« L’Europe cherche, avec raison, à se donner une politique et une monnaie communes, mais elle a surtout besoin d’une âme. »
(André Frossard, ‹ Le Monde de Jean-Paul II ›, Fayard, 1991)
Les États-Unis d’Europe, je n’y crois pas. Non pas que ce pays ne verra jamais le jour (dans ce monde, tout peut arriver, n’est-ce pas ?), mais que, s’il le voit, ce sera vraiment une bonne chose, durable et viable, une chose dont il conviendra d’être intimement et réellement fier. Et si je doute, c’est pour deux raisons.
La première est qu’en réalité le principe écrasant installé à la base de cette union est avant tout économique, très subsidiairement politique et stratégique. L’idée du grand et unique État européen naît au début de l’après-guerre et au lendemain du plan Marshall, en pleine guerre froide. À l’époque, on pouvait donc lui trouver un éventuel sens stratégique, disais-je, fondé sur l’expérience catastrophique de la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, il prit forme sous le nom de Communauté européenne du charbon et de l’acier (ceca) et ensuite de Communauté économique européenne (cee). Il faut reconnaître que les deux sont loin d’être métaphysiques. Mais peu à peu, l’affaire s’enlisa, même si l’effectif passa d’abord de cinq à douze, et ensuite à quinze pays. En réalité, l’on tournait drôlement en rond.
Jusqu’à ce désormais fameux 7 février 1992, quand tout repartit à Maastricht, bourgade hollandaise chic et paisible. Il est vrai que le Rideau de fer venait de tomber et que les États-Unis post-reaganiens montraient leurs biceps. Alors on se mit à rêver d’une monnaie unique, de la libre circulation des biens et des personnes, de plaques minéralogiques unifiées pour les véhicules, de l’encodage des aliments selon les directives de la cee, de normes industrielles communes, de la standardisation des systèmes de mesure, de la réciprocité des diplômes, d’une force armée unique et même – hardiesse suprême – de la mise à niveau des taxes. Rien que du culturel, quoi ! En effet, le Traité de Rome de 1957 stipule que « La Communauté a pour mission, par l’établissement d’un marché commun, d’une Union économique et monétaire et par la mise en œuvre des politiques ou des actions communes visées aux articles suivants, de promouvoir un développement harmonieux et équilibré des activités économiques dans l’ensemble de la Communauté, une croissance durable et non inflationniste respectant l’environnement, un haut degré de convergence des performances économiques, un niveau d’emploi et de protection sociale élevé, le relèvement du niveau et de la qualité de vie, la cohésion économique et sociale et la solidarité entre les États membres. » Étonnant ?
Bien sûr que non ! La culture ? Nul n’en souffla mot. Et, franchement, comment cela aurait-il été possible ? Car, lorsque je parle de culture, il me semble évident que je ne vise ni le poste de commissaire en charge de ce domaine, ni le commissariat qu’il dirige, ni les fonds y relatifs, ni les échanges ou les événements qui sont organisés afin de stimuler la connaissance mutuelle et le rapprochement entre cultures nécessairement distinctes. Non, je vise quelque chose de différent et de bien plus important.
Je vise tout ce que les pays (membres) ont de plus singulier, donc de plus intime, c’est-à-dire de plus précieux, tout ce que, volontairement ou non, ils traînent après eux dans la corbeille commune de l’union, et qui porte bien un nom : leur identité. Je trie : le Luxembourg – noble, richissime et polyglotte État-timbre ; l’Italie – immense passé, exubérance et insouciance chroniques, folle créativité ; l’Allemagne – un monolithe, en dessous la salle des machines, au-dessus la cathédrale du continent ; l’Espagne – fierté obscure ou obscurité fière (c’est selon !), grand passé aussi, grand avenir peut-être ; la Grèce – notre mère à tous, convertie à l’émigration car source désormais tarie ; la Grande-Bretagne – que j’allais oublier peut-être, car ce n’est que grâce à la poussée du Gulf Stream qu’elle reste tout de même attelée à l’Europe ; autrement, dans sa dérive, elle aurait depuis longtemps épousé l’ami américain.
Mais Grand Dieu ! qu’est-ce que ces pays peuvent avoir en commun ?! Au fait, je crois que les seuls deux éléments que tous les Européens (membres ou non de la ce, cee, eee, oecd et autres organismes) partagent sans réserve sont une terre commune et la fierté de la partager. Tout le reste est une très longue histoire faite de rivalités secrètes, de luttes ouvertes, d’âpres conquêtes, de lourdes défaites, de frustrations étouffées, d’ambitions larvées, d’alliances tordues, d’hégémonies passées et présentes. Pourtant, comme dans les plus grandes sagas, pendant des millénaires, c’est un tel creuset qu’il a fallu pour forger cette entité admirablement diverse intitulée la civilisation européenne.
