« Un homme va au Savoir comme il part pour la guerre.
Bien réveillé, avec de la peur, du respect et une assurance absolue. »
(Carlos Castaneda, 1925 – 1998)
À vol d’oiseau, le savoir se vulgarise. Il est le fruit toujours plus de la curiosité et toujours moins de la soif d’apprendre, du désir de se sublimer par l’initiation. Ce savoir-là est à présent au bout d’un seul clic. Les cénacles ont disparu. En Occident, n’importe qui sait aujourd’hui presque rien sur à peu près tout. Si dans le monde des foyers de réflexion demeurent, ce n’est pas au mont Athos qu’on va volontiers s’y abreuver. Pour cela il y a une foule de substituts : colloques, séminaires, clubs, symposiums, congrès, stages, cercles, forums, téléconférences, thérapies collectives, sans oublier le chat. Les temps sont au savoir partagé. Peu importe ce savoir, qui le reçoit et qu’est-ce qu’on en fait. Les temps sont aussi à la spontanéité. Des groupes volatils de réflexion se font et se défont au gré des situations. Le temps du sage est passé, comme, forcément, celui du disciple. Le cas de Jiddu Krishnamurti est isolé, et il n’y aura vraisemblablement plus un autre Aristote.
L’accès au savoir se généralise aussi, s’accélère et se simplifie. Une aire de plus en plus vaste se laisse découvrir, tandis qu’il est possible de sonder de plus en plus facilement les profondeurs de l’histoire. Depuis l’invention de l’imprimerie, le saut de l’homme vers la connaissance n’a jamais été si vertigineux. Du temps de Gutenberg, il fut linéaire. De nos jours, grâce à Internet, aux télécoms et aux moyens de transport, il est fulgurant. J’imagine l’enthousiasme d’un Ulysse, d’un Marco Polo ou d’un David Livingstone si, de leurs temps respectifs, pour les besoins de leurs voyages, ils avaient pu avoir recours au GPS et s’ils avaient pu recevoir des réactions à leurs découvertes en direct via GPRS.
Mais tous ces avantages, ces gains formidables, sont mal gérés, mal apprivoisés, mal utilisés.
À l’heure actuelle, il semblerait que dans le pays technologiquement le plus avancé du monde « quarante-quatre millions de personnes ne savent pratiquement pas lire, et près de deux cents millions savent lire, mais ne lisent probablement jamais ».1 Si c’est vrai, il s’agit de 87 % de la population du pays, enfants de moins de 7 ans compris, ce que je trouve un peu exagéré, mais vrais ou pas, ces propos ont la qualité de souligner un autre aspect, beaucoup plus important : savoir et connaissances ne se confondent pas. Au contraire, leurs cheminements, leurs natures et leurs attributs sont bien distincts. Intéressant : c’est une distinction d’une nature similaire que Vladimir Volkoff observe entre les notions de royauté et de monarchie.2
La première notion est totalement indépendante de l’outillage disponible. Unique, elle dépend en revanche d’un acquis certain, stable et d’un certain niveau. Elle s’obtient, mais seulement en allant la chercher avec ténacité, sincérité et – surtout – humilité. Et rien n’est moins sûr que de l’obtenir, car elle se mérite. La plupart du temps, cette quête est solitaire. En général, elle passe par l’écoute du maître, la méditation, la contemplation, mais aussi par la lecture. L’écoulement du temps n’a pas grande influence sur celui qui s’y soumet. Souvent, elle n’aboutit pas, ce qui veut dire que, du moins en principe, elle est réservée à quelques-uns.
La deuxième notion dépend des moyens mis en œuvre. Multiple, elle ne se fait pas trop de bile pour sa propre substance et pour la constance de ce qu’elle véhicule. L’incertitude fait partie de sa nature. Avec elle, tout peut être remis en cause. Ainsi, ce qu’elle dispense, c’est plutôt un ordonnancement mental. Bon ou mauvais, à prendre ou à laisser. C’est ce que fait l’école. L’exercice est impératif dans ce secteur. Apprendre n’est pas comprendre, et comme la performance joue un rôle essentiel, tous les procédés sont bons – audiovisuels, pédagogiques, ludiques, etc. Ce qui signifie qu’elle s’adresse à la multitude.
Les rapports entre les deux ne sont pas évidents. Celui qui aura accédé au savoir sera peut-être dans l’ignorance la plus totale sur une quantité de choses constituant le b.a.-ba de la culture générale pour celui qui aura appris beaucoup de connaissances dans un domaine précis, et à plus forte raison dans plusieurs domaines des plus divers. Inversement, celui qui aura appris un certain nombre de choses n’aura peut-être pas la moindre idée de la distance qui le sépare du vrai savoir. Mais aussi, peut-être que toutes ces connaissances ne sont que des broutilles aux yeux du sage. De même que, pour le spécialiste ou le généraliste, la possession des connaissances ne fournit certes pas un visa pour le savoir.
Sous cette lumière, l’histoire du devenir de l’homme se relativise. Tout comme les critères de jugement sur l’état de réveil et le degré d’élévation d’une société quelconque. Lorsqu’on distingue entre ces deux parcours – c’est-à-dire quand on sépare la voie verticale du savoir (vers le soi intérieur et vers l’absolu extérieur) et la marche horizontale en avant des connaissances (vers l’acquisition, le stockage et l’exploitation de données diverses) -, les conclusions sont surprenantes. À partir de là, pour prendre deux exemples que presque tout oppose (les États-Unis et l’Inde), peu importe que, théoriquement, le rapport des taux d’alphabétisation et celui des taux de scolarisation soit d’environ 2 pour 1.3 Peu importe aussi que les rapports des nombres de postes de télévision et de connexions Internet soient de 13 pour 1 et respectivement de 60 pour 1.4 En réalité, la quête du Savoir sur la voie de la sublimation n’a cure de ces paramètres statistiques.
Dieu merci !
[24 novembre 2003]
- C’est l’Américain Michael Moore qui le dit dans ‹ Mike contre-attaque ! Bienvenue aux États Stupides d’Amérique ›, La Découverte, Paris, 2002.
- ‹ Du Roi›, Julliard/L’Âge d’Homme, 1987.
- ‹ Annuaire économique géopolitique mondial ›, La Découverte, 2002.
- cia.gov/cia/publications/factbook/index.html.