L’inversité

Catégorie: Essais
Publié LE

L’humain est un cas tor­du, tou­jours en conflit avec lui-même.

Il cherche long­temps et obs­ti­né­ment à s’armer, non par une quel­conque crainte de l’ennemi, mais par besoin de sécu­ri­té pré­ven­tive. Lorsqu’après un gas­pillage insen­sé de moyens il finit par s’armer jusqu’au dents, il perd l’intérêt au com­bat. Ça le blase, puisqu’il est déjà trop armé et par consé­quent il se sent invin­cible. En fait, la confron­ta­tion avec quelqu’un net­te­ment moins bien pré­pa­ré ne pré­sente plus l’attrait requis et attendu.

Long­temps aus­si il s’efforce de s’assurer l’alimentation la plus exquise pos­sible : nour­ri­ture, bois­sons et tut­ti quan­ti. Ce n’est que lorsqu’enfin il se retrouve com­plè­te­ment immer­gé dans la plus abso­lue sur­abon­dance que brus­que­ment il se lasse et déchante. Il se met à rêver de sim­pli­ci­té, de retour aux sources même de la mère nature. En effet, la varié­té infi­nie des saveurs lui aura ennuyé le palais, la gour­man­dise et jusqu’à l’appétit.

Idem pour la richesse. Une vie entière il s’acharne à l’acquérir, d’abord pour atteindre la quié­tude maté­rielle, puis pour la conso­li­der et enfin pour s’assurer le confort de ne plus y pen­ser. Mais une fois l’objectif atteint, vient l’angoisse de perdre – dans l’ordre inverse – la paix de l’esprit, la paix tout court et pour finir le sta­tut. Et c’est là qu’il se met à lor­gner jalou­se­ment vers le dému­ni qui, lui, à part sa vie, n’a stric­te­ment rien à perdre.

C’en est pareil pour la ges­tion du temps. Tra­vailler plus est pour lui une cible à démo­lir. Tra­vailler le moins pos­sible afin de pou­voir dis­po­ser de temps pour soi-même et sans dimi­nuer les res­sources ? C’est un but à conqué­rir. Sauf qu’une fois acquis – à l’âge actif, pas à la retraite – le tré­sor du temps devient lourd à gar­der, sous le poids de sa propre per­sonne qui se retrouve tout à coup sans le fil conduc­teur tant et si long­temps honni.

Quid de sa propre san­té phy­sique et de celle men­tale. Alors jus­te­ment, comme puisque pour lui le tra­vail n’est pas la san­té, l’homme la cherche dans l’infini des com­pri­més, poudres, sérums, potions et autres sirops – sou­vent très chers – offerts par l’industrie. Cela au mépris de l’armada de ses propres gar­diens, minus­cules, fidèles, silen­cieux et gra­tuits qui veillent 24/7 sur son corps et son men­tal, et sont là pour les défendre.

La même loi des contraires règne sur les connais­sances et le Savoir. Une vie durant il s’échine à grim­per labo­rieu­se­ment l’escalier de la com­pré­hen­sion pour rem­plir le plus pos­sible son bagage de sagesse. Sauf que chaque marche gra­vie, à part de l’élever à une hau­teur qui lui per­met de voir encore plus loin, lui découvre la dis­tance sans cesse crois­sante qui le sépare de l’horizon et, par là, lui ouvre l’abysse béant de son ignorance.

Scé­na­rio iden­tique pour l’affection et son pinacle – l’amour. La quête y est effré­née, la soif inta­ris­sable, l’emportement par­fois vol­ca­nique, et ce dans les deux sens: aimer comme être aimé. On peut mou­rir par amour ou pour l’amour, comme on peut tuer ou se faire tuer. Quelle meilleure preuve alors ? Et pour­tant, une fois l’amour gagné, vie et temps l’érode et l’on se lasse devant le seuil de l’oubli, au point mort de l’indifférence.

*

En réa­li­té, le cœur de l’intérêt se trou­ve­rait ancré au fond de l’aspiration constante et farouche vers l’état ultime dans toutes choses de la vie: sécu­ri­té, gas­tro­no­mie, richesse, loi­sirs, san­té, savoir, amour. Par­mi bien d’autres. Elle serait à l’œuvre aus­si long­temps que dure l’ascension et que cet état n’aura pas encore été atteint. Ce conflit de tou­jours est donc là, et l’homme ne fait qu’appliquer la loi de son meilleur ami: il se mord la queue.

Les excep­tions ? Elles n’intéressent pas et ne s’y opposent pas.

[12 décembre 2021-23 jan­vier 2022]

Share
Tweet

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *