« Pour nous punir de notre paresse, il y a, outre nos insuccès, les succès des autres. »
(Jules Renard, ‹ Journal ›, 1925)
« La plupart des gens ne sont pas eux-mêmes. Leurs pensées sont les opinions de quelqu’un d’autre ; leurs vies – une mimique ; leurs passions – une citation. »
(Oscar Wilde, 1854 – 1900)
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Voyons à présent les catégories qui marchent réellement. La première est musicale, mais elle est nouvelle : c’est le rock. La seconde est nouvelle à 100 % : c’est le cinéma et sa petite sœur, la télévision. Il y a aussi la mode, sortie tout droit de l’artisanat. Mais la vraie, toute grande nouvelle venue, est cette occupation restée jusqu’à présent primitive ou secondaire : le sport. Enfin, l’unique domaine-clé traditionnel qui tourne est l’économie. À la fin du XXe et au début du XXIe siècle, c’est donc le monde économique, du sport, de la mode, du cinéma et du rock qui fournit les références.
Les critères ont donc soudainement basculé. Mais à l’opposé des domaines-clés dont ce fut le cas jusqu’à présent, les quatre derniers n’ont plus un caractère indispensable, une essentialité pérenne. À moins que – sait-on jamais ? – l’humanité ne se tourne résolument vers le sport, le spectacle ou la mode pour en faire les vertèbres d’une nouvelle colonne dorsale de la civilisation, ces domaines restent subsidiaires. En effet, encore aujourd’hui, l’individu et la communauté ne peuvent fuir la foi, et s’ils le font, comme c’est de plus en plus le cas, cela se ressent. Ils ne peuvent vivre hors la loi. Par nature, ils refusent d’ignorer les choses de l’esprit et de la matière. Sous peine d’anarchie, ils ne sauraient éviter l’autorité de droit et la gestion des affaires de la cité. Abandonner l’expression artistique est impensable. Comme la quête de nouveaux horizons. Quant à l’autorité de fait, s’ils peuvent s’en passer, c’est par orgueil qu’ils ne le font pas.
Jetons-y donc un coup d’œil de plus près en commençant par l’économie, qui assure la continuité.
De nombreux éléments rendent difficile tout parallèle pertinent entre des Andrew Carnegie ou Lee Iacocca et des Jean P. Getty ou Ted Turner. Il n’empêche ; leurs images peuvent être comparées. Les trajectoires des uns et des autres sont exemplaires. Partis de rien ou héritiers, passés ou présents, ces personnages, et bien d’autres, sont devenus de vrais noms, évoqués partout avec ce mélange de respect et de jalousie qui ne s’adresse qu’aux figures d’exception.
Mon but n’est pas d’éplucher ici chacun de ces phénomènes, avec ses hauts et ses bas, ses côtés brillants et sombres. Il existe pourtant une différence nette entre les modèles anciens et actuels (c’est là une façon de parler, car les différences sont nombreuses). Une fois leur dimension économique acquise, le renom des premiers fut bâti en bonne partie sur la base de l’activité déployée en dehors du secteur des affaires. C’est ce qui a permis de donner une autre envergure à leur image, sous une autre lumière.
Si le mécénat, les œuvres de charité ou les préoccupations culturelles étaient propres aux pionniers de l’ère industrielle, ce n’est plus tellement le cas des “moghols“ contemporains, comme les Américains aiment nommer les célébrités économiques du moment. Car jusqu’à preuve du contraire et en connaissance d’une présence importante dans l’humanitaire, ce n’est pas comme protecteur des arts et des lettres qu’on a pris l’habitude d’évoquer Bill Gates, mais comme celui qui a réussi à s’enrichir de manière ahurissante en filant à la planète entière un système informatique réputé défaillant, tout en parvenant à éviter le morcellement de son empire sous le coup de multiples plaintes pour concurrence déloyale.
Le cinéma est admis comme un art. Question n° 1 : pourquoi alors le dissocier de son domaine, l’art ? pour les besoins de cette dissertation ?! Réponse n° 1 : parce qu’il y a le cinéma-art et le cinéma-pop-corn. Question n°2 : mais il y a aussi la littérature-art et la littérature-hall-de-gare, la peinture-art et la peinture-panier-de-raisins, etc. Pourtant, la littérature et la peinture restent ici des références. Réponse n° 2 : c’est vrai, sauf que les modèles du monde de la littérature et de la peinture sont pourvus par la littérature-art et la peinture-art, tandis que la littérature-hall-de-gare et la peinture-panier-de-raisins restent heureusement confinées au rayon de seconde main. Ce n’est pas du tout le cas du cinéma-pop-corn.
On pourrait dire que le cinéma est encore trop jeune : cent ans à peine (plusieurs milliers pour le théâtre, la sculpture, l’architecture). C’est un faux débat : la capacité d’influence, la force d’évocation et la vigueur des arts ne s’amplifient pas avec les années. Ces attributs existent tout simplement, ils leur sont propres, et le temps ne fait que les affermir. Je doute que l’archétype de Vénus de Milo soit plus probant que celui du jeune rebelle créé par James Dean, même si tant de siècles les séparent.
