Papa, dessine-moi une Suisse! (1/2)

Catégorie: Essais

Les Alpes, on ne les voit point depuis le rez-de-chaus­sée, et à vrai dire pas beau­coup plus depuis le pre­mier étage de la mai­son que ma famille a occu­pé 28 ans durant sur les hauts de Lau­sanne. En revanche, depuis le deuxième si, et encore bien, et on voit même un bout de ce cher lac Léman. Il faut savoir que le rideau d’arbres qui embrasse notre jar­din fait bar­rage, comme le mur de paix qui y règne, per­cé seule­ment par les trilles des oiseaux moqueurs.

Au fait, les Alpes, le Mont Blanc, le lac Léman, ce sont des sté­réo­types de l’imaginaire col­lec­tif, tels les criques écos­sais, le Fuji ou le Nil. Parce qu’il y a tant à se réga­ler en deçà, autour et au-delà ! Tiens, lors de ma pre­mière année d’université, un des sujets fut l’étude d’une mai­son pour un pho­to­graphe sur un site réel domi­nant les envi­rons. Dans leurs concepts, les étu­diants choi­sirent par ins­tinct comme direc­tion de vue le lac Léman et sa toile de fond alpine, peut-être aus­si célèbre que le sky­line de New-York. Alors le pro­fes­seur dit : ‘Bien. C’est un objec­tif qui vaut l’attention. Mais pen­sez aus­si qu’à 2o km de dis­tance, c’est uni­que­ment un décor. Ça l’a été et ça le res­te­ra à jamais. Alors qu’à quelques pas autour de votre pro­jet il y a ce beau jar­din avec ses superbes arbres que l’on peut vivre en plein chaque jour à lon­gueur d’année : le prin­temps lorsque fré­missent les perce-neige et l’été quand vrom­bissent les bour­dons, sans oublier le spec­tacle impres­sion­niste de l’automne et le blanc tenace de l’hiver.’

Cela m’a mar­qué, la preuve est que je m’en sou­viens encore comme si c’était hier. Et ces paroles me reviennent presque chaque fois que mon regard balaye l’allée de gra­vier, ou qu’en pous­sant la ton­deuse à gazon – pas assez sou­vent qu’il le fau­drait – je me demande com­bien de four­mis, de mou­che­rons et autres micro insectes je suis en train de tuer invo­lon­tai­re­ment sous mes pas de géant. Je m’en sou­viens aus­si dans la dou­ceur de cette fin d’après-midi, à mes côtés mon fils hap­pé par l’œuvre que tout enfant a des­si­né pas­sion­né­ment un jour : son uni­vers à lui.

Je jette un coup d’œil fur­tif, his­toire de ne pas cas­ser la magie du moment et je découvre tout en haut un soleil énorme et furieux, pro­ba­ble­ment le résul­tat sub­cons­cient d’un manque ren­du obses­sif par ce cli­mat dura­ble­ment capri­cieux qui nous agace. Puis des oiseaux, petits, grands, plein d’oiseaux, sans doute ceux qui nous concertent du matin au soir, si ce ne sont alors des mouches, celles qui gâchent tant nos repas dehors, la repré­sen­ta­tion est ambi­guë. En des­sous je devine notre chienne Lulu, car nous n’élevons ni che­vaux ni zèbres. Et pour lui, elle est vrai­ment mas­sive, la chienne, même si ce n’est qu’une bâtarde moyenne, et sûre­ment qu’elle est cali­brée selon l’affection qu’il lui porte. Suivent deux-trois petits sapins (rouges !), un peu de gazon par ci, ma voi­ture par là, plus petite que Lulu et qu’on dirait plu­tôt une brouette. Un zeste de ciel bleu. Maman, grand-mère et moi, nous sommes là aus­si, tous – hélas ! – des nains de jar­din. À l’instant il achève la moto Lego reçue pour Noël, trois fois la taille de ma voi­ture. Au fond, il y a encore la mai­son : une fenêtre, une porte. Ça suf­fit et je sais bien pour­quoi : bâtir n’est pas son fort. 

Je le regarde avec une infi­nie ten­dresse et tout en essayant de ne pas frei­ner son élan expres­sif, lui fait remar­quer habi­le­ment qu’il a omis cer­taines choses impor­tantes. Contra­rié, il ronge son crayon vio­let qui avait don­né nais­sance à la chienne. « Quoi ? » « Réflé­chis bien. » Mais à son âge, la pétu­lance est reine, donc je lui concède en sou­riant : « Et les fram­boises du pota­ger alors ?! » Il rit vite, un brin gêné, et s’y remet tout de suite mais… s’arrête aus­si­tôt : « Papa, c’est com­ment les fram­boises ? » ˝Quelle mau­vaise idée˝, me dis-je. En effet, on est en sep­tembre et les fram­boises sont loin der­rière, autre­ment je l’aurais invi­té à cueillir quelques unes comme modèle. Puisqu’on me dit rela­ti­ve­ment doué au des­sin, j’essaye de répa­rer ce déca­lage sai­son­nier par une repré­sen­ta­tion gra­phique qui res­semble mal­heu­reu­se­ment plus à une grappe de rai­sins, mais bon, il est satis­fait et c’est ce qui compte. Sur ce, je retourne à mes affaires. Peu après il finit le tra­vail et me bran­dit son des­sin avec l’air du chef de guerre vic­to­rieux. À part une sorte de pis­cine (inexis­tante) et quelques fio­ri­tures, oh stu­peur !, sur notre mai­son flotte le dra­peau de la Croix Rouge.

