Le temps ? Mais pourquoi faire ?

Catégorie: Essais
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«Alors Jésus lui dit: “En véri­té Je te le dis: Aujourd’hui même tu seras avec Moi au Paradis.”»

(Luc, 23,43)

Par­fois je me sur­prends regard per­du: soit sur notre chien éta­lé tel un cadavre à même le car­re­lage du salon, yeux fer­més; soit sur la cor­neille qui semble veiller solen­nel­le­ment et minu­tieu­se­ment sur nous, per­chée comme elle est en haut du sapin plan­té dans notre jar­din; soit sur le bal­let magique, conti­nu, ité­ra­tif, des micro-pois­sons colo­rés dans l’aquarium. Et là je ne parle même pas de mon pom­mier ché­ri qui fête­ra bien­tôt vingt sept ans d’âge.

À ses 14 ans, on dit que notre chien est cen­te­naire. S’il n’est pas occu­pé à qué­man­der, bouf­fer ou ins­pec­ter le jar­din entre autres pour se sou­la­ger, il peut res­ter de longues minutes immo­biles sur le cana­pé, devant la porte d’entrée, à côté de la che­mi­née, devant la porte du jar­din, ou sur l’autre cana­pé. Il ne dort pas, il est juste là. Et c’est un peu tout. Quand on revient à la mai­son, il montre inva­ria­ble­ment et ouver­te­ment sa joie. On peut s’absenter un mois entier comme sor­tir de la mai­son et ren­trer toutes les dix minutes: la joie du chien a été, est et sera tou­jours la même.

De longs moments immo­biles la cor­neille sur­veille en silence, seule la tête scrute à gauche et à droite. On dirait une sen­ti­nelle en minia­ture, sombre, sobre et vigi­lante, assi­gnée à son poste. Des voi­tures passent bruyam­ment, des motos pètent, la sirène de la police hurle: rien ne la per­turbe. Puis, bien des minutes plus tard, du coup elle s’envole. Pas qu’elle ait vu ou sen­ti un dan­ger – pas moi en tout cas – ou que durant son guet elle ait attra­pé des mouches pour les lâcher ensuite dans les gosiers béants de ses sup­po­sés pous­sins. Non, elle s’envole juste comme ça. Parce que.

Les pois­sons ? Puisqu’ils baignent depuis tou­jours dans le liquide de la vie, les pois­sons n’ont à rendre des comptes à per­sonne. Je crois que se suf­fi­sant à eux-mêmes, ils n’ont même pas besoin de s’exprimer, sauf excep­tion­nel­le­ment, par exemple quand ils meurent. Au contraire de notre chien apla­ti et de la cor­neille qui vole, ils remuent dans un même va-et-vient sans fin, à se deman­der quand et com­ment se reposent-ils pour refaire leurs forces, sinon il fau­drait conclure que dès l’origine et à notre insu, on est témoins d’un vrai per­pe­tuum mobile biologique.

Notre chien, la cor­neille, nos pois­sons, mon pom­mier, les gros cailloux de mon jar­din et la terre sur laquelle ils reposent, tout ce monde vivant ou inerte ne connait pas le temps. Le chien des Bas­ker­ville, les cor­neilles de l’époque de Cor­neille, les petits et gros pois­sons de Pie­ter Brue­gel l’Ancien, le pom­mier du Jar­din d’Eden, les gros cailloux des pyra­mides et la Terre entière ont été tou­jours les mêmes que tout ce qui nous entoure aujourd’hui. Peu importe que la Terre a tour­né sans arrêt et tourne sur elle même des mil­liards de fois et des mil­lions de fois autour du Soleil.

