction de magnifique vecteur de mémoire attachée aux roues de cet objet hors pair ?! Ne porterait-il pas fièrement la vertu de nous replonger exactement et directement deux cents ans en arrière, soit en plein exil de Napoléon Ie sur l’île de Sainte-Hélène ? Essayons d-imaginer : en ces temps-là, les voitures automobiles telles que nous les connaissons depuis un peu plus d’un siècle n’étaient encore que des machineries infernales à vapeur en état de gestation prolongée, sortes de centrales thermiques sur quatre roues de chariot. La motocyclette ? Oh, s’étalait devant elle bien plus qu’un demi-siècle avant que deux Allemands ne proposent un tel machin approximatif, qui plus est en bois.

Maintenant il faut néanmoins reconnaître pour la personne sur la bicyclette un certain nombre d’accommodements impératifs : relier un point à un autre (maison-travail, travail-maison, etc) souvent à une vitesse moindre par rapport à celle des véhicules autour, ce qui implique prendre son temps, même qu’à la fin et à force de s’y faufiler partout, n’importe où et en totale impunité, ou rouler entre les files, ou sur les trottoirs, ou à contre-sens, ou sur la partie qui lui est réservée sur le carrossable, le gain de temps en ville peut être considérable. D’accord, le (ou la) cycliste n’aime pas spécialement la pluie et la neige, mais franchement, qui les aime ? L’automobiliste et le motard savent bien que lorsque la saison froide approche, c’est le portefeuille qui se met à maigrir. Le (ou la) cycliste en revanche doit simplement s’équiper – bien, il est vrai, mais une seule fois pour toutes : pèlerine imperméable, si possible à capuche, éventuellement doudoune, pull, sur-pantalons imperméables, bottes, éventuellement sur-bottes imperméables, gants, foulard, bonnet ou cagoule, éventuellement masque de ski. Ainsi préparé, il affronte le plus extrême des climats, avec – à la clé – les mêmes avantages déjà présentés. D’accord, rouler à bicyclette expose ; le cycliste est moins bien doté en cas de choc. Mais seulement en théorie, car en réalité, par une alchimie subtile, cette fragilité engendre un phénomène parfaitement opposé : elle le protège, à travers la crainte de tout conducteur de véhicule motorisé qui n’a qu’une obsession – veiller pour en aucun cas ne mettre le moins du monde en danger le (ou la) fragile cycliste, ne serait-ce que virtuellement, sous peine d’être sanctionné sur le champ et sans appel. De victime potentielle, voici donc le (ou la) cycliste mué (e) en générateur de vigilance, et sans le moindre effort de sa part. Il convient d’ajouter l’attention accrue que le (ou la) même cycliste génère en pédalant furtivement – comme nous l’avons vu – de jour comme de nuit, sans phare, stop, catadioptre et clignotant. Et la plupart du temps sans casque.
Afin de ne pas perturber l’essor de cette autre autonomie qu’est la nouvelle vague de mobilité douce, certaines mesures s’imposent. Dans une ville comme Anvers, il est recommandé aux piétons de ne pas croiser par inadvertance le couloir réservé aux vélos, sous peine de se faire violemment éjecter par les usagers circulant dans leur droit. Dans une ville comme San Francisco, la plus extrême des prudences est de mise, au risque de se faire tamponner sans ménagement par des vélos qui déboulent à grande vitesse sur les trottoirs en forte pente.
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Entourée par sa nombreuse famille et à travers ses multiples déclinaisons, la petite reine a conquis et règne donc sur tous les reliefs et toutes les surfaces plus ou moins dures et solides de la terre. C’était en faisant l’impolitesse d’oublier l’espace et le cher Eliott, 10 ans, envoyé dans les airs sur son vélo il y a 35 ans de ça, son petit ami E.T. installé sur le guidon, dans le film américain du même nom, œuvre du metteur en scène Steven Spielberg.
Seul absent et pour cause patiemment attendu : le véleau.
[12 novembre 2017]