« C’est bien, c’est bien… mais qu’est ce que c’est que ça ? » je lui demande et lui montre la fameuse ban­nière blanche. Les yeux plient, et d’un air luron je reçois la réponse, évi­dente : « Mais quoi, papa ?! le dra­peau suisse ! » (˝Oh-là, drôle d’embarras main­te­nant, que dois-je faire ? Sim­ple­ment lui en mon­trer un de bien cor­rect ? Lui en des­si­ner un moi-même ? Lui expli­quer les com­ment et les pour­quoi ? Et par quel che­mi­ne­ment men­tal a-t-il pu faire sor­tir de son mini cer­veau le sym­bole de cette ONG, certes si fameuse, mais bon, tout de même…˝). Les secondes passent et il se tient là devant moi, sus­pen­du à ma vali­da­tion, même que pour lui et dans le cas pré­sent, cela revien­drait à une for­ma­li­té tant il est sûr de son desi­gn. Pour­tant, à cet âge-là et par nature, les enfants ont un besoin irré­pres­sible de consé­cra­tion qu’ils n’acceptent que de la part des adultes, papa-maman en tête. Sur ce, la jubi­la­tion s’aplatit sur son visage. Cela me devient inte­nable et sans plus tar­der je me dois d’agir.

« Écoute… com­ment dire ?» Ses petites mains baissent pour poser le des­sin sur la table et ses yeux collent à mes lèvres. «Ce que t’as fait là est très bien… » (infime ric­tus de sou­la­ge­ment) « mais… » (infime ric­tus d’abattement) « c’est à dire… vois-tu ? en fait ton des­sin est très beau et il est aus­si très com­pli­qué » (voyant que le soleil tend à se lever, je souffle un peu, encore que le mot qui aurait conve­nu et que j’avais rem­pla­cé après les cinq pre­mières lettres était ´com­plEXE´, car je ris­quais là le peu de marge que j’avais dans l’exposé qui me guet­tait sur un thème déjà pas simple).  J’enchaîne donc : « Tu as très bien des­si­né toutes ces choses qui sont ici, enfin, les prin­ci­pales choses » (le visage fleu­rit) « mais tiens ! la four­rure de Lulu n’est pas mauve, elle est noire » (petit sou­rire: il le sait bien, le crayon noir est presqu’à bout, mais bon, il sait aus­si qu’on le lui passe, Lulu aus­si) « le reste tu l’as très bien des­si­né et… » (exclu de trom­per sa vigi­lance : il attend le moment où je vais tuer ce “mais”) « … ce dra­peau suisse… en fait c’est une croix blanche sur fond rouge, c’est l’inverse de ce que t’as fait, mais c’est pas grave» (chose confir­mée par sa gri­mace genre ˝Ah, si c’est que ça…˝). Et alors qu’en me retour­nant je croyais l’avoir échap­pé belle, j’entends : « Papa, des­sine-moi une Suisse !… »

(˝Hyper­lu­ber­lan­dox ! Goulp ! Que fais-je ?! Trop beaux sont les draps, c’est pour ça que j’y suis en plein dedans. Voyons si je vaux quelque chose.˝) Je prends donc ma pose docte, je roule les yeux côté ciel et j’articule d’un ton grave : « Ce que tu demandes est très dif­fi­cile, mais j’essayerai de faire encore mieux… » (le visage refleu­rit) « …j’essayerai de te faire rêver d’une Suisse ! » (le soleil est au zénith).

*

« Un dra­peau est le sym­bole d’un pays, et ce dra­peau-là, que tu viens de me mon­trer, c’est le sym­bole de la Suisse. Un sym­bole est quelque chose de très, très spé­cial. Par exemple quand tu veux des­si­ner l’amour, admet­tons que tu veux des­si­ner maman et papa qui s’aiment, tu des­sines papa et maman et entre les deux tu des­sines un cœur rouge, mais ce cœur-là, ce n’est ni celui de papa, ni celui de maman, puisque per­sonne ne peut vivre sans son cœur dedans. Donc ce cœur, que tu des­sines entre nous deux, repré­sente l’amour. C’est le sym­bole de l’amour. Bien sûr, ce n’est juste qu’un sym­bole des­si­né, mais il est très-très impor­tant. Parce que l’amour aus­si est très impor­tant. Eh bien, un dra­peau c’est aus­si très impor­tant, puisqu’il repré­sente tout un pays, il est son sym­bole. Et un pays c’est aus­si quelque chose de très impor­tant. Par exemple, pour toi la Suisse est quelque chose de très impor­tant parce que c’est déjà le lieu et le pays où tu es né il y a de ça sept ans. Mais ce pays, la Suisse, il est impor­tant pour tant de gar­çons et de filles qui sont né(e)s ici, et si tu veux tout savoir, il est impor­tant pour bien plus de rai­sons que le simple fait de naître ici.

