L’âge des proscris
ou
Le normal anormal versus l’anormal normal et vice-versa

Catégorie: Essais
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L’âge des pros­cris est celui où (presque) tout ce qu’a été la vie habi­tuelle de l’homme le long de l’histoire n’est d’un coup plus admis ou accep­té car incon­ve­nant, faux, dan­ge­reux, inadé­quat, illé­gal, abu­sif, mau­vais. À l’âge des pros­cris, deux hydres rivales hantent et s’entre-dévorent, pour abattre sur nous chaque jour leurs lam­beaux infects. D’une part, les vieilles idées pré­con­çues de base: le mépris, l’élitisme, le patriar­cat, la condes­cen­dance, le racisme. S’oppose la folie de la cor­rec­tion reli­gieuse, poli­tique, morale, sociale et iden­ti­taire par l’égalité sans bornes et à tout prix, par l’uniformité via l’écrasement – cri­tère unique et but évi­tant toute atteinte pos­sible à la per­sonne et à la com­mu­nau­té. Les inter­dits chassent les excès, assurent la sécu­ri­té, fixent le ter­rain de ce car­nage des­ti­né à défendre la socié­té civile et, par là, à éta­blir par­tout, nolens volens, le pro­grès et la démocratie. 

Atten­tion à ce rou­leau com­pres­seur et gare à toute hos­ti­li­té ou obs­tacle ! Voi­ci quelques exemples de choix par­mi tant d’autres.

Esklødë

Esklødë fut une bien pauvre et vieille pay­sanne, mi peau-rouge mi noire, juive, les­bienne, han­di­ca­pée et retar­dée, sala­riée d’un asile de fous, alcoo­lique, morte par over­dose. 1 Non. Archi-faux.

Esklødë fut un(e) person(ne) démuni(e) de res­sources maté­rielles et finan­cières, d’un âge avan­cé, venu(e) du sec­teur pri­maire, mi natif/ve américain(e) mi africain(e), qui fai­sait par­tie du peuple issu du royaume biblique d’Israël, éprou­vait un fort désir hor­mo­nal pour des êtres avec le même ensemble d’éléments cel­lu­laires qu’iel, qui révé­lait un cer­tain défi­cit phy­sique et dont l’état intel­lec­tuel obser­vé se situait en des­sous de la moyenne éta­blie, qui avait l’habitude d’absorber en grandes quan­ti­tés des liquides avec un dosage très éle­vé de molé­cules inflam­mables obte­nu de la dis­til­la­tion de divers(es) fruits et légumes, collaborateur/rice rémunéré(e) d’une ins­ti­tu­tion médi­co-sociale pour humains qui sont mar­qués par une série de désordres phy­sio­lo­giques ou psy­chiques pou­vant mener à des troubles du com­por­te­ment ou de l’esprit qui laissent sup­po­ser une alté­ra­tion patho­lo­gique des moyens men­taux, ayant ces­sé d’être en vie comme consé­quence de l’intoxication avec une/des substance(s) hallucinogène(s).2

Le/a lieu/e

L’opérateur/e aper­çut un/e sign/e que le/a chais/e était prêt/e. Le/a port/e s’ouvrit lais­sant deux assistant/es accom­pa­gner le/a person/ne qui n’opposait la moindr/e résistanc/e. Les yeux/es perdu/es, just/e si iel traî­nait un/e peu/e les pied/e/s. Arrivé/e/s devant l’instrument/e de mort/e, ielles s’arrêtèrent silencieux/ses, puis/e se tour­nèrent vers/e le/a paroi/e en ver/re derrièr/e, où étaient assis/es les contrôleurs/es de l’opération/e. Certain/e/s visag/e de marbr/e, d’autr/e/s mouchoir/e/s aux yeux/es. Un/e des assistant/e/s déchaî­na les pied/e/s du/de la person/ne. L’autr/e l’assit sur le/a sièg/e en bois/e et appuya son/sa poitrin/e contr/e le/a dossier/ère. Ensuit/e, les deux atta­chèrent les bras/es aux appui/e/s puis/e se mirent en repos/e. Un/e pasteur/e entra, livr/e en main/e, mais/e on le fit vit/e sor­tir. Un/e troisièm/e assistant/e, visag/e grav/e, s’avança en silenc/e depuis/e l’arrièr/e du/de la chais/e pour enfi­ler un/e cagoul/e sur le/a têt/e aton/e. Pour finir, les trois se reti­rèrent, fer­mant le/a port/e derrièr/e eux/es. Le/a rideau tom­ba en deçà du/de la paroi/e en verr/e et le/a lumièr/e s’éteignit dans le/a local/e d’application/e. Vinrent un long éclair/e intermittent/e qui illu­mi­na le/a rideau et un/e crépitement/e saccadé/e, fort/e pénibl/e, suivi/e/s d’un/e long/e paus/e où l’on ne put entendre qu’un/e succession/ne de sons/es étouffé/es, suivi/e du/de la rideau qui se leva len­te­ment lais­sant décou­vrir le/a lieu/e vid/e. Au centr/e il y avait toujours/e le/a mêm/e chais/e, vide, prêt/e pour le/a prochain/e séanc/e.