Reconnaissons-le : cet art prend tout de suite du galon avec ‹ Le Cuirassé Potemkine › de Sergueï Eisenstein (1925), ‹ Le Général › de Buster Keaton (1926), ‹ Metropolis › de Fritz Lang (1927), ‹ Napoléon › d’Abel Gance (1927), ‹ Le Cirque › de Charlie Chaplin (1928), etc. L’impact inégalable de l’image en action, associée au son, a vite fait de forger la magie du cinéma, qu’on appela d’ailleurs à ses débuts “la lanterne magique“. Anticipation, réalité ou fiction, décors naturels ou artificiels, extérieurs ou en studio, effets et trucages, fond musical et, enfin, montage habile de l’ensemble, autant d’éléments qui ont mis en valeur l’acteur et, par là, qui ont permis au spectateur ému de s’identifier aux héros du grand écran comme jamais auparavant. Le star-system était né.
Le temps des devanciers – le bouffon, le saltimbanque, le forain, l’histrion – est désormais loin derrière. La page de l’amusement est tournée. Plus que n’importe quel autre domaine jusqu’alors, le cinéma se mue en véritable industrie de modèles, à travers le rêve, qui est son principal outil de travail. En Inde par exemple, où la production cinématographique dépasse celle d’Hollywood, le rôle du cinéma est fondamentalement social, car il offre à l’individu les moyens pour s’évader d’un contexte miséreux vers un espace idyllique fait d’amour et de beauté. En une seule génération, le métier troque ses haillons pour les lauriers. Nulle part ailleurs on ne trouve une telle densité de célébrités. […]
Ne quittons pas le cinéma sans nous arrêter un instant sur ses autres références : les animaux et les bandes dessinées. Leur rôle est immense, car ils alimentent l’imaginaire pur des enfants. Nous avons tous applaudi les prouesses de l’apathique Droopy aux dépens du loup cruel et stupide. Ce domaine est porteur et fécond, on le sait. De nos jours, il est dominé par les Digimon et les Power Rangers asiatiques. Toute la différence est là.
La mode occupe une place à part dans l’univers emblématique. Étymologiquement d’abord, la mode fournit de vrais modèles, au sens propre du mot, ensuite, à travers une certaine forme d’équité. Je veux dire que via les habits, qui constituent l’objet de son intérêt, le dessein de la mode est l’élégance, sœur de la beauté.1 La voir s’adjuger enfin une position à la hauteur de son importance ne serait donc que justice. Enfin, la singularité actuelle de la mode tient également au fait qu’elle se décline surtout au féminin, même si quelques signes annoncent l’essor des canons masculins en la matière.
Vu sous cet angle, je remarque encore que les valeurs véhiculées par la mode sont uniquement plastiques. Bien sûr, il y a là aussi la grâce, de même que la certitude d’une nature foncièrement positive de la personne. On n’oserait en effet imaginer une top-modèle prodiguant ses charmes tout en étant poursuivie pour extorsion, recel ou cambriolage. Mais ces vertus sont – hélas ! – mineures. À suivre les défilés de mode ou l’élection de telle Miss Pays, on ne regrette jamais assez de ne pas avoir éteint le poste avant que la première demoiselle n’ait ouvert la bouche. Ainsi sont faites les choses : la beauté de l’esprit est ailleurs.
Et c’est justement là que le bât blesse. Chez les anciens, la beauté était (ou n’était que, c’est selon) un composant de la plénitude, de la perfection. La beauté de Nike de Samothrace coupe le souffle. Mais la statue de la déesse est décapitée. Paradoxe ? Non. Sa beauté a dépassé la matière qui lui donne corps. Elle est dans l’harmonie du tout. La déesse Athéna était la quintessence et de la beauté, et de la bonté, et de la grandeur, et de la sagesse. Voilà un mythe. Juliette était extrêmement jeune, belle, candide et fidèle. Voilà une légende. Comment se rangent à ces critères les standards plastiques actuels ? Par la seule beauté. Vide. Et pendant que leur message visuel fait le tour du monde, ce qu’il distribue c’est uniquement la beauté. Forcément vide aussi. Alors : éternelle, la beauté ? Certainement. Il ne reste qu’à établir laquelle de ces deux-là.
Avec le rock, on attaque le côté sérieux des choses. À moins de refus délibérés ou d’interdictions parentales précises, je ne crois pas que depuis la fin de la guerre beaucoup de jeunes aient échappé à ce raz-de-marée. Dans les années ’40, ils rentraient au pays en chantonnant ‹ Swinging on a Star › de Bing Crosby. Dans les années ‘50, ils draguaient en fredonnant ‹ I’m just a gigolo › de Louis Prima. Dans les années ‘60, ils rêvaient d’Amérique aux sons de ‹ San Francisco › de Scott McKenzie. Dans les années ‘70, ils traînaient leurs tongs, leurs barbes et leurs cheveux longs sur fond de ‹ Je t’aime… moi non plus › de Serge Gainsbourg. Dans les années ‘80, ils s’excitaient pour ‹ Thriller › de Michael Jackson. Dans les années ‘90, pour ‹ Baby one more time › de Britney Spears. À présent, ils deviennent fous en écoutant ‹ Cleaning up my closet › d’Eminem. Tout le monde est passé par là.
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[2 octobre 2003]