C’est bien l’homme qui s’est inven­té le temps. Pour lui même, à son propre et unique usage. Pour le meilleur comme pour le pire dirions-nous ? Peut-être ni l’un ni l’autre, mais plu­tôt parce que n’étant pas chien, pom­mier ou caillou et ayant inven­té des choses à faire et à défaire, l’homme s’est tôt ren­du compte qu’il lui man­quait un rythme et un plan d’action. Au lieu de plei­ne­ment se suf­fire – comme le reste de la Créa­tion – dans la simple essence de l’être pour être, empor­té par son agi­ta­tion inhé­rente l’homme a donc vite sai­si qu’il ne pou­vait pro­gres­ser sur la voie qu’il avait choi­sie sans un guide cen­sé l’ordonner dans ses gestes et desseins.

À par­tir de là, tout se dérou­la assez vite. Après quelques essais bal­bu­tiants et infruc­tueux pour défi­nir un rythme et des durées, il finit par se rendre à l’évidence que la suc­ces­sion rela­ti­ve­ment régu­lière de la lumière et de l’obscurité, ensuite de la cha­leur, de l’humidité, du froid et de la sèche­resse, parais­sait être le repère le plus fiable, même si guère par­fait. L’année sidé­rale était née; tout ce qui lui sui­vit – nano­se­condes, siècles, jours – ne fut que banale arith­mé­tique. Certes, comme chaque fois lorsqu’un sujet majeur est en jeu, il y eut des dis­putes sur quel sys­tème adop­ter, mais fina­le­ment tout le monde se mit plus ou moins d’accord.

La plu­part d’entre nous sommes encore aujourd’hui sou­mis à cette même inven­tion immé­mo­riale et notre des­cen­dance le sera aus­si. De guide, le temps s’est petit à petit mû en régu­la­teur, pour finir en dic­ta­teur. Ces peu nom­breux-là qui lui échappent de par leur propre volon­té, nous, la majo­ri­té, sommes ten­tés de les voir comme d’étranges parias vivant en dehors de ce monde que nous nous sommes d’ailleurs fabri­qué. En réa­li­té ils sont en dehors du temps. Moines, reclus, alter­na­tifs, ermites, libre-penseurs.

À fuir. Ou alors, fait plus rare, à obser­ver avec une admi­ra­tion mêlée d’incompréhension, incré­du­li­té et de per­plexi­té. Parce que pour eux – comme pour le chien, la cor­neille, les pois­sons, le pom­mier, les cailloux du jar­din, la terre sur laquelle ils reposent, et oppo­sé à nous autres avec nos mondes mul­ti-dimen­sion­nels – pour ces peu nom­breux-là donc, le monde, la vie, n’a (si l’on tient abso­lu­ment) qu’une dimen­sion, où il n’existe ni temps ni espace, l’autre arti­fice de l’homo faber. Mais si l’on veut être plus près de la véri­té, nous ver­rons que c’est un monde sans dimen­sion, si ce n’est celle qui mène à l’essence pri­maire du propre et unique moi.

D’un côté donc, pied à fond sur la pédale de l’accélérateur, on fait du mieux que l’on peut pour nous débrouiller à l’intérieur de cette construc­tion espace-temps que nous avons héri­tée mais qui nous sied si mal. Pas assez cepen­dant, puisque nous venons de décou­vrir com­ment mélan­ger espace et temps dans une sorte de mag­ma vir­tuel d’où je me demande comme on s’en sor­ti­ra. Alors que de l’autre côté, ces peu nom­breux-là montrent que la voie qui libère de la ter­rible sen­tence de Vir­gile 1 existe, et que pour l’emprunter il faut prendre la voie du chien, de la cor­neille et des autres: sor­tir du temps pour entrer dans l’aujourd’hui éternel.

*

P.S. Inutile de m’avertir: je sais bien que ces pen­sées n’ont pas inven­té l’eau chaude. Pour­tant, par­fois, on aime­rait le croire.

[21 avril 2019]

  1. Fugit inre­pa­ra­bile tem­pus”. (Publius Ver­gi­lius Maro, Geor­gi­ca, Liber III, 284)
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