Kweoud­ji­ma

Depuis que la mémoire existe, la lignée de Kweoud­ji­ma Gwé à tou­jours été dému­nie. Faux ! N’est dému­ni que celui com­pa­ré au nan­ti. Une abeille n’est ni nan­tie ni dému­nie; elle n’est que l’égale de sa voi­sine, et toutes ne sont dému­nies que par rap­port à la reine, seule nan­tie. Encore que cela reste à débattre. Tel les Gwé. Jadis, un ancien (on ne tient ici de registre d’état civil) avait même ser­vi comme grand chef de cette tri­bu. Nus, tous ça chas­sait, culti­vait, cueillait, dan­sait, man­geait, priait, chan­tait, mour­rait. Puis, de l’au-delà des mers vinrent les grands hommes fer­rés. Et ils appor­tèrent des leurres, des babioles et de l’eau qui brûle. Et ils écor­chèrent les troncs, creu­sèrent la terre, fouillèrent les sources, cou­pèrent les bois, empor­tèrent des pierres colo­rées. Et pour finir ils empor­tèrent les familles, atta­chées. C’est ain­si qu’ils se retrou­vèrent dému­nis, c’est-à-dire misé­rables. Depuis arrière-arrière-arrière-grand-père et jusqu’à grand-père, qui s’est bat­tu pour que cela cesse. Et ça a ces­sé, sauf la misère qui s’était incrus­tée pen­dant des siècles. À l’échange ils ont gagné tou­ristes, tévé et Yoo­kos. Alors on voit qu’avec une thune par jour, mieux vaut être dému­ni, car en fait on n’a rien. Pour ça, le tou­riste se paye un cola à l’hôtel, tan­dis que ça gagne chez lui dix fois plus à cueillir des fraises et cent fois si t’es est bien plus malin. On sort alors tout son avoir, paye le guide, marche 1800 km, paye le pas­seur, prend avec 28 autres un canot à 15 qui se fait stop­per en pleine mer, on cha­vire et on se noie, car le quo­ta final est atteint.

Stuarte

D’une part fort de la nou­velle neu­tra­li­té des genres ins­tau­rée par la loi fœmme et de l’autre fort de cer­taines cartes bien jouées, Stuart a pu vite deve­nir la pre­mier mâle à se faire implan­ter avec suc­cès un appa­reil uro-géni­tal fémi­nin com­plet sans pour autant devoir dépo­ser son appa­reil uro-géni­tal mas­cu­lin, déjà com­plet. C’est par un tel exploit scien­ti­fique qu’iel put obte­nir le pri­vi­lège de copu­ler plé­niè­re­ment tant avec un femelle qu’avec une mâle, par­fois en simul­ta­né. La modi­fi­ca­tion étant pour­tant notable, au début Stuarte a quelque peu mélan­gé les dates et hop! iel s’est vu – au 7ème ciel – enceint. La gros­sesse fut tip-top. Neuf mois plus tard, la sage-homme veillant aux moindres soins de la ges­ta­tion lui mit au sein une sublime fille de sexe fémi­nin, au bon­heur de ses pères. Grâce à d’amples mamelles et à une bonne lac­ta­tion, un cer­tain temps Stuarte pu allai­ter la nour­ris­sonne à leur mutuelle satis­fac­tion. Tou­te­fois, au fil des semaines la source dimi­nua peu à peu, la bébé récla­mant tou­jours du lait véri­table. La mère-père dû ain­si être rem­pla­cée par la plus fécond nour­reur connu. Pour des mamelles, celle-ci avait en effet choi­si deux pis de vache à huit trayons au total lors de la greffe d’un appa­reil uro-géni­tal fémi­nin com­plet. Forte de cette source géné­reuse, la fille gran­dit en un jour comme d’autres en un mois, de sorte qu’au jalon d’une année de vie elle put déjà aller à l’école. La suite de his­toire ayant   été per­due, nous igno­rons hélas! si plus tard elle a sui­vi le modèle de son mère-père ou a bête­ment marié un gar­çon quelconque.