As-tu comp­té com­bien de fois il a uti­li­sé papa le mot ´impor­tant´ ? Eh bien, ce n’est pas un hasard : Lulu, le pays, l’amour, le dra­peau, maman, papa, ce sont – toutes – des choses impor­tantes. Impor­tant c’est ce qui compte pour toi, ou pour quelqu’un d’autre, nos voi­sins par exemple, ou pour les gens de cette ville, ou alors pour tout un pays, la Suisse ou un autre. C’est ce que tu aimes, ou tu pré­fères, toi ou quelqu’un d’autre, ou plu­sieurs per­sonnes à la fois. Et comme tu sais, cha­cun est unique, donc dif­fé­rent d’un autre, alors la plu­part du temps ce qui est impor­tant pour toi ne le sera peut-être pas pour ton voi­sin. Prends Lulu : elle est très impor­tante pour toi, mais pas tel­le­ment pour ton voi­sin. Pour lui, c’est son chat Löschat qui compte. Et ain­si de suite. Main­te­nant autre chose : le lac. Nous l’aimons pro­ba­ble­ment tous, je veux dire la plu­part de ceux qui habi­tons dans cette ville. Mais tous les autres, qui ne font que nous rendre visite, les tou­ristes, les voya­geurs, les gens de pas­sage, il y en a beau­coup qui l’aiment aus­si. On ne sait pas trop pour­quoi toutes ces per­sonnes aiment cette grande flaque d’eau, mais c’est ain­si. Et plein d’autres autour du monde qui habitent près d’un lac, aiment bien aus­si le leur. Et les tou­ristes qui vont par là-bas éga­le­ment. Attends : il y encore plus drôle. Quand nous nous ren­dons en vacances au bord de la mer, qu’est-ce que nous l’aimons, cette mer !!! Pas vrai ? Pour­tant c’est tou­jours une flaque d’eau, sauf que mille fois plus grande que notre petit lac, hein ? Pense alors ce que les habi­tants de ces pays-là doivent aimer leurs mers. Et nous, qu’est-ce qu’on fait quand on retourne de ces vacances-là ? On crie à tout va ‘Rasez-moi ces Alpes, qu’on voit la mer !’ Voi­là donc de quoi on pour­rait être capables, alors qu’il y a tant de gens par­tout dans le monde qui sont fous de nos mon­tagnes. Nous compris !

Tout ça veut dire deux choses : d’abord que cha­cun de nous décide de ce qui est impor­tant pour lui et ensuite qu’il arrive sou­vent à une même chose d’être impor­tante pour tant de gens qui ne se connaissent même pas. C’est aus­si le cas du dra­peau d’un pays et du pays lui-même. Par exemple la Suisse. À pré­sent je suis cer­tain que tu te demandes – à juste titre d’ailleurs – pour­quoi ce pays est-il si impor­tant, aus­si bien pour les habi­tants d’ici que pour plein d’autres. Arri­vés en ce point, il est clair qu’en t’expliquant ces choses assez com­pli­quées, ce sera selon ma façon de les voir. Je te des­si­ne­rai donc et te ferai rêver d’une cer­taine Suisse, ma Suisse à moi. Si je dis cela, c’est parce qu’à coup sûr, un jour ou un autre, tu enten­dras ou tu liras d’autres his­toires sur ce pays, de la part d’autres per­sonnes, et la plu­part de ces his­toires seront sans doute assez dif­fé­rentes de celle que je te racon­te­rai à pré­sent. Et ça mon gar­çon, il serait bon que tu le saches déjà. »

*

« Chaque jour le Suisse (et, bien sûr et au même titre, la Suis­sesse, la forme mas­cu­line étant ici uti­li­sée uni­que­ment par sou­ci de com­mo­di­té et de flui­di­té) se rend à son tra­vail comme nos aïeuls pre­naient le che­min de l’église dimanche de bonne heure : cal­me­ment, sobre­ment, rigou­reu­se­ment, reli­gieu­se­ment. Le tra­vail lui est au-delà du besoin, de l’envie, de l’argent, de la car­rière, encore que ce sont là des élé­ments essen­tiels de la vie. Il est logé dans sa nature. Il est même au-delà du pseu­do-dilemme ‘tra­vailler pour vivre ou vivre pour tra­vailler ?’ De bon gré, le Suisse fait une toute autre lec­ture de l’épouvantable slo­gan nazi. Pour lui, c’est car­ré­ment ‘Arbeit bringt Glück’.  Le tra­vail est au rayon de l’évidence. À le voir au tra­vail, on dirait qu’il y est né pour. […]

[11 sep­tembre 2018]

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