Ainsi, un seul pays, ces… États-Unis d’Europe ? Oui, qui sait ? Mais alors certainement et seulement en nivelant toutes ces identités. Et, en fin de compte, pour obtenir quoi ? L’”homme européen” ? (Se régaler à ce propos avec ‹ L’Europe expliquée aux Européens › de Pierre Antilogus, Benoît du Peloux et Philippe Trétiack, Vents d’Ouest, 2000.) Mais cet ”homme européen”-là, avec les particularités que nous avons vues, se porte comme un charme depuis des lustres ! Un autre ”hommeeuropéen” donc ? Peut-être bien, mais alors j’ai envie de me référer à Malraux et dire que cet ”hommeeuropéen”-là sera culturellement trisomique ou ne sera pas.
L’autre raison – ou évidence – qui me fait douter de la viabilité de ces États-Unis d’Europe est que la formule d’organisation envisagée est la singerie contre-nature d’un système fédéraliste qui a fait ses preuves à bien des égards et des endroits, à la mention près que les circonstances respectives étaient totalement différentes.
Il y a quantité d’États fédéraux de par le monde. De ce que je sais, il y a l’Argentine, l’Australie, le Brésil, le Canada, les États-Unis d’Amérique, l’Inde, le Mexique, le Nigeria, le Pakistan ou encore la Russie. Dans beaucoup de cas ça fonctionne très bien, dans d’autres moins bien, pour toutes sortes de raisons ethniques, sociales, religieuses, politiques ou économiques. Néanmoins, dans aucun de ces cas les disparités entre les composantes du pays ne sont aussi structurelles, ni historiquement aussi enracinées, que dans celui d’un hypothétique pays nommé les États-Unis d’Europe. En revanche, si les États fédéraux sont ce qu’ils sont, je me demande pour quelle raison l’européanisme ne ferait pas recette ailleurs sur la Terre, dans une application à la sauce locale ? On sait que les régions offrant des conditions similaires ne manquent pas. Mais les pays concernés ont toujours eu la sagesse de limiter leurs ambitions à des alliances économiques ou stratégiques, et rien de plus. Le Commonwealth, l’ASEAN, la Ligue arabe, le Mercosur, l’Union africaine sont des exemples en ce sens.
Sérieusement, comment réunir en pratique et avantageusement sous un même chapiteau de vénérables petites monarchies (Belgique, Danemark, Luxembourg, Pays-Bas, Suède), un ancien grand empire protestant saxon devenu royaume (Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d’Irlande du Nord) et qui chapeaute des formations étatiques (Angleterre, Écosse, Pays de Galles, Irlande du Nord), un jeune et grand royaume catholique latin, autrefois immense empire, passé par la dictature républicaine (Espagne), des républiques avec de vieilles traditions monarchiques (Grèce, Italie, Portugal), une grande république ex-monarchie-phare (France), des possessions devenues républiques (Finlande, Irlande), une république bâtie sur les ruines d’un empire démembré (Autriche) et, pour couronner le tout, la seule république réellement fédérale (Allemagne) ?! La vue se brouille encore plus lorsqu’on pense aux aspirants : les pays orthodoxes, ex-vassaux communistes, ou alors ce pays fort, laïque et musulman à la fois, issu de l’Empire ottoman… Et que dire de l’ancienne patrie des tsars ?!…
À présent : les États-Unis d’Europe seront-ils un jour une monarchie ? Dans ce cas, laquelle des dynasties sera retenue et sur la base de quels critères les autres rois abdiqueront-ils ? Ou bien trouvera-t-on, ex nihilo, une nouvelle monarchie européenne, à la hauteur d’un Charlemagne, d’un Charles Quint ou d’un Bonaparte ? Au contraire, seront-ils – ces eue – une république, et tous les souverains renonceront-ils à leur trône respectif ? Si la création d’un parlement et d’un gouvernement uniques européens serait à la rigueur concevable et si – dans la foulée – l’on pouvait encore imaginer l’octroi des fonctions exécutives suprêmes (le président européen, le Premier ministre européen, le président du Conseil européen, le chancelier européen, etc.) à tour de rôle sur la base d’une certaine pratique collégiale, je crois en revanche que le choix de la capitale de l’Europe devrait poser quelques problèmes. Berlin ? Londres ? Madrid ? Paris ? Rome ? Et puis, pendant qu’on y est, pourquoi pas Bruxelles, Helsinki ou même Vienne, à moins que, pour calmer tout le monde, n’est-ce pas ?, on choisisse finalement Maastricht !
Oui, en effet, le Royaume des États-Unis d’Europe, monarchie constitutionnelle héréditaire, disposant – en vertu des principes de la diversité, de la décentralisation, du respect des petites entités et de l’égalité des chances – d’un Kaiser réélu tous les 10 ans au suffrage universel et abrité sur la plate-forme maritime de Sealand, d’un parlement bicaméral multiethnique basé à Maastricht, d’un quartier général de l’état-major de l’armée stratégiquement positionné sur le rocher de Gibraltar, d’une banque centrale installée au Liechtenstein et d’un cabinet agissant depuis Monaco : voilà une formule parfaite pour rassembler 400 millions d’ “hommeseuropéens“ dans le cadre d’une vraie offensive contre la suprématie économique japonaise et contre l’hégémonie politique américaine.
« L’Europe est trop grande pour être unie.
(Daniel Faucher, 1882-1970)
Mais elle est trop petite pour être divisée.
Son double destin est là. »
[2 octobre 2003]