Fiod­da…

..est l’exemple par­fait de l’homme par­fai­te­ment moderne. Aînée d’une riche famille de l’Europe du Nord, à l’écouter déjà qu’elle s’est tôt ins­tal­lée au Tro­pique du Can­cer pour jouir d’un cli­mat agréable et d’un cadre de liber­té, plus près de la nature, de l’authenticité, de la vraie vie enfin. Inti­me­ment har­mo­ni­sée à son envi­ron­ne­ment, arri­vée au bel âge, mère accom­plie, la voi­ci pré­cep­trice de ses six enfants. Ses pré­ceptes sont simples, forts, sûrs et vrais. On s’habille lorsqu’on a froid. (Rare, au Tro­pique.) Et si on a froid, par exemple quand on brûle, on se couvre avec la peau d’un ani­mal, mort. Au besoin on se chauffe au bois. À pro­pos, on ne prend aucun médi­ca­ment, puisqu’on a la sève et les extraits des plantes. On boit l’eau de la source. On ne mange ni l’animal ni ses pro­duits, mais on uti­lise ses poils pour faire mille choses dans la mai­son et la vie de tous les jours. On ne touche pas aux piles, au verre, papier, métal, plas­tique, voi­ture, radio, inter­net, bref le tout élec­trique. On se déplace à pieds. Le soir, si besoin, on s’éclaire au feu de bois, mais dans la règle on s’endort dans des lits faits de paille et feuilles de pal­mier. Fi de vel­cro, kär­cher, cad­die, plexi­glas, klee­nex, téflon, on se fabrique le strict néces­saire à par­tir de ce que la terre veut bien nous offrir: glaise pour des pots, branches pour les outils, feuilles pour les habits, fientes pour l’engrais. Puisqu’on est en équi­libre idéal avec Mère Gæa, on ne la lèse d’aucune manière, on est empreinte car­bone zéro, voi­là donc pour­quoi le cli­mat nous dit: bra­vo et merci !

Yach­noul

En été, tout le vil­lage est dans la joie de la récolte: les femmes à cueillir le pavot et à cou­per les tiges, les hommes à fumer le nar­ghi­lé, séchant front et nuque, et les petits à jouer au ruis­seau scru­tés par leurs mères. L’école n’est pas encore là. En fait, il n’y en a même plus depuis le mis­sile per­du sur la cabane. Les jeunes sont par­tis, l’on ne sait trop où, relayés par l’unité de la force de paix alors que le bled n’a pas connu de conflit. Mau­dit mis­sile ! Les 150 baraques genre Star Wars se croient chez eux même si nul ne capte leur cha­ra­bia. Au moins ceux-là aiment l’industrie locale et ferment donc l’œil sur les reve­nus des gens. Et un jour c’est le tapage: un gros pickup avec mitrailleuse lourde freine en plein mar­ché, sui­vi par deux 4×4 et un bus rem­pli de gens et le toit d’antennes. Les véhi­cules se vident illi­co et en plein cha­hut, mal­gré le sac en jute jusqu’au genoux, on flaire Yach­noul, fier­té du vil­lage, cer­né par six balèzes mas­qués. Alors champs, huttes et ruis­seau se vident et – poings levés – ça se met à s’arracher les habits, à crier, se tirer les che­veux, tom­ber à terre, cou­rir. Et la force de paix qui ouvre un grand cercle autour, mouille au froc et fusils d’assaut en joue. Un gra­dé tente d’appeler au calme et crie des infos que per­sonne n’écoute. Une tête sor­tie de la foule agite quelque c… Une rafale part. Une autre. Pause. Les camé­ras tournent. Des hur­le­ments fusent. À 8000 km de là, aux news du soir on voit les adeptes d’un ter­ro­riste atta­quant la force de paix, qui s’est défen­du. Bilan: six morts dont une enfant de trois ans.

[6 février 2022]

  1. Résu­mé en 26 mots, soit 146 carac­tères sans espace
  2. Même résu­mé qu’au des­sus, mais en 156 mots et 876 carac­tères sans espaces, soit six fois plus.
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